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TEMPS DE TRAVAIL : LE DROIT À LA SAGESSE

Lutte des classes « around the clock ». Dessin de Hin pour La Nouvelle Vie Ouvrière, avec leur aimable autorisation.

Historiquement, la réduction du temps de travail a toujours constitué une lutte essentielle du mouvement ouvrier. Sans remonter aux temps antiques, la période qui va de 1936 à 2000 – en passant par le Conseil National de la Résistance et Mai 68 – aura vu des évolutions considérables dans ce domaine, avec aussi des reculs. Avec sa Loi pouvoir d’achat, riche en primes et chèques en tous genres mais sans aucune augmentation de salaires, le gouvernement Borne fait surtout peser un recul sans précédent contre le salariat en détricotant les 35 heures qui ne seront bientôt plus qu’un vague souvenir. Explications.

Droit à la paresse, droit à la sagesse ? En 1880, Paul Lafargue, gendre de Marx, faisait publier son fameux manifeste pour désacraliser le travail et remettre en question son statut de valeur cardinale du monde ouvrier. Il n’est pas directement question de réduction du temps de travail à lire ce petit livre (réédité dans les années 1970 par Keuk Djian, gourou du PCR, secte maoïste pro-Albanaise), mais plutôt de l’appréhension de la valeur travail dans ce qu’elle peut avoir d’anthropologique. Marx annonçait déjà les temps de la fin des contraintes liées aux besoins, quand l’homme, libéré du travail grâce à la technique accroissant la productivité dans tous les domaines, pourrait être tour à tour jardinier, potier, écrivain ou autre. Un temps futur qu’il appelait communisme.

Du «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » biblique jusqu’au paradis post-industriel imaginé par Marx, le travail a toujours fait l’objet, à gauche, de nombreux débats. Valeur indépassable constitutive de l’individu et de sa classe sociale pour les uns ; aliénation et contraintes sur lesquelles repose tout pouvoir par le biais du contrôle social pour les autres. Vaste débat, toujours pas tranché. Et pour cause, le travail est ambivalent, libérateur autant qu’aliénant, constitutif de la personnalité et du bien-être, structurant l’individu ou, au contraire, vieille lune du judéo-christianisme avec son lot d’autoritarisme, de pénibilité et de souffrances.

Revenons à l’historique du temps de travail, depuis les premières luttes de 1830 ayant abouti aux 12 heures journalières. Auparavant, on pouvait travailler jusqu’à 17 heures par jour, le patronat ne laissant aux salariés que le temps de sommeil nécessaire au renouvellement des forces productives. Une situation sociale et sanitaire catastrophique, avec une mortalité impressionnante et des maladies professionnelles à foison. C’est en 1848, après la révolution, que les 12 heures sont instituées. Jules Guesde et son parti ouvrier vont mettre, dès 1864, la question des 8 heures de travail journalières parmi les revendications de l’internationale ouvrière. Le 1° mai devient la fête du travail et l’occasion de pousser les feux vers la réduction du temps de travail. En 1906, Millerand concède les 10 heures hebdomadaires et le repos dominical. Il faudra attendre la fin de la première guerre mondiale pour en arriver aux 8 heures quotidiennes sur la base de 6 jours hebdomadaires. On en arrive à 1936 et au Front populaire, avec les 40 h. hebdomadaires et les 15 jours de congés payés arrachés de haute lutte par des grèves massives faisant pression sur le gouvernement de Léon Blum.

La droite ne reste pas inerte, et Daladier reconduit, par décret, la semaine de 48 heures, puis celle de 60 heures ; la durée journalière pouvant aller jusqu’à 11 heures. L’État français de Pétain aggrave ces reculs et il faut bien faire payer les « salopards en casquette » du Front populaire.

On connaît la suite, avec la résistance, la libération et le CNR qui remet les pendules à l’heure. Retour aux 40 heures mais avec possibilité de dérogations pour les besoins de la production, jusqu’à 20 heures par semaine. Il faut bien que reconstruction se fasse. En 1956 est instaurée la troisième semaine de congés payés, mais le temps de travail ne se stabilise à 40 heures qu’à partir de Mai 68 et des luttes ouvrières et étudiantes, après les accords de Grenelle. 1969 voit la quatrième semaine de congés payés et il faut attendre la victoire des socialistes, en 1981, pour voir la semaine de 39 heures et la cinquième semaine de congés. Le CNPF, pas encore Medef, et la droite font la gueule et restent l’arme au pied. Mais, même à gauche, il y a du tirage quand Delors met fin à l’échelle mobile des salaires, mesure sociale mise en œuvre par Antoine Pinay sous la 4° République ! Les « visiteurs du soir » ont triomphé de Mauroy. On peut faire « la pause dans le changement » et donner des gages à la finance comme au patronat. Pour Mitterrand, l’Europe a remplacé le progrès social.

