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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 14

FLORENCE

Florence, les Offices et le Palazzo Vecchio sur la même photo, deux en un (photo wikipedia)

Ça avait plutôt mal commencé. On s’était pointés Françoise et moi à la gare de Lyon très en retard, presque assez en retard pour rater le train. Le métro avait eu à subir quelques arrêts intempestifs et j’avais tenu à manger un steak-frites au buffet de la gare avant de partir. Mal m’en prit, et nous avions été sauvés par un problème mécanique qui clouait le train sur ses rails. Les voyageurs avaient dû prendre des navettes pour aller chercher un autre train dans une autre gare, et il ne nous restait plus qu’à essayer de nous endormir dans un wagon-lit où j’avais hérité de la couche du niveau supérieur, encore plus pénible pour le demi-insomniaque que j’étais devenu. Fort heureusement, je dormais cette nuit-là comme un loir, ce qui ne fut pas le cas de Françoise et de David, qui était du voyage. Je les revois encore sur le quai de la gare de Florence, elle cherchant désespérément un endroit pour boire un café et lui essayant de discipliner des cheveux en pétard. Je revois aussi le visage suant l’angoisse de David sur le quai de la gare de Lyon, désespérant de nous voir arriver et presque résigné à reporter le voyage.

Pourquoi Florence ? Ça s’était fait comme ça. Plus que Florence, c’était la Toscane, la campagne toscane et les sites touristiques dont on avait entendu parler. C’était aussi Machiavel, Pétrarque, Vinci, Michel-Ange et Raphaël. La Renaissance italienne, et les joueurs de la Fiorentina, l’équipe qui jouait en violet et blanc ; les Baggio, Batistuta, Antognoni, Chiesa, Dunga ou Bertoni. Même si ces noms ne disaient rien à mes deux compagnons de voyage. Quasiment la seule équipe transalpine qui ne recrutait pas de Français, ce qui se faisait pourtant beaucoup à l’époque.

On avait trouvé un gîte à Poggi Bonsi et on avait loué une voiture pour sillonner la région et joindre les villes touristiques alentour. On circulait dans la vallée du Chianti et on s’arrêtait dans les villages, Castellina In Chianti ou Radda In Chianti, nous promenant dans la campagne autour des vignobles. Le vert de la campagne et le rouge du raisin, manquait que le blanc pour avoir le drapeau.

Le soir de notre arrivée, on avait fait les courses dans un supermarché de Poggi Bonsi, et on s’était acheté un saucisson de sanglier. Avec Françoise, on l’avait mangé en entier à l’apéritif tandis que David faisait une moue dégoûtée à la simple vue d’une charcuterie qui, selon lui, puait l’eau de Javel. En tout cas, la région regorgeait de sangliers et des panneaux nous avertissaient de leur possible présence. Françoise et moi, on rêvait d’en voir un comme on essayait de voir des bêtes lors de nos vacances dans les campagnes françaises. On avait même un barème de compétition, genre 1 point pour un lièvre, 2 pour un sanglier, 3 pour un chevreuil, 4 pour un renard ou 5 pour un blaireau. Les notes au-delà de 5 concernaient des bestioles qu’on n’était quasiment assurés de ne pas voir sous nos contrées, mais sait-on jamais ?

On avait visité tout ce qui était à voir, selon les guides touristiques et les conseils des natifs. Les vieilles églises, les musées, les châteaux… On était allés à Lucques, à Volterra, à San Gimignano, à Montepulciano… La province de Sienne n’avait plus de secrets pour nous au bout de quelques jours et, en plus des chefs-d’œuvre de la Renaissance éblouissants de beauté, nous nous laissions tenter par des curiosités moins artistiques comme ce musée de la torture à Volterra, où les instruments les plus barbares étaient exposés, inventés par des sadiques raffinés.

