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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 6

BARCELONE

Barcelone et ses ramblas, photo wikpedia, muchos gratias !

C’était ma première incartade. Mon premier coup de canif, non pas à un contrat de mariage, mais à une mutuelle fidélité qu’on s’était tacitement promise. J’avais inventé une histoire peu crédible et tellement lamentable quand j’y repense : un stage professionnel d’une semaine à Toulouse, où se trouvait un centre de formation national des Télécommunications, et évidemment une absence indépendante de ma volonté. Il fallait bien que j’évolue dans ma carrière et j’avais même fabriqué une fausse convocation avant de poser une semaine de congés au boulot.

Pour les transports, pas de problème, on partagerait les frais d’essence. Je lui avais dit que j’y allais avec une collègue, Viviane, que j’avais décrite comme quelqu’un de vulgaire et de superficielle pour laquelle je n’aurais jamais la moindre attention, histoire de la rassurer. Elle m’avait cru, ignorant que Viviane était devenue ma maîtresse depuis peu. Un peu vulgaire et pas mal superficielle, certes, mais avec une énergie, un humour, des formes généreuses et des tendresses à mon égard qui m’avaient littéralement envoûtées.

C’est elle qui avait proposé ce voyage, afin de nous soustraire à nos conjoints respectifs l’espace d’une semaine, d’une petite semaine. Pour elle, c’était censé être une sorte de test à l’issue duquel nous devrions être fixés sur notre aptitude à faire le grand saut, entendre à larguer les amarres, à briser les chaînes conjugales, et à vivre ensemble un amour contrarié. Elle en avait assez de la clandestinité, des chambres d’hôtel et des mensonges à répétition pour justifier ses absences. Je ne pouvais que lui donner raison car moi aussi je devais inventer régulièrement des histoires à dormir debout pour que les suspicions se dissipent, que les soupçons deviennent sans objet. Elle avait compris que je n’étais guère habitué à ce type de liaisons, alors qu’elle semblait en avoir fait son sport favori, trouvant dans ces aventures, plus que l’excitation sexuelle, le goût du risque et de l’interdit ; quelque chose comme un piment nécessaire à l’ordinaire de sa vie.

Elle avait parlé la première d’une semaine à Barcelone. Pourquoi Barcelone, avais-je demandé avec déjà la sensation de paraître sceptique et de briser son rêve. Elle avait expliqué que Barcelone maintenant, c’était la liberté, l’amour libre, la fantaisie. C’était Almodovar, la Movida, les Ramblas, les travestis, les camés… Un peu ce qu’avait pu être San Francisco au milieu des années 1960, précisait-elle. Elle répétait que l’Espagne avait été bridée sexuellement pendant 40 ans par la dictature de Franco et qu’il y avait maintenant une effervescence dans la jeunesse qui se manifestait par cette liberté des mœurs et cette recherche effrénée de la jouissance.

Je n’étais pas prêt à céder à ses arguments et je trouvais suspect chez elle cette espèce d’éloge du sexe libéré qui ne présageait rien de bon quant à nos relations futures. Moi, je cherchais l’amour avec un romantisme un peu niais, et je commençais à m’apercevoir que j’avais fait erreur sur la personne en m’intéressant à elle. Quand bien même cela devait mal se terminer, j’aurais quand même le souvenir précis de quelques coucheries où elle ne s’était pas trop économisée avec des audaces que je croyais réservées à des professionnelles.

Et puis Barcelone, pourquoi pas ? Mon Barcelone à moi était celui de la guerre d’Espagne, de la Catalogne libre, de George Orwell, des brigades internationales, du Camp Nou, du Barça et de Maradona. El pibe de oro, comme elle aurait pu l’appeler, parlant couramment l’espagnol, qui ne jouait déjà plus en ce printemps 1984, soignant des fractures contractées sur les pelouses de la Real San Sebastian ou de l’Atletico Bilbao. Mes motivations n’étaient pas les siennes, mais on pouvait trouver un compromis sur ces bases.

On était partis le lundi matin dans sa voiture, une Ford fiesta noire dont elle était très fière. Sa passion pour les motos et les bagnoles m’exaspérait. Je lui avais déjà dit avec humeur que je n’avais jamais manifesté le moindre intérêt pour ces engins, si ce n’est qu’ils pouvaient être bien pratiques en certaines circonstances. Elle ne comprenait pas. J’avais déjà remarqué qu’elle pouvait parler bagnoles avec des collègues, chiffons avec d’autres, rock avec moi. C’était la femme caméléon, adaptée comme personne à son environnement et changeant de ton et de voix en fonction du sujet de conversation et des interlocuteurs.

