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NOTES DE LECTURE (26)

PAUL AUSTER – LA MUSIQUE DU HASARD – Babel / Actes Sud

De Paul Auster, je ne connaissais qu’un polar paru sous le titre français de Fausse balle et écrit sous le pseudonyme de Paul Benjamin. Puis on m’a beaucoup parlé de cet auteur souvent décrit comme une sorte de Franz Kafka new-yorkais. Quelque part entre Jerome Charyn et William Styron.

En tout cas, les thèmes romanesques dont joue Auster tournent autour du hasard, de l’absurdité, de l’identité. Sans faire montre d’un style remarquable, il a une imagination fertile qui lui permet de construire des romans captivants qui vous font tourner les pages à vitesse grand V.

La Musique du hasard est assez révélateur de l’univers de Paul Auster. Nashe, un ex pompier de Boston devenu drop-out depuis qu’il a gagné à la loterie, passe sa vie sur les routes, loin de sa femme qui l’a quitté et de sa fille dont il déplore l’absence. Il prend en stop Jack Pozzi, un joueur professionnel qui vient de se faire agresser à la suite d’une partie ayant mal tourné. Les deux s’associent pour une ultime partie où Jack doit plumer deux milliardaires du New Jersey dont la marotte est de construire des maquettes d’un village idéal qui les fait retomber en enfance.

La partie se passe mal, et les deux milliardaires, qui disent avoir pris des leçons auprès d’un joueur professionnel, finissent par plumer Pozzi et donc Nashe qui lui sert de financeur. Nashe va jusqu’à jouer sa voiture et ils boivent le calice jusqu’à la lie, jusqu’à la ruine. Pour obtenir le paiement, les deux milliardaires – Flower et Stone – proposent à Pozzi et à Nashe de construire un mur dans leur propriété à partir de pierres amenées par eux d’un château écossais qu’ils avaient l’intention de rebâtir à l’identique aux États-Unis, comme certains milliardaires ont reproduit la Tour Eiffel ou Buckingham Palace.

Ils sont donc employés à amasser des pierres et à construire un mur jusqu’au remboursement total de leur dette et sont supervisés par un contremaître, Calvin Murks. Des travaux forcés qui doivent durer six mois. Au bout de leur peine, Flower et Stone corsent l’addition en leur faisant payer tous les services (nourriture, alcools, prostituée) qu’ils ont pu réclamer. Pozzi est fou de rage et il s’enfuit avec la complicité de Nashe qui se dit qu’il doit rester là pour finir d’honorer la dette, malgré tout. Affaire d’honneur.

Pozzi est retrouvé le lendemain à demi-mort et Murks le conduit aux urgences. Nashe soupçonne le neveu du contremaître – Floyd – une brute débile, d’avoir exécuté Pozzi. Dès lors, Nashe mène une enquête pour savoir ce qu’est devenu son ami et il veut le venger. Il fait revenir la prostituée qu’il avait fait venir pour Pozzi. Tout cela finira mal, on s’en doute.

Une intrigue bien menée et des aperçus intéressants sur la psychologie humaine, jusqu’à y introduire la confusion et la folie. C’est mené avec brio, même si on voit parfois les ficelles, mais on ne peut que s’incliner devant l’imagination et le savoir-faire de l’auteur. Un grand romancier, à défaut d’être un grand écrivain.

LUCIEN BODARDANNE-MARIEGrasset

Bodard, en voilà un écrivain ! On le connaît un peu pour avoir été l’une des grandes plumes du France Soir de Pierre Lazareff comme grand reporter en Indochine, sous domination française puis en Algérie, au Vietnam et en Amérique latine. Avec quelques autres (Joseph Kessel, Henri de Turenne ou Jean Lartéguy), il donnait un peu de relief à un quotidien populaire qui allait devenir – sous Hersant – un torchon à peine digne de la presse de caniveau anglaise.

C’est l’histoire du petit Lulu, un enfant arraché à sa Chine natale où son père est vice-consul de France. Il débarque à Paris avec Anne-Marie, sa mère, qui a décidé de le « déchinoiser » et d’en faire un petit lord à l’anglaise. On apprend plus tard, par une longue lettre du consul à son épouse, que le couple bat de l’aile et que le départ d’Anne-Marie sert aussi ses propres ambitions.

C’est une paysanne du Poitou qui a fait un beau mariage mais qui s’ennuie en Chine et elle a l’intention de se mêler à la vie mondaine, de faire fructifier son carnet d’adresses et de multiplier ses relations. En cela, le fils est plutôt un obstacle et, après une première partie, truculente, consacrée à l’arrivée à Paris dans un hôtel 4 étoiles, c’est ensuite le pensionnat pour riches que nous dépeint Lulu et c’est du Dickens. Lulu qui revient à sa mère pour les vacances et qui parcourt avec elle les salons où l’on cause et où l’on joue au Mahjong, sous la protection d’un brillant diplomate – André – chassé de Chine à la suite d’un scandale financier – et de sa femme Edmée, une intrigante qui se rêve en reine du Tout-Paris.

Le roman a obtenu le Goncourt en 1981, distinction amplement méritée. Bodard est un peu l’équivalent français de Henry Miller et son écriture torrentielle laisse pantois. Il n’y a pas de découpage en chapitre et on a l’impression de parcourir un fleuve sauvage, avec ses méandres et ses rapides. Le Yang Tsé Kiang ?

