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VIVE LA SOCIALE!

Ambroise Croizat, figure emblématique de la création de la sécurité sociale. Photo Wikipedia.

C’est la troisième fois que je voyais La sociale, ce documentaire de Gilles Perret sur la création de la Sécurité Sociale, initiative prévue dans la bible du Conseil National de la Résistance, « Les Jours Heureux ». Le but de la projection, organisée conjointement par la J.O.C, Attac Roubaix – Tourcoing et la F.A.L (Fédération des Associations Laïques) était d’alimenter une caisse de grève pour les salariés en lutte contre la réforme des retraites. Troisième fois, mais je ne me suis pas ennuyé une minute et j’ai encore appris des choses avec un documentaire passionnant et inépuisable. Petit compte-rendu de séance (de cinéma).

Perret avait souhaité faire un film-documentaire sur cette institution sociale qu’est la Sécu, depuis sa création en 1946 jusqu’à sa remise en question aujourd’hui, avec des mutuelles qui n’ont plus grand-chose de social et, surtout, des assurances privées qui frappent à la porte pour nous ouvrir le monde merveilleux de la capitalisation.

Le principe de base est réaffirmé dès le départ : « à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses moyens ». On cotise en fonction de ses moyens et on est remboursés à hauteur de ses besoins. La sécurité sociale se compose donc de quatre branches : maladie, famille, vieillesse (retraites) et la branche accidents de travail et risques professionnels. Tout cela est expliqué d’emblée avec pédagogie et clarté. Tout a été mis en place par le CNR pour que la maladie ne soit plus synonyme d’exclusion et, surtout, que la vieillesse soit un nouvel âge de la vie, et plus une période de déclin vécu dans la misère et le dénuement.

Tout cela est exposé donc, mais là n’est pas le principal intérêt de ce documentaire où Perret tend le micro (et fixe la caméra) à divers interlocuteurs : d’abord un ouvrier de 96 ans – Jolfred Frégonara – fondateur de l’une des caisses primaires d’assurance maladie dans la Haute-Savoie, puis le politiste Frédéric Pierru, la sociologue Colette Bec, le philosophe communiste Bernard Friot et l’historien Michel Étievent. Il y a aussi les détracteurs qu’on voit à la fin, une belle brochette de réactionnaires ultra-libéraux comme Denis Kessler, un dénommé Claude Reichmanou encore le « socialiste » François Rebsamen, ministre du travail à l’époque du tournage et qui semble méprisant à l’égard de la mémoire de Ambroise Croizat, personnage principal de ce documentaire avec une évocation sensible de ce bâtisseur d’espoir par sa fille Liliane.

Les caisses départementales se mettent en place petit à petit, sous la houlette de Ambroise Croizat – syndicaliste CGT et ouvrier métallurgiste – pour la philosophie générale et la direction politique, et de Pierre Laroque – ministre gaulliste du travail du gouvernement De Gaulle à la Libération – pour la technique et la gestion. Les deux étant indispensables, mais le rôle d’un Laroque a été surévalué par l’histoire quand celui de Croizat et des communistes a plutôt été minimisé.

Bernard Friot explique la tâche colossale qui a été accomplie par des milliers de militants s’étant approprié un outil de solidarité en regroupant toutes sortes de caisse (mutualistes, professionnelles, syndicales, patronales, caritatives, religieuses…) pour en faire ce régime général auquel n’ont pas souhaité participer artisans et paysans.

La caméra de Perret nous promène dans les rues d’Annemasse où un retraité de 96 ans, ancien métallurgiste, nous explique comment, avec ses camarades, il a monté l’une des premières caisse de sécurité sociale en Haute-Savoie. Il raconte avec humour et malice tout ce qu’il a fallu faire et décrit tous les obstacles qu’il a fallu contourner car, on l’imagine, le patronat qui faisait pourtant profil bas pour s’être compromis dans la collaboration, n’a jamais donné sa bénédiction à la création d’un système qu’il assimile au collectivisme. Ajoutons qu’il y avait deux syndicats à l’époque, la CFTC, plutôt opposée et la CGT, cheville ouvrière de toute cette complexe mise en œuvre, avec des relais politiques du côté du PCF et des ministres communistes.

Un patronat qui prendra sa revanche en 1967, quand sera instauré le paritarisme, soit la défaite assurée des syndicats dans la gestion de la Sécu au profit des patrons unis face à un syndicalisme divisé. Ce que Pierru explique bien. Une année noire pour la Sécurité Sociale, l’année zéro des temps difficiles qu’elle va s’apprêter à vivre.