Elle m’avait dit s’intéresser un peu au football, parce que son mari jouait dans un petit club de Roubaix et qu’elle servait de mascotte à l’équipe, coupant les citrons à la mi-temps et n’hésitant pas à entrer à l’improviste dans les vestiaires avec l’air innocent de celle qui en a vu d’autres. Elle participait aussi aux prolongations dans les bistrots où elle pouvait vider des chopes de bière en quantités industrielles et j’avais vite remarqué ses propensions à la boisson qu’on aurait pu assimiler à de l’alcoolisme.

Je téléphonais régulièrement chez moi tant qu’on était encore en France et j’avais inventé une histoire censée faire comprendre à ma femme qu’il me serait peut-être difficile de l’appeler dans les jours qui viennent. Elle ne comprenait pas que je ne puisse lui laisser un numéro de téléphone mais j’expliquais qu’on serait en cours la journée et à l’hôtel le soir et que ça allait être compliqué. En cas d’urgence, elle pouvait toujours joindre un numéro de portable, un Motorola qui était celui de Viviane. Elle ne ratait jamais une occasion de le montrer, en technophile accomplie. Une rareté pour l’époque.

On était arrivés à la frontière après une succession d’autoroutes. On profitait déjà de notre intimité, moi lui caressant les jambes alors qu’elle conduisait et elle s’arrêtant à toutes les aires de repos pour qu’on puisse s’embrasser et fumer une cigarette. On avait pris une chambre d’hôtel du côté de Nîmes et on était passés par la Camargue, puis direction Perpignan mais elle avait tenu à passer par le Pays Basque, sans me donner plus d’explications. Souvenirs d’enfance et de vacances en Espagne avec ses parents, m’avait-elle confié avec des accents nostalgiques dans sa voix rauque à force de cigarettes blondes fumées à la chaîne.

À Saint-Sébastien, on avait été cherché des pesos à un distributeur de la banque Santander et on avait suivi une manifestation de Herri Batasuna pour la libération de prisonniers de l’E.T.A sans bien savoir de quoi il s’agissait. J’avais vu des drapeaux rouges et verts et je m’étais joint au cortège par réflexe, par atavisme. Elle m’avait emboîté le pas et s’était ravisée au bout de quelques mètres en me disant qu’il n’était pas question qu’elle se joigne à une bande de terroristes. J’allais exprimer mon désaccord, ou au moins nuancer son propos, mais je n’avais pas envie de discuter le point et l’important était qu’on puisse se retrouver ensemble, à Barcelone, puisqu’elle avait choisi la ville qui devait abriter nos ébats ; je n’osais plus trop parler d’amour car je commençais à comprendre qu’elle n’était pas vraiment la jeune femme romanesque dont j’avais rêvé. Au contraire, elle avait tout de la midinette délurée qui adorait choquer avec des manières lestes et des propos salés. Au travail, je n’avais pas été sans avoir remarqué qu’elle avait son public et ses admirateurs, dans un petit théâtre où elle jouait le premier rôle et où je tenais l’emploi de confident.

Le lendemain, on se baladait main dans la main sur les ramblas, comme elle l’avait imaginé, jusqu’à la statue de Colomb (de Gênes pourtant) et la mer. À la nuit tombée, elle semblait excitée comme une puce en me montrant les travestis, transsexuels et toute une faune troublante qui la fascinait. Elle me disait qu’elle n’avait jamais accepté son identité de femme et qu’elle aurait tellement voulu être un homme. « Un mec ! » comme elle disait avec un air de défi. Je plaisantais en lui avouant que pour moi, c’était plutôt l’inverse et qu’on était finalement complémentaires.

Puis le bleu a viré au gris. Pas seulement pour la météo mais pour nous, pour notre amour. L’expression avait quelque chose d’absurde tant je sentais avec de plus en plus d’acuité qu’elle n’était finalement qu’une allumeuse qui se payait une aventure sans lendemain.

Je n’avais pas dormi, j’étais couvert de honte et culpabilisé et je cherchais l’incident, comme pour me libérer de l’emprise de cette femme qui, loin des emballements des premiers jours, m’apparaissait maintenant comme une gourgandine prête à séduire n’importe qui pourvu qu’on daignât s’intéresser à elle, à ses atours et à ses attraits. Je voulais retrouver le confort de ma vie et les bonheurs tranquilles, loin des passions effrayantes.