Et bien sûr la tour de Pise, qui était alors en réfection. On ne voyait pas trop l’intérêt de cette tour penchée qui était photographiée sous toutes les coutures et, bien sûr, le musée des offices à Florence où on avait dû se relayer, à trois, pour manger un sandwich et ne surtout pas perdre notre place dans une queue qui s’était formée dès le matin.

Sur les bords de l’Arno, je pensais à Dante, banni de Florence pour avoir prôné une sorte de laïcité avant la lettre qui déniait au pape la capacité d’agir sur les affaires de la cité. C’était au temps de la guerre entre les Guelfes et les Gibelins combattant pour des factions rivales se disputant des morceaux du Saint empire romain germanique. Le bannissement et l’exclusion avaient aussi frappé Guy Debord, accusé par les autorités de la ville de fomenter on ne sait quel complot contre la sûreté de l’État avec l’aide de ses camarades urbanistes italiens. Toujours cette mauvaise réputation…

La nuit, je dormais à peine trois heures, dans une chambre où la chaleur du jour s’invitait le soir. Je faisais, pour compenser, de longues siestes qui me valaient des observations désobligeantes sur le fait que je bloquais tout le monde et qu’on n’était pas là pour dormir. Sur la fin, ils partaient à deux en me laissant finir mes nuits. De toute façon, on était censés avoir tout vu.

On était allés dans un restaurant le soir, la veille du départ, où le personnel et le patron étaient occupés à regarder la finale de la Coupe d’Italie entre l’Inter de Milan et la Lazio de Rome. J’avais pris partie pour les internationalistes contre les fachos romains. On nous servait après des heures d’attente, et le garçon apportait les plats en jetant un regard anxieux sur le téléviseur qui diffusait le match. On avait attendu encore plus longtemps pour l’addition et on était même sur le point de partir, semblant avoir été définitivement oubliés sur cette terrasse au bord d’un trottoir. Il avait fallu l’honnêteté scrupuleuse de Françoise pour nous acquitter d’une note qui avait été payée après beaucoup d’insistance. Cela m’avait rappelé mon père qui faisait trois fois le tour d’un terrain de football en cherchant un éventuel vendeur de billets pour des compétitions amateurs niveau district ou personne n’avait jamais songé à débourser un liard.

J’allais jusqu’à chercher les résultats du Stade de Reims, qui jouait à l’époque en National, dans les pages roses de la Gazzetta Dello Sporte, et je m’abîmais dans la lecture de la gazette qui titrait tous les jours sur le Giro, la saison de football étant quasiment terminée. Nous étions en mai. Je regrettais les tours d’Italie qui avaient lieu en juin avec des coureurs qu’on voyait peu dans nos tours de France juillettistes, et qui en devenaient d’autant plus mythiques. Les Adorni, Balmanion, Cavalcanti, Motta, Basso, Zilioli, Bitossi qui couraient pour des formations comme Carpano (le vermouth, Salvarani (l’électro-ménager), Molteni (le saucisson) ou Ignis (les réfrigérateurs). Françoise et David ne comprenaient pas cette aptitude à décrypter toutes ces informations en Italien, mais je n’avais souvent qu’à deviner, ce qui me faisait parfois commettre les pires erreurs.

Pour la langue, elle était si proche de la nôtre que je pensais à bon droit savoir la parler, sauf que les Italiens ne comprenaient rien à ce que je disais et qu’il me fallait revoir à la fois le vocabulaire et la syntaxe. Françoise n’avait pas le don des langues, et elle s’exprimait souvent par gestes quand David se débrouillait plus que bien, avec des intonations et des accents qui auraient presque pu le faire passer pour un Italien de souche. C’est lui qui la plupart du temps se coltinait les commerçants, les restaurateurs et les passants à qui nous demandions divers renseignements.

