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PHAROAH SANDERS : LA MORT DE PHARAON

Le pharaon et son saxophone ténor, photo Wikipedia. Dans la sainte trilogie du jazz, il était le fils, selon Albert Ayler.

« Ramses the second is dead, my friend », chantaient les Fugs sur l’un de leurs albums. C’est un autre pharaon qui vient de s’éteindre le 24 septembre dernier. Compagnon de Sun Ra (qui lui avait donné ce nom dans ses délires égyptologiques) et de John Coltrane, ce saxophoniste inspiré aura aussi joué derrière Don Cherry, Michael Mantler ou Alice Coltrane ; tout en menant une carrière musicale en solo riche d’une trentaine d’albums studio et live. Sanders aura traversé avec brio 60 ans de l’histoire du jazz, ce qui valait bien cet hommage.

De son vrai nom Farrell Sanders, il est né le 13 octobre 1940 à Little Rock (Arkansas). En même temps que le Mississippi et l’Alabama, l’Arkansas restera longtemps l’état le plus ségrégué des États-Unis avec une longue lignée de gouverneurs racistes dont le plus connu reste Orval Faubus, immortalisé par Charlie Mingus dans son « Fables Of Faubus »  sur son album de 1959 Mingus Ah!Um !

Lui a la chance d’appartenir aux classes moyennes noires et ses parents travaillent pour la municipalité de Little Rock, la mère comme cuisinière dans une école publique et le père comme employé de mairie. Ils ont quitté l’Arkansas à la fin des années 1950 pour s’établir sous le ciel plus clément de la Californie, dans la baie d’Oakland. Détectant les talents musicaux précoces de leur rejeton, ils lui paient ses premières leçons de musique : piano, clarinette, saxophone… Tout lui va et il va vite faire du saxophone ténor son instrument fétiche.

Au début des années 1960, c’est le temps du free-jazz avec l’album éponyme de Ornette Coleman et le New York City R&B de Cecil Taylor. Sun Ra a déjà fondé son Archestra après une carrière discrète de jazzman bop sous le nom de Sonny Blount. En 1962, il repère le jeune Sanders et lui fait rejoindre l’Archestra tout en le rebaptisant Pharoah. Des noms empruntés à l’égyptologie ou à l’ufologie dont il affuble ses musiciens comme pour les faire mieux entrer dans ses délires contrôlés. La légende veut que Sanders vivait dans la rue en faisant la manche avec ses chorus de saxophone et Sun Ra lui aurait offert le gîte et le couvert.

Sanders n’est pas dupe du cirque de son patron, ce qui ne l’empêche pas de devenir l’un des grands du free jazz, lançant par la suite derrière Albert Ayler le courant mystique dit « spiritual » du free jazz, une musique plutôt radicale dans ses formes et dans ses thèmes puisqu’elle va accompagner les heures chaudes du Black power.

En 1965, Pharoah Sanders (il ne changera plus de nom) s’engage aux côtés de John Coltrane qui, parti du Bop, s’oriente vers un jazz spiritualiste et mystique qui lui convient parfaitement. Il enregistre Ascension puis Meditations respectivement en juin et novembre 1965. Pour ces sessions, il côtoie Freddie Hubbard, Archie Shepp, Mc Coy Tyner et bien sûr la section rythmique légendaire de Coltrane, Jimmy Garrison et Elvin Jones. Son ami Rashied Ali est aussi présent sur Meditations. Trane est impressionné par le jeu de Sanders tout en dissonances et en scansions.

Pharoah Sanders va devenir un élément important de l’orchestre de Coltrane avec qui il enregistrera encore Om, mais il va vite prendre ses distances avec l’univers autocentré de Coltrane pour en revenir au free jazz, un genre dans lequel son nouveau boss ne souhaite pas s’embarquer.

Qu’à cela ne tienne, Sanders quitte Coltrane pour une carrière solo entamée chez ESP avec la sortie de Pharoah’s first qui sort fin 1965. Deux longues plages de 25 minutes (« Seven By Seven » et « Bethera ») dont il se montrera moyennement satisfait tant ses musiciens sont encore trop marqués à son goût par la tradition Bop, sans son esprit aventuriste.

En 1966, il enregistre deux albums derrière Don Cherry chez Blue Note, Symphony for improvisers et Where is Brooklyn ? qui sortira l’année suivante. Parallèlement à sa carrière solo, il se transformera en sideman apprécié pour Alice Coltrane, Kenny Garett, Mc Coy Tyner, Sonny Sharrock ou plus récemment Randy Weston.

Il signe chez Impulse ! l’année d’après et y enregistre Tauhid, qui sort en octobre 1967, quelques jours après la mort de Coltrane. Cette fois, Sanders a obtenu ce qu’il veut avec la présence du guitariste Sonny Sharrock, du pianiste Dave Burrell, du contrebassiste Henry Grimes et du batteur Roger Blank. Avec un titre comme « Upper Egypt et Lower Egypt », il reprend les obsessions de son ex-mentor mais peut exprimer en toute liberté sa vision spirituelle et mystique du free jazz dont il est devenu l’un des musiciens les plus représentatifs.

Albert Ayler dira d’ailleurs de lui : « Trane était le père, Pharoah était le fils et j’étais le Saint-Esprit ». La sainte trilogie du free jazz, même si John Coltrane s’est toujours tenu éloigné de cet univers. En tout cas, l’album reçoit un grand succès critique et il figure parmi les disques indispensables à toute discothèque free-jazz qui se respecte.

