Le site de Didier Delinotte se charge

NOTES DE LECTURE (14)

DON WINSLOW – CORRUPTION – Harper Collins noir

On quitte la frontière mexicaine, la DEA, les cartels et les narcos pour le pavé new-yorkais. North Manhattan, à la lisière de Harlem où Denny Malone et ses équipiers terrorisent les gros bonnets de la drogue et les trafiquants d’armes. Avec leurs indics et leurs affidés, ils essaient de faire régner un semblant d’ordre dans la jungle urbaine.

Une équipe composée d’archétypes de flics new-yorkais : l’Irlandais Malone, l’Italien Russo, le Noir américain Monty et le Juif Levine. L’un de leurs collègues vient de mourir après une planque chez un baron de la came et c’est peu dire qu’ils en ont gros, comme on dit à Groland.

Toutes les histoires et anecdotes racontées ici, nous dit l’auteur à la fin de l’ouvrage, ont été recueillies par son habituel associé et Winslow les a mises en scène, disons mises en ligne avec le brio qu’on lui connaît.

Malone, le charismatique et bouillant sergent, qui entraîne son équipe dans les coups les plus durs et les plus pendables (planques, vols, rackets et jusqu’au meurtre) contre les deux clans de barons de l’héroïne qui se sont partagés le quartier : les latinos ou les Dominicains, soit la bande de Carlos Castillo et les Noirs américains de Devon Carter. Les Domos sont protégés par des ripoux d’une autre brigade et ils ont commis le meurtre atroce d’une famille noire avec des gosses assassinés dans leur lit. Malone décide de les faire payer et de confondre l’équipe de corrompus.

Avant d’être lui-même rattrapé par la corruption. Il a juste encaissé quelques dollars pour avoir orienté un dealer vers un avocat. La routine, comme les notes de restaurant ou de boxon qui passent à l’as. Sauf qu’il a les affaires internes d’abord, puis le FBI sur le dos. On lui demande de donner quelques noms sinon c’est la prison et la saisie de ses biens. Comment on en arrive là ? Un pas après l’autre, nous dit Winslow. D’abord les ripoux de l’autre équipe, puis ses propres collègues qu’il espionne avec des micros scotchés au corps. Il a honte, mais il survit.

Évidemment, tout cela finit mal et Malone s’aperçoit vite que tous ceux qui le poussent au déshonneur sont au moins aussi pourris que lui : politiques, élus, journalistes, avocats… On connaît la chanson. Il suivra ses propres règles et finira en beauté, après avoir éliminé tous ses adversaires et nettoyer la ville. Car c’est Malone, le genre de héros mâle alpha qui a toujours dominé tout le monde. C’est un peu là que ça coince, et Winslow nous sature d’exploits virils, de coups d’éclat, d’actes héroïques et de hauts faits d’arme avec un certain goût pour le fric, la réussite, les marques, le luxe. Là où le héros de la trilogie mexicaine avait ses faiblesses et ses côtés attachants, Malone est un Clint Eastwood (celui d’inspecteur Harry bien sûr) puissance 4 et, sur 600 pages, ça devient un peu limite.

Mais bon, c’est Winslow, et c’est le meilleur raconteur d’histoire du moment. Son style est abrupt, lapidaire et ses fictions sont hyperréalistes. On va pas lui demander, en plus, d’être de gauche et de faire dans le social !

THOMAS WOLFE – LOOK HOMEWARD ANGEL (Une histoire de la vie ensevelie)Barbillat.

Thomas Wolfe en 1937. Portrait de l’artiste avec son ombre.

Thomas Wolfe – à ne pas confondre avec son presque homonyme Tom Wolf ex chroniqueur subtil de la contre-culture américaine devenu un cynique reaganien – n’est pas l’écrivain américain le plus connu en France, et c’est dommage. Il a été encensé aussi bien que par Joyce, Faulkner ou Philip Roth que par les écrivains de la Beat generation, Kerouac et Cassidy en tête.

Il aura écrit quatre longs romans dans sa courte vie (1899 – 1939), dont celui-ci, paru en 1929 avec des titres fluctuant au fil des éditions (Aux sources du fleuve, Que l’ange regarde de l’autre côté ou encore L’ange exilé). Le titre vient d’un vers du poète anglais John Milton.

Un roman dense qui part dans mille directions et vous hante, ne vous lâche plus. Une chronique familiale qui débouche sur une prodigieuse vision de l’Amérique, une pénétrante vision de l’humanité. La saga des Gant avec le patriarche Oliver, ivrogne truculent déçu dans ses ambitions professionnelles, sa femme Eliza, une Écossaise femme d’affaire mais peu attentive aux autres qui fait prospérer son petit commerce de location de logement. La fille, Helen, qui s’efforce de sauver l’honneur de la famille pour finalement abandonner dans les larmes et les jérémiades. Puis les fils, Luke l’aîné, Steve, Ben, Grover (qui mourra en bas âge) et Eugene, le personnage central qu’on devine être l’auteur ; Asheville, son village natal de Georgie, prenant ici le nom de Altamont.

À quoi bon raconter l’histoire de la famille, de ses élans d’amour, de haine, de ses rancœurs et de ses drames, de sa geste. Qu’on se contente de savoir que la mère profitera de l’exposition universelle de Saint-Louis pour ouvrir une pension de famille, Dixieland, dont plusieurs locataires sont décrits, comme un épitomé de la vie américaine. Le père tentera sa chance en Californie. Ben vendra des journaux avant de mourir d’une pneumonie, Luke s’engagera dans la marine après un beau mariage, Helen épousera un fils de famille et le couple ira s’enterrer un peu plus loin.