On passait beaucoup de temps à sucer des glaces et à boire des cafés qu’on nous servait dans des dés à coudre. Sans parler du Chianti local, bien meilleur que ce qu’on pouvait trouver dans nos pizzerias françaises. La dolce vita dans une Italie que je m’étais imaginée plus bouillonnante, plus rebelle, plus bordélique et surtout plus exubérante. Personne ne fumait dans les rues et les jeunes avaient l’air d’étudiants bien proprets quand les vieux ressemblaient à des sages du temps de l’empire romain, tous disciplinés et sérieux comme des papes. Je cherchais en vain l’Italie de la comédie italienne, de Fellini, des matchs truqués et des gauchistes, l’Italie de l’après 68 et des années de plomb, mais le pays semblait avoir tiré un trait sur tout cela. De vrais européens qui avaient renoncé à tout ce qui pouvait faire leur charme, jusque dans l’excès et la démesure.

Stendhal avait écrit sur Florence, comme sur Rome et sur Naples, même s’il aimait par-dessus tout l’Italie du Nord. Pour Florence, il parlait de « collines cultivées comme des jardins » et était tombé en prosternation devant l’hôtel de ville, le Palazzo Vecchio. Par ailleurs, il trouvait les Florentins « polis et soignés » mais ne pouvait s’empêcher de trouver leur idiome désagréable. Je n’étais pas capable de distinguer ces nuances dialectales, moi qui avait toutes les peines à baragouiner mon italien de cuisine.

C’était l’an 2000, quelque chose qui nous faisait rêver quand nous étions enfants. On imaginait des vaisseaux spatiaux volant entre des gratte-ciels, des robots qui faisaient le travail de populations hédonistes et insouciantes, des machines partout comme dans le Metropolis de Fritz Lang, la meilleure projection de notre futur, vu des préaux de nos cours de récréation. Et puis on avait toujours le même monde avec ses guerres, ses catastrophes, ses épidémies et ses attentats. Tout ce qui avait changé, c’était l’Internet, les réseaux sociaux, l’avidité, le cupidité décuplée, l’actionnariat, la prédation, la corruption, le réchauffement climatique, les traders et le transhumanisme. Sans parler des médias qui encourageaient la stupidité, l’individualisme, le solipsisme et la médiocrité. C’était l’ère de la télé-réalité, des animateurs camelots dégoulinants de bons sentiments et de cynisme. L’ère du nombril. On se disait que finalement, ce n’étaient pas les écrivains de Science-fiction, les Wells, les Huxley ou les Orwell, ou ou les visionnaires à la Marshall Mac Luhan qui avaient prédit la réalité de ces temps. C’était plutôt Andy Warhol et son fameux quart d’heure de célébrité. Oui, c’était ça l’an 2000, juste ça. Plus terrible encore que nos visions de robots et de machines.

On repensait, David et moi, au fameux article de Pasolini sur la disparition des lucioles, qui avait paru dans un numéro du Corriera Della Serra, le quotidien milanais, un article repris dans ses Écrits corsaires. Pour lui, cela signifiait la fin d’un monde et l’avènement d’un nouveau, celui du profit, de la dissociation, de l’individualisme et, par métaphore, du Consensus de Washington et de la mondialisation libérale, de Thatcher et de Reagan. La fin de la classe ouvrière et des utopies communistes, la fin des solidarités et de la coopération, sans parler bien sûr de ce que cette disparition soulignait au premier degré : la fin de la biodiversité. La fin de tout, selon lui, et même pas le début d’autre chose.

Avec David, on passait nos soirées dans un pré à regarder les lucioles, ces insectes que j’appelais dans mon enfance les vers luisants. Des petites lumières qui s’allumaient dans la nuit et qui semblaient nous encourager pour attendre le lendemain, le surlendemain et tous les autres jours. Des bestioles tombées du ciel qui nous montraient que, même au plus profond de la nuit, il pouvait subsister la clarté et l’espoir d’une aube nouvelle. Ici, on les appelait les luccioli et ailleurs, on disait firefly, les mouches à feu.