En 1968, Pharoah Sanders va jouer avec Michael Mantler et Carla Bley à l’occasion d’un album (The Jazz Composer’s Orchestra) où l’on trouve aussi Don Cherry, Larry Coryell et l’Argentin Gato Barbieri. Un pied dans le free jazz et l’autre dans la tendance montante du jazz moderne, le Jazz-rock de Miles Davis et de ses enfants.

Après cette expérience, Pharoah Sanders va se rapprocher de la veuve Coltrane, Alice, pour enregistrer Journey in Satchidananda, un hymne mystique en hommage au gourou de John Coltrane. L’album sort en février 1971 et Rashied Ali est aussi en studio. La même année, il sort Black unity, toujours chez Impulse avec cette fois le bassiste Stanley Clarke. Avec cet album, Sanders semble avoir quitté les rives désertées du free-jazz pour un jazz africaniste d’avant-garde qui reprend les revendications du retour en Afrique, continent du renouveau possible pour les Noirs-Américains dont le statut social ne s’est guère amélioré.

Entre temps, Sanders avait sorti 4 albums solo entre 1969 et 1971, Karma, Jewels of thoughts, Deaf dumb blind et Thembi avec un noyau de musiciens fidèles parmi lesquels Lonnie Liston Smith, Leon Thomas, Cecil Mc Bee, Woody Shaw ou Roy Haynes.

Sanders va abandonner progressivement le free et l’avant-garde pour revenir à des formes musicales plus populaires, hard bop et rhythm’n’blues. C’est l’époque où il quitte Impulse, en 1973, pour Theresa Records avant le label Evidence.

Après une éclipse toute relative dans les années 1980, on le revoit faire une tournée au Maroc en 1992 avec Bill Laswell avant d’enregistrer avec Jah Wobble, bassiste jamaïcain du Public Image Limited de John Lydon (alias Johnny Rotten chez les Sex Pistols). L’accompagne pour ces nombreux enregistrements son complice de toujours, Rashied Ali qui lui est resté fidèle. Ali n’a pas été le dernier batteur de Coltrane pour rien et il a toujours su ce qu’il devait à Trane et à ses plus illustres musiciens.

Pourtant, Pharoah Sanders n’était pas resté inactif durant ces années 1980, d’abord avec Rejoice, un double album exceptionnel en 1981 où on retrouvait Elvin Jones sur certains morceaux. 3 albums rien que pour l’année 1987 : Africa, Oh lord let me do not wrong, A prayer before dawn. Pharoah Sanders, succès ou pas, aura toujours été un musicien prolixe.

Que dire de Pharoah Sanders au 21° siècle ? Il sort encore des enregistrements en public, dont un Live in Paris 1975, un vieil enregistrement retrouvé dans les tiroirs de l’ORTF et se produit dans des festivals aux quatre coins du monde où sa réputation le précède auprès de la communauté des jeunes amateurs de jazz désireux de voir des musiciens légendaires avant leur disparition.

Il sort encore deux albums studio dans ces années-là (Spirits en 2000 et The creator had his plan en 2003) avec toujours les mêmes interrogations sur les voies du très haut, les destinées de l’homme et le souffle de l’esprit.

En 2012 sort chez ESP un coffret de 4 CD intitulé In the beginning 1963 – 1964, soit des documents musicaux inédits avec Sun Ra, Paul Bley et Don Cherry ; le tout entrecoupé d’interviews de Pharoah Sanders sur son long parcours de musicien.

En 2016, il est mis à l’honneur pour l’ensemble de son œuvre à Washington, pour un concert hommage et il sera actif quasiment jusqu’à son dernier souffle, avec une collaboration avec le London Symphonic Orchestra pour Promises, un dernier opus de musique électro-acoustique en 2022.

Le pharaon est mort à son domicile de Los Angeles le 24 septembre. Il avait 81 ans, un âge plus que canonique pour un jazzman. Mais les pharaons ne sont-ils pas immortels ? Au moins momifiés.

10 octobre 2022

Comments:

Ton hommage à Pharoah Sanders m’a rappelé qu’il avait participé en mai 68 à un album légendaire avec Carla Bley et Mike Mantler mais aussi Cecil Taylor et Don Cherry. Cet album (« Jazz Composer’s Orchestra ») signe un certain renouveau dans la musique de jazz, prolongeant la prodigieuse décade (le free jazz) mais ouvrant aussi la voie vers le jazz-rock. Dans le morceau joint ci-dessous, Pharoah Sanders se consume dans un torrent de lave en fusion ininterrompu projeté à des hauteurs stratosphériques pendant 3’30. Comment sortir indemne de ce solo hallucinant ?
(https://www.deezer.com/search/preview%20jazz%20composer's%20orchestra)

c’est vrai que je connaissais mal cet album superbe que je n’ai écouté qu’avant d’écrire l’article.
Tu as raison de souligner qu’il semble une sorte de chaînon manquant (s’il en fallait un) entre le free jazz et le jazz-rock.
Un genre qui ne m’a jamais passionné mais c’est une autre histoire.
En tout cas, le bonhomme Pharoah Sanders aura été largement sous-estimé et c’est pourquoi je tenais à en parler, même si je ne suis pas spécialiste en jazz.
Merci pour ton commentaire.
Bon week-end
Didier.

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