Quant à Eugene, on le suit depuis ses brillants débuts à l’école communale jusqu’à l’université et une probable entrée à Harvard où il est censé devenir journaliste ou écrivain. C’est bien sûr Thomas Wolfe dont l’immense sensibilité et l’intelligence exceptionnelle font un monstre incompris de tous. Un ange blessé.

Comme pour la bible, la première partie est consacrée au père, la seconde au fils et la dernière au Saint-Esprit si on veut bien considérer que Eugene Gant et ses délires poético-mystiques peuvent en tenir lieu. Une bible américaine écrite par un demi-dieu de la littérature dont les longues phrases ciselées rappellent Flaubert. Un Flaubert qui aurait du souffle et ne craindrait pas la distance.

Mais on aurait tort de s’arrêter à l’intrigue, tant les merveilles contenues dans ce roman sont ailleurs, une description de l’Amérique depuis la guerre de Sécession jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, avec une galerie de personnages étonnants, tous dignes d’intérêt à leur manière. Des descriptions précises de paysages s’accordant avec les états d’âme, les doutes et les rêveries d’Eugene, le gamin miraculeux qui deviendra un excentrique à demi-fou.

On a du mal à rendre compte d’un tel roman tant son foisonnement et sa richesse sont infinis. Wolfe est l’inspirateur de la génération perdue des Dos Passos, Miller, Hemingway ou Fitzgerald aussi bien que celui de la Beat generation. Qu’il suffise de dire que, là où on cherche depuis des années le « grand roman américain » chez Norman Mailer, William Styron, John Irving ou Philip Roth, c’est bien chez Wolfe qu’il convient de chercher, et du côté de ce roman en particulier.

ÉMILE AJAR / ROMAIN GARY – LA VIE DEVANT SOI Mercure de France

C’est l’une des histoires les plus prisées du cirque littéraire parisien. Un dénommé Émile Ajar, illustre inconnu, qui obtient le Goncourt en 1975 avec ce livre. Pour les médias, Ajar se verra incarné par Paul Pavlovitch, un parent de Gary dont on apprendra peu de temps après qu’il est l’auteur du roman sous cet alias. Gary mettra fin à ses jours cinq ans après. Fin de l’histoire où un écrivain reconnu et célébré a voulu s’assurer qu’on ne le congratulait pas seulement pour son nom et son glorieux passé. « Vanité des vanités », se serait écrié l’Ecclésiaste.

Romain Gary, pilote de chasse pendant la seconde guerre mondiale, résistant puis diplomate et ambassadeur de France un peu partout dans le monde, jusqu’à Los Angeles. En Californie où il rencontre l’actrice Jean Seberg qui sympathise avec les activistes du Black Panther Party. Gary épousera toutes les causes des activistes américains et sera jusqu’à sa tragique fin un combattant de la liberté, un antiraciste forcené et un écorché vif indompté. Il aurait pu devenir une sorte de baron du Gaullisme version culturelle, à la Malraux, mais son but était bien au-delà, vers l’infini.

L’histoire est connue. Madame Rosa est une vieille Juive qui a échappé à la mort dans les camps de concentration. Elle héberge des « fils de pute » au sens strict ; elle prend des enfants de prostituées en pension pour leur éviter l’assistance publique. Parmi eux, un enfant surdoué prénommé Mohammed (Momo), un gosse à l’intelligence aiguë et à la sensibilité rare. Le roman s’attache à décrire finement les rapports affectifs entre Rosa et Momo, au fur à mesure que la santé de la première se dégrade et que le second fait ses premières expériences et découvre autour de lui la vacherie du monde.

On se régale du langage de Momo (c’est lui qui raconte), et de ses maladresses à l’écrit, pataquès, expressions mal comprises et tics de langage. Gary a réussi cette prouesse de se mettre dans la peau d’un gamin de 10 ans (ou de 14 ans car son père amènera à Rosa des papiers d’identité et il fera un bon de quatre ans). Les personnages secondaires : Monsieur Hamil avec le Coran dans une main et Les misérables de Victor Hugo dans l’autre, le Docteur Kantz, vieux médecin juif humaniste, Monsieur Diss le patron africain du bistrot de la rue Bisson, Lola le travesti sénégalais ancien boxeur professionnel, Mamadou le « proxynète » (dixit Momo), Madame Nadine l’amie protectrice qui double des films dans un cinéma ou encore les autres enfants de Madame Rosa… Tous sont aussi truculents que colorés, tous bouillonnant de vie, de compassion et d’espoir. Les dernières pages sont touchantes, quand Momo accompagne les derniers jours de Madame Rosa pour respecter sa promesse de ne pas la laisser mourir à l’hôpital.

On a beau ne pas être un inconditionnel de Gary, de ses Racines du ciel ou de ses Promesses de l’aube, ce roman attachant est un précis d’humanisme dont on ne peut s’empêcher de terminer la lecture en pleurant comme un veau (façon de parler, dirait Momo qui n’a jamais vu un veau pleurer). Un livre exceptionnel, « comme j’ai l’honneur » (dixit Momo) et qui « défend la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes » (Momo encore), soit l’avortement pour les vieux (ou euthanasie) et aussi la liberté du suicide, comme Gary la mettra en pratique.

« Vieillir, catastrophe !, ça ne m’arrivera jamais », dira-t-il à une journaliste. Le 2 décembre 1980, on le retrouve mort, à 66 ans, une balle de Smith et Wesson dans la bouche et une mystérieuse lettre sur son bureau où il écrit que son geste « n’a rien à voir avec Jean Seberg » (elle-même suicidée un an plus tôt, en 1979). Ce qui s’appelle savoir faire une fin.

10 septembre 2021

Comments:

Répondre à Francis Dumaurier Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien