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LA BANANE POUR MADAME FRAIZE !

Il s’appelle Marc Fraize, il est banlieusard, a fait ses débuts dans une troupe de théâtre à Lyon et son nom de scène est Monsieur Fraize. C’est à peu près tout ce qu’on sait de lui (deux ou trois choses). Il nous avait déjà surpris par un humour insolite, entre Buster Keaton et le Mime Marceau, qui joue sur les silences, le temps, les hésitations, les ratages, avec un irrésistible côté enfantin. D’aucuns ont parlé de « comique de l’exaspération ». Il y a de cela, mais pas spécialement lorsqu’on l’a vu, avec perruque à couettes et dans une longue robe verte fendue (le détail à son importance) incarner cette fois une Madame Fraize. C’était au Splendid de Fives, le 25 mars et on en rit encore…

C’était dans une émission de Laurent Ruquier, dans les années 2010 qui s’appelait On ne demande qu’à en rire. Sur le plateau, des humoristes débutants se succédaient, moyennement drôles pour la plupart. On avait fait quelques exceptions : Zidani, on l’a vu, et cet incroyable Monsieur Fraize. Un jeune homme aux allures de gamin facétieux toujours vêtu d’un polo rouge et d’un pantalon vert trop court. Une sorte de Duduche façon sale gosse qui aurait été dessiné par Reiser.

Dans le jury, Jean Benguigui a parlé de « comique d’exaspération » à son sujet et la formule a fait mouche. Monsieur Fraize est exaspérant par ses mots qui ne viennent pas, pas ses phrases qu’il ne termine pas, par tout ce qu’il laisse en suspens, à la charge du (télé) spectateur, prenant le contre-pied systématique aux propositions qui lui sont faites. C’est le jeu et c’est énervant, mais Monsieur Fraize joue à merveille de ces frustrations qu’il provoque. Il est aussi exaspérant par la lenteur de ses sketches, leur aspect foutraque, en apesanteur, comme un funambule qui resterait suspendu à son filin sans ressentir le besoin d’avancer.

C’était, ce soir-là, un sketch ni fait ni à faire sur un salon de coiffure à Cannes, pendant le festival. Fraize incarnait une sorte de maître Jacques de l’office qui donnait ses ordres et dirigeait son petit monde de shampooineuses et de coiffeuses. Mais là était l’effet comique, ses ordres se perdaient dans le lointain, sans aucun effet sur la réalité et sur les salariées. On entendait des phrases du genre « Sandou, éteignez le sèche-cheveux » ou autres « Pushmina, remontez le casque », répétées 20 fois sans le moindre effet. Les rires fusaient devant ce pierrot lunaire qui distillait ses silences et ses hésitations, créant aussi de la gêne dans le public. Nous en tout cas, on avait envie d’en savoir un peu plus sur ce Monsieur Fraize et son petit théâtre de l’absurde, de l’anodin et du n’importe quoi.

On avait eu l’occasion de le revoir à l’affiche d’un film de Quentin Dupieux, Au poste, où il tenait l’emploi d’un policier borgne au service du commissaire, incarné par Benoît Poelvoorde. On se rendait compte à quel point l’univers de Monsieur Fraize était voisin de celui de Dupieux, foutraque, loufoque, surréaliste et irrésistible.

En savoir plus donc. Monsieur Fraize, Jacques de son prénom, est né en 1974 et il débute dans une troupe de théâtre amateur à Charly (près de Lyon). C’est le théâtre du Sol (clin d’œil au théâtre du Soleil) où il se distingue et remporte plusieurs prix. C’est au tout début des années 2000 qu’il expérimente son personnage lunaire de gamin à la fois naïf et pervers.

En 2011, il apparaît une dizaine de fois dans l’émission de Ruquier et son humour insolite étonne et détonne. Il plaît aux jurés les plus ouverts à ses facéties, mais ne convainc pas les tenants d’un humour plus académique. Peu importe, il a rodé son personnage devant le grand public et peut maintenant vivre de ses spectacles. L’essentiel était de se faire connaître, pas de rivaliser avec les vedettes du stand-up. Pas le même monde.

L’humour de Monsieur Fraize n’est d’ailleurs pas que gestes et silences. Il parle peu et veille à n’avoir aucun contact avec le public, mais le peu qu’il dit est souvent très politique, à sa façon bien sûr. Mine de rien – et l’expression lui va comme un gant – Fraize aborde des réalités sociales, notamment avec un sketch sur les chiffres de la pauvreté en France et de la difficulté d’en rire.

Il annonce sur son compte Facebook son intention de ne plus participer à l’émission de Ruquier dans laquelle il ne se sent pas à l’aise, et on peut le voir au festival d’Avignon en 2013 avec Monsieur Fraize relâche, en fait la promotion d’un spectacle qui ne sera jamais écrit et encore moins joué. C’est tout lui.

La même année, ce sera Monsieur Fraize… Il parle !, soit un spectacle reposant plus sur les mots, sur le texte, mais il n’en n’a pas perdu ses vieilles habitudes. Des textes qui ne ressemblent à rien, doux délire tendre et faussement naïf où il prend l’apparence d’un gosse de 5 ans qui découvrirait le monde. C’est poétique, lunaire et souvent à pisser de rire ; même s’il ne part pas de rien et qu’on sent l’influence de gens comme Dubillard ou Tardieu, mais sans les alibis intellectuels de ces illustres humoristes. On peut aussi penser à un Pierre Rep, à Zouc, à Jean-Paul Farré ou encore à la Dame assise du regretté Copi.

Il refait le off d’Avignon et, en 2015, sa carrière (si on peut appeler ça comme ça) s’accélère lorsqu’il rencontre un homme de théâtre – Alain Dugois – qui va scénariser ses spectacles et, persuadé de son talent et de son originalité, va donner un cadre à sa folie. Dès lors, il devient un pilier du Théâtre du Rond-Point de Jean-Michel Ribes, du Trianon et de l’Européen, avant de faire des tournées en province et à l’étranger (Belgique et Suisse principalement, mais on voit mal son humour s’exercer ailleurs, encore que…).

On a parlé de Dupieux, mais il a joué dans une douzaine de films qu’il serait fastidieux d’énumérer. Parmi les metteurs en scène, il y a Thomas Bidegain, Michel Havanavicius et jusqu’à Guillaume Canet. On peut même le voir dans l’adaptation faite par Canal + du Vernon Subutex de Virginie Despentes, sans oublier Les tutos de Monsieur Fraize, sorte de fiches bricolage pour rire à voir sur le Net.

Voilà pour les présentations mais venons-en à son spectacle lillois. Il dit « Lille Flandres » (le nom de la gare centrale) lorsqu’il s’adresse au public. Il est donc habillé d’une longue robe verte avec des gants de la même couleur, des talons-aiguilles et une perruque. Il boit un verre d’eau avec sensualité et s’écrie « bonheur ! ». On rit déjà. C’est ensuite, entre deux jeux de chaise et replis de robe, des considérations plus que scabreuses sur divers sujets allant de l’invention du lave-vaisselle au Moyen-âge (« fin Moyen-âge ») à des considérations sur l’amour (il ne sait plus s’il doit parler de lui au féminin ou au masculin) en passant par la description entomologique d’une sorte de boîte à bonheur anti-stress achetée pour son couple. Il aime à osciller entre le grotesque et le lamentable et il semble en avoir fait sa marque de fabrique.

Évidemment, la boîte anti-stress ne fait que renforcer la déprime et l’anxiété et Monsieur Fraize n’a pas son pareil pour jouer les ravis au pays des bisounours, comme pour mieux faire ressortir la difficulté de vivre – seul ou à deux – et la vacherie d’un monde dont il ne méconnaît aucunement la dureté et la noirceur.

Il entrecoupe ses sketchs d’un « c’est bon de rire ! » prononcé avec un air niais à faire fondre, et le public rit d’abondance, même si c’est parfois d’un rire exaspéré qui sous-entend qu’il ose tout et qu’il exagère. Il passe en tout cas du coq à l’âne, d’un thème à l’autre avec une aisance rare, jouant pour le coup d’une certaine complicité avec un parterre conquis. Monsieur Fraize a la grâce et il ressemble à un grand enfant inconsolable lâché au pays des adultes.

Perché sur ses talons, la démarche hésitante, Fraize n’en finit pas de rabattre les plis de sa robe pour cacher ses jambes. Ses mimiques et sa gestuelle sont aussi importantes que ce qu’il dit, ou ce qu’il ne dit pas, jouant avec un talent consommé de ses silences et de ses hésitations. Comique d’exaspération ? Certes, mais on adore être exaspéré de la sorte. Il ne se gêne pas pour critiquer les propriétaires de la salle et leur programmation. On lui pardonne tout.

Le clou de la soirée, c’est lorsqu’il se demande s’il par hasard il n’aurait pas fait un AVC sans le savoir, et il demande au public :  « n’hésitez pas à me dire si je tiens des propos incohérents depuis une heure ». C’est exactement ce qu’il vient de faire et tout le monde de hurler de rire.

Ainsi va Monsieur Fraize, et on lui souhaite le meilleur tant son genre de comique est proprement inouï. Il est profondément original dans un univers trop bavard et souvent vulgaire. Il nous aura fait rire une heure et demi durant, et l’exploit n’est pas mince dans un air du temps pas spécialement propice à la franche rigolade.

Thank you Mister Fraize, et à la revoyure. Ramène ta fraise, on sera là. Quand et où tu veux.

Madame Fraize au Splendid (Fives – Lille). 25 mars 2023

1° avril 2023

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