À commencer par ce trou de la Sécu dont on nous rebat les oreilles. Là aussi, la parole à Frédéric Pierru : un trou qui se creuse et se bouche en fonction des aléas démographiques et économiques, étant bien entendu que le système n’a jamais été instauré pour dégager des bénéfices. Comment le pourrait-il quand son but est de verser des prestations correspondant au niveau de cotisations, patronales ou salariales. Car c’est bien la cotisation qui tient le système, et Friot le rappelle, qui parle de « déjà là » communiste (comme les services publics et le statut de fonctionnaire). La cotisation et pas l’impôt, soumis au bon vouloir des gouvernants en fonction des crises financières ou des cures d’austérité.

Sans parler des exonérations de cotisations patronales et des petites nouveautés apportées par le gouvernement Rocard, telle la CSG ou la CRDS. Toutes dispositions visant à affaiblir le régime de la cotisation et la redistribution.

L’historien communiste Michel Étievent, décédé depuis, retrace cette histoire qui marque une victoire du mouvement ouvrier. Il nous emmène à la Bourse du travail et devant la maison de Ambroise Croizat, entre deux voyages en TGV. Sa mère était femme de ménage et son père ouvrier, et l’historien, les larmes aux yeux, dit tout le bien qu’il faut penser de cette institution qui lui a permis de faire des études et de choisir sa voie, là où auparavant les enfants des classes populaires étaient condamnés à l’usine ou au bureau dans le meilleur des cas.

Colette Bec, historienne de la Sécu, rappelle justement tout ce qui a changé dans la vie des classes populaires avec la création des Caisses primaires. La fin de la précarité de l’existence. Elle insiste sur l’aspect démocratique de cette gestion ouvrière. Comme Bernard Friot qui parle d’intelligence ouvrière à l’œuvre et de capacité de cette classe sociale à s’organiser. De même pour Frédéric Pierru qui défend avec acharnement l’hôpital public, la sécurité sociale et les retraites par répartition.

L’hôpital public justement, dont nous parle avec beaucoup de conviction Anne Gervais, médecin en secteur hospitalier qui nous décrit un monde tournant de plus en plus le dos aux principes de solidarité et de justice. Ces cliniques privées qui se spécialisent dans les opérations faciles et bien rémunérées en délaissant les malades chroniques laissés au bon soin du public. Médecine à deux vitesses et remboursements à géométrie variable : un panier de soin basique pour les pauvres, des assurances privées pour les riches. « On marche sur la tête », dit-elle, en décrivant des situations vécues au quotidien par l’hôpital public. Elle parle aussi des États-Unis, incapables d’avancer sur le Medicare et où il faut avoir les moyens pour se faire soigner, des moyens mis à la disposition de tous dans le « modèle social » français, héritier de Beveridge (et de Bismarck).

Le film a été réalisé en 2016 et on peut voir les leaders syndicaux de l’époque, Martinez, Berger et Mailly, défendre la Sécu. Avec des nuances toutefois, Laurent Berger précisant qu’il faut réformer pour garder la Sécu en l’état. Comme pour les retraites ?

Il y a aussi ce discours de Frégonara aux étudiants de l’école nationale de la sécurité sociale, une école où trône le portrait de Laroque mais où Croizat semble avoir été oublié. La raison ? On ne sait pas trop. Peut-être justement parce qu’il était communiste.

C’est ensuite le bal des affreux. Reichman, un grand délirant qui parle de la France comme un pays communiste, avec Cuba et la Corée du Nord. Pour lui, les tenants du système sont des sangsues qui font vivre le peuple aux dépens des riches. Insupportable. Il y a aussi Denis Kessler, vice-président du Medef à l’époque, qui voulait « défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ». Tout un programme contenu dans la contre-offensive libérale menée depuis les années 1980 par Reagan, Thatcher et leurs émules, patrons, actionnaires, boursicoteurs et économistes aux ordres.

Perret donne la parole à cette France rance qui n’a jamais digéré cette conquête ouvrière et qui entend bien reprendre les commandes, avec des remises en cause des principes de solidarité et d’égalité qu’elle contient. « Ce n’est pas une question d’argent, nous dit Bernard Friot, c’est une question de pouvoir. La bourgeoisie française n’a jamais accepté de se voir dépossédée de son pouvoir par une classe ouvrière organisée ».

On lui laissera le mot de la fin, lui dont tout le travail théorique vise justement à redonner le pouvoir aux classes populaires et à restaurer un nouveau communisme, par le biais de la cotisation, de la qualification et de l’emploi et du salaire à vie. Vaste programme, aurait dit l’autre, encore plus ambitieux que la Sécurité sociale, d’autant que les vents sont contraires. Mais les utopies sociales n’ont jamais déserté pour autant. Vive la sociale !, donc, comme on dit au moins depuis Jaurès.

La sociale – Gilles Perret – Les films Rouge – 2016

13 mars 2023

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