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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 13

COLOGNE

Cologne, le pont Hohenzollern bei nacht. Photo Wikipedia.

On était partis par un petit matin clair de juin, Françoise et moi, et avait pris le métro pour rejoindre l’autocar garé près de la Porte de Paris, à Lille. Direction Cologne pour perturber un G7 ou un G8, on ne savait plus très bien, à moins que ce ne fusse un sommet européen, ce qui se faisait beaucoup à l’époque.

Le bus avait été affrété par le syndicat avec aussi une maigre participation d’Attac et d’A.C !, et, parti de Lille, il devait ramasser des camarades à Arras d’abord, puis à Valenciennes après quoi il serait rempli, plein comme un œuf. À Arras, c’était surtout des syndicalistes du Pas-De-Calais venus des quatre coins du département et, à Valenciennes, pas mal de militants altermondialistes dans la sphère de la Confédération Paysanne ou des mouvements sociaux contre l’OMC.

Même dans ce bus, il y avait des fractures sociales, comme avait dit notre bon président pour se faire élire, surfant sur un constat du démographe Emmanuel Todd. Les syndicalistes discutaient entre eux ou lisaient distraitement la presse, les chômeurs d’A.C ! parlaient de leurs galères et des manifestations qu’ils avaient organisées pour se rendre visibles et les paysans altermondialistes causaient OGM, Bayer, Monsanto et s’en référaient à un numéro récent du Monde Diplomatique. Bref, on avait là un bel échantillonnage des mouvements sociaux post 1995. Ne manquaient guère que quelques trotskystes, et c’eût été complet.

Après Lille, Arras et Valenciennes, c’était la Belgique : Tournai, Mons, Charleroi puis Liège et l’Allemagne, Aix-la-Chapelle avant Cologne. Nach Köln, comme disait les quelques germanistes présents. « Ich gehe nach Köln bei dem zug mit meinen freud Erich ». Me revenait en mémoire cette phrase apprise par cœur au lycée dans le cadre de l’étude des prépositions dans la langue de Goethe : aus, bei, mit, nach, sei, von, zu. Comme quoi, les vieux souvenirs scolaires tapis dans l’ombre pouvaient encore assaillir nos mémoires, longtemps après. Moi qui connaissait surtout la Belgique côté flamand, je n’avais jamais vu la Wallonie d’aussi près et la figure de Raoul Vaneigem s’imposait à moi à la vision d’un panneau autoroutier désignant sa bonne ville de Lessines. Celui qui avait écrit « l’espérance est la laisse de la soumission » avait droit à mes plus profonds respects.

On formait un groupe de six. Il y avait, montés aussi à Lille, Robert et sa copine Nadine, des amis avec qui nous militions contre les manœuvres de l’OMC et les traités internationaux comme l’AMI (Accord Multilatéral d’Investissement), un accord inique tout à la convenances des multinationales avec, en cas de litige avec les états, la création de tribunaux d’arbitrage où étaient appelés à siéger des avocats d’affaire. Même le gouvernement Jospin s’était vu obligé de désengager la France de ce traité et une délégation syndicale s’était rendue au Château de la Muette afin d’alerter les politiques sur les dangers de cet accord scélérat. Il allait malheureusement y en avoir d’autres et, telle l’hydre de l’Herne de la mythologie, il allait falloir être particulièrement agile pour couper chaque tête au fur à mesure qu’elle repoussait. Il y avait aussi les deux montés à Valenciennes, Jacques Lancien, un chômeur activiste de Maubeuge qui nous faisait perdre le boire et le manger avec sa lutte contre un incinérateur en projet dans sa zone, et aussi Guy Van Steenbergen, comme le coureur cycliste, un vieux paysan de l’Avesnois propriétaire d’une ferme à la frontière belge. Il s’était fâché avec toute sa famille, vieille paysannerie catholique, lorsqu’il leur avait annoncé se convertir à la culture biologique. De quoi altérer ses revenus et amoindrir la valeur des héritages en vue. On ne lui avait pas pardonné ce qui était considéré comme un caprice de vieillard sénile.

Autant Van Steenbergen était peu disert, toujours souriant et bienveillant avec tous ; autant Lancien était un agité du bocal, incapable de rester une minute sur son siège, distribuant des tracts aux passagers ensommeillés et haranguant les quidams autour de lui à chaque arrêt du car. Un tempérament, une boule d’énergie qui fatiguait tout le monde et usait les patiences. Nadine l’avait envoyé paître alors qu’il lui reparlait une nouvelle fois de son histoire d’incinérateur pour lequel il avait adressé un courrier au Canard Enchaîné. Il était persuadé qu’on ne manquerait pas de revenir vers lui pour un article saignant, une information qui n’aurait pas manqué d’être reprise par les grands médias nationaux et leurs journalistes seraient accourus pour recueillir son précieux témoignage. Un scandale public enfin devenu grande cause nationale. Le bougre, en plus d’être une sorte de pile électrique aussi excité qu’une puce, était aussi un fieffé mégalomane.

Arrivés à Cologne, des cars venus de Paris et de toutes les grandes villes de province s’étaient garés sur un grand parking à l’extérieur de la ville et il nous avait fallu marcher quelques kilomètres pour arriver dans le centre-ville, là où la manifestation devait se dérouler.

Cologne, c’était pour moi Floh de Cologne, un groupe allemand que j’avais pu apprécier, mais aussi les joueurs du F.C Cologne, comme le gardien honni Harald Schumacher, bourreau du malheureux Patrick Battiston à Séville, les milieux de terrain Rainer Bonhof et Bernd Schuster, ou les attaquants (on disait les Bombers) Klaus et Thomas Allofs, Dieter Muller, Peter Littbarski ou Rudi Voller. Inutile de citer ces noms autour de moi, c’eût été en pure perte.

Nadine râlait à cause de son sac trop lourd et de ses chaussures qui la faisaient souffrir. Bon prince, j’avais pris son sac, sans que ses jérémiades ne s’atténuent. Françoise, elle, détestait marcher et elle faisait malgré tout contre mauvaise fortune bon cœur. Le vieux Van Steenbergen peinait visiblement, accusant son âge et sa condition physique quand son ami Lainé marchait d’un bon pas loin en avant, comme pressé d’en découdre. Il s’agissait bien d’en découdre, car les robocops s’étaient attroupés non loin de la gare, prêts à bondir et à casser du manifestant. Il y avait la police mais aussi des militaires, semblait-il.

De manifestants, il y avait de toutes les sortes. Des jeunes chômeurs qui avaient entamé un tour d’Europe pour protester contre les conditions qui leur étaient faites en plaidant pour une réduction drastique du temps de travail. « Travailler moins, travailler tous ». Il y avait des Kurdes pour la libération de leur leader Oçalan, toujours enfermé dans les geôles de l’état turc. Des activistes anti Otan (ça se traduisait par NATO), qui protestaient à la fois contre toutes les guerres impérialistes et contre les faramineux budgets militaires des pays occidentaux. Des groupes d’altermondialistes allemands brandissaient pancartes et banderoles contre les multinationales et la finance, d’autres exigeaient l’annulation pure et simple de la dette des pays pauvres et d’autres encore exhibaient le pourcentage rouge et blanc censés réclamer une taxation des mouvements de capitaux. La taxe Tobin, du nom de cet ancien ministre de Kennedy qui avait souhaité que son patronyme ne soit pas utilisé aux fins de subversion et de remise en cause du système néo-libéral. « Désarmer les marchés » ? Et puis quoi encore, vous n’y pensez pas ! Enfin, on voyait au loin les black blocks, avec gants de cuir et casques de moto, eux aussi prêts à aller à la castagne. Ils étaient d’ailleurs venus pour cela et cela aurait été pour eux une lourde déception si les choses en étaient restées sur le mode d’une manifestation pacifique.

À l’avant, des syndicalistes de toute l’Europe, les Belges de la FGTB et du CSC, les Allemands de la DGB venus en masse, les Français de la CGT, plus quelques italiens de la CGIL et des espagnols des comités de base. Une belle brochette de syndicalistes qui faisaient une petite place aux maigres troupes de Solidaires, syndicat issu des PTT et qui avait essaimé dans la santé, le rail, les finances publiques et l’éducation nationale, entre autres.

Les rangs étaient formés et tout le monde était en état de marche, comme une armée sociale défilant d’un bon pas. On parlait de 20000 personnes et d’autres renchérissaient à 30000, voir plus selon certaines sources plus ou moins bien informées. On n’avait même pas eu le temps de voir une ville dont il nous faudrait nous contenter d’arpenter les grandes artères arborées. On n’était pas là pour faire du tourisme.

Un groupe de chômeurs se plaignait qu’eux devaient coucher sous la tente alors que les dirigeants s’étaient payés un hôtel dans le centre de Cologne. Ils y voyaient un rappel de leur condition inférieure et protestaient en citant des noms. Des noms que nous étions censés connaître, puisqu’ils faisaient partie de notre syndicat. On avait joué les compatissants, tout en nous étonnant des faits dénoncés. La fracture sociale, encore. « C’est facile de jouer les bonnes consciences humanistes sur le dos des chômeurs », nous avait dit l’un d’eux. Nous avions éludé, sauf Lancien qui s’était lancé dans une diatribe contre les syndicats, ces corps intermédiaires qui n’étaient là que pour amortir et étouffer la légitime colère du peuple. On l’avait laissé délirer, comme d’habitude.

Lancien s’était aussi lâché devant une poignée de journalistes venus recueillir quelques témoignages. Il y avait notamment un pigiste du Nouvel Observateur en costard – cravate et lunettes noires, spécialiste nous avait-il confié des questions agricoles. Van Steenbergen plaidait la cause du bio et mettait en garde contre le brevetage du vivant, les Docteur Frankenstein et les apprentis sorciers de l’agriculture intensive. Lainé lui coupait la parole pour faire le panégyrique d’un ami à lui qui comptait poser sa candidature pour les prochaines présidentielles et dont il était le président du comité de soutien. Le journaliste ne savait plus où donner du micro et il s’était tourné vers moi qui expliquai laborieusement les enjeux de notre présence au sommet, pour les syndicats comme pour la société civile et le mouvement altermondialiste. Françoise lui affirma qu’un puissant mouvement social prenait forme et qu’elle avait décidé de passer la nuit ici pour participer à une marche le lendemain pour accueillir des paysans indiens d’un grand syndicat de l’état du Karnataka venus ici pour dénoncer la révolution verte qui avait fait le désespoir de petits exploitants dont beaucoup s’étaient suicidés. On n’avait jamais parlé de cela, elle et moi. « Vous n’avez pas l’intention de vous présenter aux prochaines présidentielles, vous ? », avait-il conclu, manière de mettre les rieurs de son côté. Nous l’avions rassuré. Le journaliste serait par la suite un grand ami de José Bové, lui tenant la plume pour écrire sa biographie.

On sentait la police de plus en plus nerveuse, et les premières charges furent données en fin d’après-midi, alors que le soleil commençait à se voiler. La bataille fut circonscite aux Blacks blocks qui balançaient divers projectiles sur les boucliers, certains n’hésitant pas à y aller au corps à corps, avec des fortunes diverses. On vit plusieurs visages tuméfiés ou ensanglantés et des camionnettes embarquaient quelques types casqués sans ménagement. Peu désireux d’en rester là, les robocops cherchaient à diversifier leurs prises et plusieurs d’entre nous furent conviés à les suivre aux fins de vérification d’identité. Lancien ne put s’empêcher de protester avec véhémence contre des flics qu’il s’était laissé aller à traiter de nazis. Même si l’obstacle de la langue n’avait pas rendu l’injure totalement perceptible, il fut emmené à son tour, vivant son heure de gloire en saluant la foule autour de lui. Il fut relâché une demi-heure plus tard après qu’on lui eût conseillé de faire profil bas, une performance inatteignable pour lui.

Il nous fallait regagner les cars et on avait dû attendre un peu que les derniers passagers manquants soient libérés par la police ; quelques syndicalistes un peu connus ayant appelé les flics à la clémence. Françoise avait tenu à rester là, avec Lancien. On leur avait offert l’hospitalité sous une tente et il était important pour eux deux d’accueillir les Indiens qui devaient entamer un tour d’Europe passant par Lille, deux ans plus tard. Swami, leur porte-parole, avait déjà posé des jalons pour un grand périple devant les amener de Berlin au sud de l’Espagne. On apprendrait plus tard que ce syndicat était affilié à une confédération dirigée par des nationalistes hindouistes et l’un de ces paysans avait fait l’apologie de Hitler, nous avait-on dit. Mais c’était contre le colonialisme anglais, l’avaient excusé certains. Si c’était pour la bonne cause…

Je repartais avec les trois rescapés, Robert, Nadine et Van Steenbergen. De toute façon, tout le monde somnolait et il valait mieux que Lancien fût absent, qui n’aurait pas manqué de réveiller tout un chacun avec ses slogans et ses tracts . Nadine était toujours aussi geignarde, et Robert toujours aussi guilleret. Jean qui rit Jeanne qui pleure. Moi, j’étais plutôt triste. Je me répétais cet axiome qui voulait qu’un militant triste était un triste militant. C’était un peu ce que j’étais, mais je n’avais pas spécialement de raisons de me réjouir et ce genre d’expédition ne m’emballait pas, moi qui n’était finalement qu’un anarchiste en pantoufles. Et puis, les voyages m’avaient toujours constipé, surtout s’il fallait partir à l’aube.

Je rentrai au milieu de la nuit et Fanny, la fille de Françoise, était allongée sur le canapé avec le walkman sur les oreilles. Je l’incitai à aller se coucher et je faisais de même après avoir trouvé de quoi me sustenter dans le réfrigérateur et vidé une bière de garde. Cela devait être la première fois que nous allions passer le week-end à deux et je craignais le pire, tant notre coexistence n’avait jamais rien eu de pacifique.

Au contraire, elle fut adorable pendant ces deux jours, et je ne la reconnaissais pas. Elle venait au-devant de mes moindres désirs et on avait ensemble de longues discussions où elle paraissait boire mes paroles, presque en admiration. Je lui expliquais les institutions internationales et l’altermondialisme pour les nuls. Je me demandais de quelle substance elle avait abusé mais elle m’avait affirmé qu’elle était parfaitement « clean », comme elle disait, et je voulais bien la croire.

Le lendemain, on était allés au restaurant et au cinéma ensemble, et on donnait l’image d’un père attentionné et d’une fille aimante, sans plus aucun sujet de fâcherie. Je n’en revenais pas et j’en étais à me demander s’il n’y avait pas là matière à m’inquiéter. Mais c’était comme ça, et j’en étais heureux, plus heureux qu’à Cologne dans ma tribu d’altermondialistes à jouer aux cowboys et aux indiens contre la police et l’armée.

Puis Françoise revint et les querelles recommencèrent de plus belle, à croire qu’elle les attisait ou qu’une sorte de rivalité entre elles les rendait agressives. Autrement, elle avait bien dormi, sous la tente, et la mobilisation du lendemain avait été réussie, sans incidents. Lancien était revenu avec elle. Ils avaient pris un bus de militants jusqu’à Liège et avaient fait du stop jusqu’à Lille . Lancien, il ne manquait plus que lui ! Il repartit le lendemain matin prendre le train à Lille.

– « C’est qui ce guignol, avait demandé Fanny dès qu’il eût quitté la maison.

– Un militant, un vrai, y fait pas semblant, lui répondit sa mère. Je me demandais si l’allusion ne me concernait pas, mais j’étais un peu parano.

– Eh ben si y sont tous comme cela, j’aime mieux pas militer ».

Avec Lancien, on avait discuté de la nécessité absolue de convaincre les jeunes générations. Ça commençait bien. Un militant triste est un triste militant, mais un militant joyeux ne suscitait pas non plus l’adhésion. Alors que faire ?, comme disait le vieux Lénine.

24 février 2023

Comments:

Oui, vraiment excellente cette nouvelle, et comme l’écrit ci-dessus Francis Dumaurier: elle fait réfléchir.
Une démonstration implacable que le militantisme peut ne pas rendre aveugle (ni sourd…). Petit détail : « moi qui connaissais, qui expliquais, qui étais »avec un s.

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