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EDWARD ABBEY : AMI DE LA TERRE.

Mister Natural, by Robert Crumb

Hippie, freak, beatnik, éco guerrier ? Edward Abbey est un peu de tout ça mais il est surtout un remarquable écrivain doublé d’un puits de science et d’un grand philosophe. Mort en 1989 à 62 ans, il nous a laissé, au milieu d’autres écrits souvent à ranger dans le genre « Nature Writing », deux livres hilarants et très politiques : Le gang de la clé à molette (paru en 1975 aux États-Unis), et Le retour du gang de la clef à molette – en1990, soit un an après sa mort. Les deux livres sont sortis en France en 2006 et 2007, tous deux chez Gallmeister. Abbey avait souhaité être enterré dans le désert et ce fut fait, personne ne sachant exactement où il repose.

Les auteurs du genre qu’on appelle Nature writing m’ont toujours un peu ennuyé. On a l’impression, à lire beaucoup d’entre eux, de parcourir un manuel de botanique, ou de zoologie, autant de sciences pour lesquelles ma curiosité a toujours été limitée. Je fais une exception notable pour Abbey – héritier spirituel de Thoreau ou de Whitman – qui fait vivre les arbustes, les déserts, les montagnes, la roche, les reptiles et les insectes ; englobant le tout dans une poésie en prose tellurique et sensuelle. Un chant du monde.

Un ami, un amoureux de la terre, méfiant devant les humains, leur nombre, leur bêtise et les dommages qu’ils infligent à la nature à travers la technologie et sous couvert de progrès technique.

Abbey se dit carrément misanthrope, ayant passé sa vie à rechercher la solitude des déserts, rétif au monde moderne et à toutes relations superficielles. Il vénère les luddites anglais, anciens artisans devenus ouvriers de l’industrie textile qui cassaient leurs machines lors de la première révolution industrielle. Inconsolables de leur savoir faire perdu et de leur aliénation dans des bagnes industriels. Des éco guerriers, déjà ?

On pourrait aussi le ranger, pour aller vite, avec les Ellul, Gorz ou Illich ; critiques de la technique et de la croissance. Abbey a longtemps été controversé dans les milieux intellectuels américains pour ce qu’on a pu qualifier d’anti-humanisme (il était aussi critique vis à vis des politiques d’immigration au nom de la lutte contre la surpopulation et pour le port d’armes sous prétexte de respect des libertés individuelles). Personne n’est parfait. Pour lui, et c’est un leitmotiv de ses livres, la population ne saurait croître indéfiniment dans un monde physique fini aux ressources limitées, à moins d’aggraver le saccage écologique en cours.

Mais revenons à ces deux livres. Le premier met en scène les trois mousquetaires. À savoir Doc Sarvis, cardiologue qui deviendra pédiatre, un sage, philosophe, scientifique et érudit, on reconnaît à travers lui la voix de Abbey ; Bonnie Abbzug, sorte de pin-up campagnarde qui deviendra la compagne du Doc et la mère de Reuben (leur fils), et Seldom Smith, aventurier et mormon défroqué qui n’aura gardé de sa religion que la polygamie (il a trois épouses). Comme les mousquetaires, ils sont quatre, avec George Hayduke, un desperado éco terroriste alcoolique et mal embouché, mais prêt à tout pour combattre l’empire et ses valets. Pour être complet, il y a aussi ce cavalier fantôme – «black rider » – sorte de deus ex machina mystérieux tout droit sorti de la mythologie western et n’intervenant que dans les situations les plus critiques. Leur ange gardien, en fait.

Dans le second, ça se gâte. La multinationale a mis au point un monstre de métal baptisé Goliath GEM pour extraire de l’uranium dans le canyon. Hayducke a été laissé pour mort dans le livre précédent et il ressuscite le gang, les trois mousquetaires qui coulaient des jours tranquilles à Salt Lake City, se croyant rangés des voitures. Hayduke et le Black Rider qui n’hésitent pas à reprendre les hostilités, allant jusqu’à affronter la machine dans une lutte à mort (il y aura d’ailleurs un mort dans la bataille) où les Freak Brothers se sont transformés en farouches guerriers écolos, sans perdre leur humour et leur profonde humanité. Le chapitre portant sur un rassemblement de toutes les tribus écologistes à l’occasion d’un événement organisé par Earth First, une association fictive, est à cet égard réussi, des plus hilarants. Où l’on voit les chapelles se déchirer, les anathèmes se lancer et les troupes se diviser pour des broutilles idéologiques. Tout le monde finit par se traiter de fasciste. Abbey connaît la nature humaine et le petit jeu malsain des différences narcissiques.

On ne rigole plus sur le plan de la lutte, mais on rigole toujours autant côté lecteur. Qu’on se rassure, tout finira pour le mieux et nos valeureux activistes pourront encore, pour un temps, tenir l’industrie extractiviste à distance en prenant le contrôle des machines ou en les sabotant, selon les stratégies déployées.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, derrière la gaudriole et la farce, on a ici une œuvre très politique. Pour Abbey, le militantisme comme l’activisme doivent s’exercer dans la joie, pour autant qu’un militant triste est un triste militant. S’il respecte infiniment la nature et la terre, Abbey n’a qu’ironie pour les humains, pas de mépris, et s’il brocarde les institutions, les multinationales et les affairistes, il n’épargne pas non plus, dans l’autre camp, les fanatiques, les intolérants, les intégristes et les puristes de tous bords.

C’est avant tout un contemplatif, et ses raids dans le désert l’attestent. Un sceptique qui désespère de l’humain tout en ayant à cœur de sauver quelques spécimen du marasme. Un vrai humaniste au fond, dont la lucidité n’épuise pas la bonté. Et un immense écrivain, on l’a dit.

Repose en paix, Abbey, dans le désert du Sonora, dans celui des Mojaves ou du Colorado. Partout où l’homme et la nature ne font plus qu’un, pour l’éternité.

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