L’incident arriva dans un restaurant du centre-ville où on était allés déjeuner. J’avais insisté pour un établissement où on aurait servi des recettes à base de charcuterie et de fruits de mer, comme j’en avais lu des recettes dans les romans de Montalban. Elle n’était pas certaine d’apprécier, mais elle mangeait très peu en regard des quantités d’alcool qu’elle pouvait supporter.

J’avais remarqué qu’elle s’était plusieurs fois retournée sur un jeune type aux allures de macho avec des biceps et des pectoraux qui débordaient d’un t. shirt blanc immaculé. Ce qu’elle avait coutume d’appeler « un beau mec », soit un homme aux traits virils et plutôt baraqué. Tout le contraire de moi, en fait. J’étais plutôt du genre mou, gras et à demi-chauve. Je m’apercevais que je parlais dans le vide, qu’elle me répondait par de vagues onomatopées et qu’elle n’en avait que pour son hidalgo qui ne la quittait pas des yeux.

– « Si tu veux tu peux l’inviter à notre table, ce sera plus facile. Et je peux même avoir la délicatesse de vous laisser en tête à tête. Je sais vivre.

– Qu’est-ce qui te prend ? J’y peux rien si un mec me regarde.

– T’es pas non plus obligée de le regarder comme une chatte en chaleur et de toute façon, j’ai vu clair dans ton jeu, avec tes mignardises et ton affectation, toujours la bouche en cœur comme une invitation perpétuelle à te faire sauter.

– Oh, et vulgaire avec ça. Ah ça commence bien notre petite lune de miel.

– Ça a tellement bien commencé que c’est déjà fini. Je m’arrangerai pour trouver un train et tu pourras t’envoyer qui tu veux. L’embarras du choix ou l’embachoix du roi, comme disait Pierre Rep. Ça fait deux nuits que je ne dors pas. Je suis fatigué et je m’en veux de t’avoir suivie. J’aurais jamais dû faire ça. Ça me ressemble pas. J’ai envie de gerber.

– C’est cela. Monsieur est une petite nature. Les yeux plus gros que le ventre. On veut bien courir le guilledou avec une jeunette mais faut surtout pas que ça vienne bousculer son petit confort et ses habitudes.

– S’agit pas de ça. Si au moins tu en valais la peine… ».

On a quitté le restaurant sans finir nos assiettes. J’ai vu qu’elle s’était approchée de la table de son beau ténébreux et qu’elle lui avait remis un bout de papier. Peut-être son numéro de portable, qui sait ? Je lui faisais observer que j’avais vu son manège et que j’allais me renseigner sur les horaires de train. Il n’était pas question que je reste une journée de plus dans cette putain de ville et je lui laissais ses ramblas, le parc Collsorela et la Santa Sagrada.

Elle avait pleurniché un moment et, bonne fille, elle me proposait de revenir avec moi, la ville ne l’intéressant pas plus que cela et l’idée d’y rester sans moi lui semblait absurde. Alone in Barcelone, avait-elle ajouté. Elle s’était radoucie et jouait maintenant les amoureuses éperdues, comme un soudain retour d’affection qui l’aurait fait brusquement se transformer en parangon de douceur. J’avais déjà remarqué chez elle de tels changements d’humeur, alternant la dureté et la tendresse sans transition.

Je m’étais dit qu’après tout, autant entrer dans son jeu et repartir avec elle. On pourrait se rejouer la comédie des grands sentiments, profiter des dernières étreintes et, accessoirement, économiser le prix d’un billet de train. J’avais pris la ferme décision, dès notre retour, de mettre fin à cette relation, dût-elle en souffrir et moi aussi. J’étais persuadé que j’en souffrirai plus qu’elle, et que je n’aurais représenté qu’une toquade pour elle qui, de son propre aveu, collectionnait les amants. Je m’étais trompé d’histoire d’amour et il était temps pour moi de me ressaisir.

Comme à l’aller, on s’était encore embrassés sur une aire d’autoroute et elle m’avait susurré que si elle sentait le besoin de se tourner vers d’autres hommes, c’est qu’elle m’aimait vraiment et qu’elle avait peur de souffrir. Je pensais à un sketch de Guy Bedos avec un dragueur impénitent qui attribuait ses échecs au fait que son magnétisme et son charisme étaient tellement puissants que les femmes le fuyaient d’emblée, de peur de perdre toute liberté d’action et de devenir sa chose. Autant en rire, me disais-je in petto, sans rien changer à mon programme : m’en défaire au plus vite.