Pasolini avait écrit cet article en février 1975, et il était mort en martyr 9 mois plus tard. Il nous avait averti du pouvoir des lucioles, et de la calamité pour la civilisation que contenait leur disparition. On ne se lassait pas de contempler ces petites bêtes et leur pouvoir magique d’éclairer la nuit.

Non, les lucioles n’avaient pas totalement disparu, et seul le désespoir absolu empêchait peut-être de les voir.

Il fallait bien rentrer. Prendre un nouveau train de nuit pour une nouvelle nuit blanche. Et c’étaient les mêmes visages blafards, les mêmes cheveux en désordre et les mêmes traits tirés sur les quais de la gare de Lyon où on avait débarqué au matin blême.

On avait pris un café et des croissants et David était reparti chez lui, à Paris. Nous avions encore un bout de trajet à faire et j’achetais, en plus d’un quotidien et d’un hebdomadaire, un exemplaire de L’Équipe du jour. Le journal annonçait que l’Italien Casagrande était bien parti pour remporter le Giro mais que Stefano Garzelli gardait toutes ses chances. Côté football, Reims avait perdu chez lui contre Évry, une équipe de la banlieue parisienne inconnue au bataillon. Ils avaient déjà été éliminés en coupe de France contre les amateurs de Vesoul. Encore une saison ratée. Les Rémois terminaient en milieu de tableau pour leur première saison en National, pour leur retour au football professionnel après des années de disette et d’amateurisme dans des divisions inférieures. J’avais même été les voir à Tourcoing contre l’équipe locale. L’année prochaine serait la bonne ; on disait toujours ça.

Françoise me parlait, égrenant les souvenirs de cette belle semaine, et je ne l’écoutais pas, ce qu’elle me reprochait assez souvent. J’imaginais Pasolini en train d’encourager l’équipe de Bologne dans un stade éclairé entièrement par des nuées de lucioles. Un nocturne italien, ou toscan plus exactement.

On reprenait péniblement nos habitudes, et les derniers jours de mai étaient chauds. Il allait falloir reprendre le boulot et ce poste de responsable de la communication dans une agence de la Cosmodémoniaque qui m’obligeait à sortir un mensuel que j’avais baptisé Sitcoms (soit la communication entre les sites). Il me valait à la fois les moqueries des syndicalistes et les admonestations de la direction lorsque j’allais un peu trop loin. C’était dur d’avoir le cul entre deux chaises mais, si je faisais un sale métier, j’avais une excuse, je le faisais salement, comme avait dit le personnage principal du Voleur, le roman de Georges Darien.

La reprise serait moins pénible avec ces souvenirs de Toscane dans la tête et la vision des lucioles que je pouvais convoquer à tout instant.

Je remarquais que la bonne ville de Marcq-en-Baroeul était jumelée avec celle de Pongi Bonsi et j’imaginais pouvoir m’inscrire à la mairie pour des voyages d’agrément afin d’honorer la gastronomie italienne et de faire un peu de tourisme. Je me ravisais en me disant que ces voyages en compagnie des notables de la ville devaient être extrêmement ennuyeux, si tant était qu’ils m’auraient accepté parmi eux.

Mieux valait garder intacts les souvenirs, le chant des cigales et la faible lueur des lucioles. Firenze mi amor !

11 mars 2023

Comments:

l’égotisme, oui, ça conviendrait bien aussi. Encore que je pense à Stendhal et à ses « souvenirs d’égotisme » quand j’entends ce mot. J’espère que tu vas bien. À une prochaine réunion Pour Politis peut-être ?
DD

Oui, moi aussi j’ai lu cette nouvelle avec grand plaisir. Une preuve ? Je viens de la relire. Mais une question me taraude;:
soit l’auteur a une mémoire d’éléphant,
soit il avait pris des notes tout au long de son voyage (de tous ses voyages, d’ailleurs)
soit il a gardé tous lés dépliants touristiques récupérés et les journaux achetés pendant ses voyages
Et si la bonne réponse était « les trois! », je ne serais pas étonné.

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