La droite revenue au pouvoir, d’abord en cohabitation puis avec Chirac, a des intentions claires en matière de temps de travail, pour complaire au patronat, mais le déroute du plan Juppé grâce à un puissant mouvement social et les législatives ratées de 1997 vont remettre la question du temps de travail au premier plan de l’agenda politique.

D’abord les lois Aubry de 1998 qui instituent les 35 heures payées 40. Elles seront modifiées en 1990 par des concessions au patronat sur la flexibilité et l’annualisation du temps de travail. « Les 35 heures sont une aberration », ne s’écrie pas moins Ernest-Antoine Seillière, nouveau patron d’un Medef de choc. La droite est vent debout contre des mesures diversement appréciées dans le camp du travail. Mine de rien, les 35 heures auront créé 2 millions d’emplois, faisant baisser le taux de chômage de 10,8 à 7,8 %.

De Chirac 2 (2002) à Sarkozy, les tentatives de retour en arrière seront nombreuses, à commencer par le « travailler plus pour gagner plus » et la possibilité accrue de faire des heures supplémentaires au-delà de 35 heures. Dans les hôpitaux et la santé, c’est la grogne tant les 35 heures sont impraticables et donnent lieu à des RTT imprenables. Plusieurs secteurs d’activité – agriculture, commerce, PME / TPE – pestent contre les 35 heures et la désorganisation qu’elle occasionne. Dans les syndicats, on nous dit que, certes, la réduction du temps de travail est une vieille revendication du mouvement ouvrier, mais pas comme ça ! Alors comment ?

Les organisations syndicales, en revanche, poussent les feux vers les 32 heures, qui était déjà une revendication de la CFDT des années 1970. La plupart des économistes atterrés défendent la réduction du temps de travail comme seule arme contre le chômage et le mal emploi ; en plus de la qualité de vie. Dans les années 1960 et 1970, des économistes et philosophes comme André Gorz prônaient déjà une baisse drastique du temps de travail.

On en arrive à cette loi dite pouvoir d’achat de Macron / Borne / Lemaire. Les vœux de la droite et du patronat vont enfin pouvoir se réaliser. Toute décision à l’encontre de la réduction du temps de travail risquant d’être impopulaire, on biaise. Sur la loi dans son ensemble, on lira l’article de Martine Bulard dans le Monde diplomatique (1) et on se limitera au temps de travail avec deux offensives majeures pour s’affranchir des 35 heures, le rachat des RTT et la défiscalisation des heures supplémentaires.

En cette période de salaires indigents et d’inflation presque à deux chiffres, nul doute que Macron essaiera de faire passer ce recul social pour une mesure, sinon populaire, du moins soucieuse du peuple. Évidemment, cette monétisation va concerner en premier lieu les plus mal payés et ceux et celles dont les conditions de travail sont les pires.

Pour les heures supplémentaires, c’est le même piège à con : ne surtout pas augmenter les salaires et obliger quasiment les salariés à travailler au-delà des 35 heures. Elles bénéficient d’exonérations fiscales et sociales comme au bon temps de Sarkozy, une mesure qu’avait supprimée Hollande, rendons lui cette justice. Ces dispositions sont de plus élargies aux travailleurs indépendants et assorties d’un allégement des cotisations patronales. Des heures supplémentaires qui, au lieu de 50 % d’augmentation pour les 8 premières heures, tombent à 25 %, voire à 10 % selon certains accords d’entreprise.

On ne parle pas des exonérations de charges patronales, commencées sous Balladur, qui assèchent les caisses de la sécurité sociale ni des « super profit » lesquels, selon Lemaire, n’existent pas. Ce qu’il a osé dire à l’université d’été du Medef, devenu le rendez-vous annuel du patronat le plus féroce. Un accord tacite entre gouvernement et patronat rejette toute taxation des profits et des dividendes dans un monde libéral où, c’est bien connu, ce sont les entreprises qui produisent et c’est le capital qu’il convient de rémunérer ; les salariés n’étant que des empêcheurs de tourner en rond.

La droite aime le travail, surtout celui des autres, et elle a toujours vu dans la baisse du temps de travail une opportunité pour le salariat de réfléchir, de penser, de s’organiser, voire de contester tout un système de production et de consommation. Ce qu’il faut absolument éviter, le droit à la sagesse.

Pas facile de militer pour une réduction drastique du temps de travail dans ces conditions ? Mais, au-delà de l’aspect social (et économique), il faudra bien se poser la question anthropologique du travail, de son utilité, de sa place pour l’humanité et de son futur dans le monde du XXI° siècle. Des économistes comme Thomas Coutrot ont déjà ouvert le chantier. On y reviendra.

(1) : Le travail ne paie pas – septembre 2022.

6 septembre 2022

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