Bodard a le sens de la bouffonnerie et de l’hénaurme à la Céline, tout en ayant la précision photographique des souvenirs à la Proust, deux pôles de la littérature française qu’on a tendance habituellement à opposer (se souvenir de ce que Céline disait de Proust : « 400 pages pour découvrir que Totor encule Tatave! »). Élégant.

On a souvent reproché à Bodard, surtout chez les gauchistes, d’être un nostalgique de l’ancienne Chine, celle d’avant Mao. C’est en fait le territoire de l’enfance que regrettait Bodard, une enfance merveilleuse qui s’achève avec la France et que Anne-Marie, la mère idolâtrée, enterre définitivement. On a rarement chanté avec plus d’émotion l’amour dévorant d’un fils pour sa mère, qui ne le mérite même pas.

En fait, Bodard est un grand mélancolique doublé d’un mandarin, et c’est aussi un surdoué de la plume, un magicien du verbe. Un sage projeté dans les tragédies du siècle. Comme Daudet proposait de le faire avec Le petit chose, pleurons avec le petit Lulu.

MAURICE BLANCHOT – LAUTRÉAMONT ET SADE – 10 / 18

Lautréamont vu par André Masson en couverture de l’édition de poche en 10/18

Autant le dire d’emblée, on n’a jamais été très épris de Blanchot qu’on a tendance à confondre avec René Char, aussi obscurs et hermétiques l’un et l’autre. D’autant que le passé – la jeunesse – de Blanchot fait clairement état de sympathies d’extrême-droite, même s’il a pu s’amender par la suite. Enfin bref, pas notre tasse de thé.

On fera une exception pour ce livre qui fait penser aux essais littéraires de Roland Barthes, avec une langue aussi belle et un esprit analytique aussi pénétrant.

Sade d’abord, sur lequel Barthes a également écrit. Là où Barthes justement insistait sur le côté répétitif, obsessionnel et lassant de Sade plus que sur le catalogue des perversions sexuelles dont il abreuve ses récits ; Blanchot analyse les rapports de l’auteur avec Dieu, avec la nature, avec l’homme. Sade déteste par-dessus tout Dieu en tant que créateur de la nature et des hommes. Le surhomme sadien (ou sadique) entend s’affranchir de Dieu et affranchir les hommes puissants au-delà des lois de la nature et de toute morale. C’est ainsi que libertins et libertines s’emploient à prendre du plaisir avec des ingénues ou des gens du peuple, la jouissance allant jusqu’à la mise à mort. Sade vu sous l’angle de la puissance infinie.

Comment Sade a-t-il pu avoir des sympathies pour la révolution ? En fait, c’est un paranoïaque mégalomane qui considère le peuple comme une entité abstraite juste bonne à satisfaire aux nécessités et aux plaisirs d’une clique d’aristocrates, de nobliaux et d’aventuriers. Blanchot ne dit pas tout cela et c’est moi qui souligne mais ce qu’il dit, c’est que son goût pour la révolution vient de ce qu’il détestait l’ordre établi et aimait le bas peuple, celui que Marx appellera le lumpen.

Si Sade a pu séduire les surréalistes par la liberté de ton, le parfum de scandale, le style moderne et les thèmes choisis, la vraie nature de Sade est montrée, par métaphore, dans le dernier film de Pasolini – Salo – où des fascistes en déroute se livrent à leurs instincts sadiques dans un château (d’Éros) de la République de Salo. Entre le Sade libertin-libertaire et le Sade précurseur du fascisme, Blanchot ne choisit pas, se contentant de recenser les thèmes, les personnages et les obsessions. Un brillant travail d’analyse.

S’il consacre une centaine de pages à Sade, c’est Lautréamont qui se taille la part du lion (200 pages). Un Lautréamont décortiqué, phrases après phrases, chants après chants. Comme pour Sade, l’affaire est hautement sexuelle avec des phantasmes érotiques recouverts par des métaphores animalières. Maldoror, c’est aussi la lutte avec Dieu et on a eu tôt fait de le rapprocher de Satan, l’adversaire. Sauf que Maldoror est hanté par le remord du mal qu’il fait.

D’autres se sont frottés au mystère Lautréamont, de Bachelard à Julien Gracq, mais Blanchot ajoute encore au mystère d’un poète mort à 24 ans après avoir écrit le chef-d’œuvre qui sera la bible de toutes les écoles littéraires modernes. Les Lefrère ont bien documenté la vie et l’œuvre d’Isidore Ducasse, son enfance à Tarbes, son adolescence à Montevideo et sa vie d’homme dans une chambre d’hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires.

Là aussi, un travail minutieux, une analyse pénétrante et des vues originales sur un Lautréamont qu’on s’efforce de présenter non comme un génie littéraire issu du néant, mais comme un homme au passé trouble, inguérissable de son enfance et dont la vie est le livre. Thème après thème, il isole les éléments biographiques, évoque les rapports à l’imaginaire, à Dieu, à la folie et à la mort tout en débusquant des influences dans la bible (l’Apocalypse selon Saint-Jean), Dante, Shakespeare ou Baudelaire. Il est mort en 1870 et n’a pas connu Rimbaud. Blanchot consacre des chapitres à la construction du livre (en tourbillon), aux métamorphoses (animales notamment) à l’ironie et au mouvement vers l’inconnu.

Peut-être un peu trop analytique justement cet essai où les auteurs sont disséqués jusqu’à l’os, ce qui honore la critique littéraire et les sciences humains, mais au détriment de la poésie et du mystère.

24 avril 2022

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