Je rentrais chez moi le mercredi à la grande surprise de ma femme à qui je servais un nouveau scénario pas plus crédible que les autres mais je crois qu’elle n’était pas dupe et qu’elle préférait ne pas savoir, dans le déni. Je lui disais que, après avoir poireauté tout le lundi en attente du formateur souffrant, la session avait finalement été annulée officiellement le lendemain et que, tu comprends, le temps de faire la route… Toulouse, c’est loin !

– « T’es rentré avec ta Viviane ?

– Oui, comme à l’aller. Pourquoi ma Viviane ?

– Oh rien, c’est juste histoire de te taquiner. 

– En plus, ils vont nous faire poser des congés d’office pour une histoire de journées de formation annulées qui ne peuvent pas se mélanger à des heures de travail. Un truc comme ça. Je vais pouvoir tondre la pelouse et écrire un peu.

– Sur ton court séjour toulousain, violettes et cassoulet. Avec un personnage qui ressemblerait à Nougaro. Elle se mit à chanter « Toulouse » avant d’éclater de rire. J’avais la nette impression qu’elle ne croyait pas un mot de mon histoire justifiant mon retour impromptu et qu’elle m’avait percé à jour.

– Je vois pas ce qu’il y aurait à écrire. On a fait l’aller-retour. J’ai même pas vu le Capitole ou Saint-Sernin.

– T’as tellement d’imagination  et de créativité. Tu pourrais faire croire n’importe quoi à n’importe qui ».

Je décidais d’en rester là, ne sachant pas choisir entre le lard et le cochon. Si elle savait, elle n’en semblait pas affectée, mais c’était sûrement l’envie de prêcher le faux pour avoir le vrai. Dans tous les cas, elle paraissait désabusée et j’avais intérêt à faire des efforts pour regagner sa confiance et rentrer à nouveau dans ses bonnes grâces.

Le lendemain, mon père m’appelait pour me dire qu’une certaine Viviane avait appelé plusieurs fois en demandant après moi, sans laisser de message. « T’as quand même pas une maîtresse ? », et il avait ri avant de raccrocher.

Je téléphonai tout de suite à Viviane et j’accédai directement à sa messagerie où je lui disais en substance que tout était fini entre nous, restons amis, et tout ce genre de choses. Elle me rappelait chez moi et je décrochais pour m’entendre dire que j’étais un lâche, un guignol et un goujat et qu’elle attendait la semaine prochaine pour me dire toutes ses amabilités de vive voix. Elle ajoutait qu’elle s’abstiendrait de parler de tout cela à ma femme, par égard pour elle, mais que j’aurais bien mérité qu’elle sache à quoi s’en tenir avec un clown comme moi.

– « C’était qui ?

– Oh personne. Une erreur. 

– Une erreur en votre défaveur… ».

J’ai rattrapé mon manque de sommeil et elle m’a dit que j’avais parlé la nuit. J’avais répété quelque chose comme alone, Babylone ou Barcelone, elle ne savait pas trop. Je lui ai demandé si c’était pas plutôt Bragelonne ou John Lennon. Elle m’a souri, on s’est embrassés et j’ai fait semblant d’avoir un hoquet pour cacher un sanglot.

27 octobre 2022

Comments:

Toujours excellents, les textes de Delinotte. ! Toujours subtils et passionnants. Je ne me lasse pas de lire ces chroniques de « voyage »..
Vite un livre, pour que j’ai le plaisir de l’avoir dans ma bibliothèque et d’en offrir quelques exemplaires à des amis amateurs de littérature (mas pas forcément de voyages). !!!
Si les « grands » éditeurs ne veulent pas de lui, qu’il pense à l’édition à compte d’auteur.. Marcel Proust a commencé de cette façon. C’est donc loin d’être déshonorant.. Et Jacques Brel s’est fait jeté de tous les radio-crochets auxquels il participait avant d’être enfin reconnu, puis connu,. comme un auteur majeur.

merci Joël, ça fait toujours plaisir.
Compte d’auteur ou auto-édition, pourquoi pas ?
Les voyages, c’est juste un prétexte à histoire, je suis plutôt du genre statique.
Next stop Ostende (1986) et le fantôme de Marvin Gaye.
Amitiés
D

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