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NOTES DE LECTURE 67

À relire ces notes de lecture, je m’aperçois qu’il n’y a pas de numéro 67 quand il se trouve deux numéros 72. J’en profite pour recycler quelques chroniques conservées sur deux fichiers perdus. Ceci pourra expliquer leur brièveté par rapport aux originaux définitivement perdus dans le cyber-espace. Nos excuses aux lectrices et lecteurs attachés si peu que ce soit à ces chroniques.

LUCIEN BODARD – LA VALLÉE DES ROSES – Grasset

Le grand Lucien Bodard, grand reporter en Asie pour le France Soir de Lazareff (il y a couvert aussi bien la Chine de Mao que la guerre du Vietnam) et écrivain précieux dont on a pu apprécier des ouvrages comme Anne-Marie ou Monsieur le consul. Des histoires qui tournent autour d’un gamin délaissé par ses parents ambassadeurs de France en Chine.

Bodard s’intéresse ici à une intrigante – Yi Yi -, fille de paysan qui veut devenir impératrice. Elle use de ses charmes pour approcher la cour et, percée à jour par la mère de l’empereur Hieng Fong, est faite prisonnière, surveillée par des eunuques dont elle réussit à séduire le chef .

Hieng Fong est un empereur débauché, libertin et ivrogne, pédéraste de surcroît. YiYi réussit à se faufiler parmi les 100 filles recrutées dans tout le pays à la demande de la mère qui veut une épouse à son fils. Sur les 100, 30 seront choisies pour devenir ses concubines et une seule sortira du lot.

YiYi, devenue Tseu Hi, parvient au bout d’intrigues toutes plus subtiles les unes que les autres, à devenir impératrice. Juchée sur le trône, elle règle ses comptes avec celles et ceux qui ont fait si peu que ce soit obstacle à son ascension. Elle se débarrasse de la mère de l’empereur, puis du grand surveillant eunuque et elle empoisonne Hieng Fong, régnant sur 500 millions de sujets. On sait sa cruauté et son absence de morale, mais elle fascine et personne n’ose remettre en question son pouvoir et sa domination. Le pays s’est ouvert à une putain cruelle.

La dernière partie voit les colons – Français et Anglais – mettre un terme à cet empire dans le feu et dans le sang. Les dernières pages sont les plus violentes, dans un roman qui comporte déjà plusieurs scènes mêlant atrocités et horreurs. Les barbares ont franchi les portes du céleste empire, et Tseu-Hi n’a plus qu’à abdiquer et à s’exiler.

Moins subtil que Anne-Marie ou Monsieur le consul, qui étaient aussi plus autobiographiques, Bodard s’amuse à nous choquer au fil des pages avec une ambitieuse sans foi ni loi qui accumule les crimes et les pires atrocités dans une amoralité totale. On a toujours la plume d’un grand romancier, volcanique, torrentiel, et des portraits glaçants de personnages tous plus abjects les uns que les autres ; le tout dans un empire où triomphe le mal. Bodard est certes romancier, mais sa connaissance encyclopédique de l’histoire de la Chine pourrait en remontrer à bien des sinologues. Les rêves de grandeur de Yiyi n’avaient aucune chance de se réaliser, mais ils sont devenus réels, entraînant le chaos.

Encore bravo au « gros Lulu », comme on l’appelait à France Soir.

LA BRUYÈRE – LES CARACTÈRES – Flammarion

Déjà à l’école, j’avais un faible pour La Bruyère et je me régalais de ses personnages dans mes livres de lecture. On avait Mopse, le misanthrope dénigrant ses contemporains, son époque et la vie de la cour, mais prêt à accourir pour la moindre distinction. On avait l’amateur de tulipes ou l’amateur de prunes, monomaniaques qui passaient à côté de la vie par leur ridicule marotte. On avait Ménalque, le distrait pathologique. On avait ce « Petits hommes » qui nous mettait définitivement en garde contre les importants et les fâcheux.

Et tant de personnages encore, des dizaines, tous plus ridicules les uns que les autres, tous victimes de leur orgueil, de leur vanité, de leurs lubies. La Bruyère les croque à la perfection dans des chapitres qui sont autant de thèmes où il ne se prive pas de développements philosophiques et d’aperçus lucides sur son époque et sur les nobles, prélats, courtisans et fâcheux qu’il a pu croiser à la cour ou ailleurs. Un vrai jeu de massacre auquel il se livre avec alacrité.

Car La Bruyère avait eu ses entrées à la cour de Louis XIV, avant d’en être écarté. Il était trop lucide et trop caustique pour cet aréopage d’hypocrites et d’envieux. La Bruyère était à la fois écrivain, philosophe et, surtout, moraliste. Un moraliste impitoyable de la stature d’un Vauvenargues, d’un Bossuet ou du Cardinal de Retz. Soit un esprit brillant et prévenu contre la bêtise, les enthousiasmes sur commande et les flatteries de toutes sortes.

J’avais un vieux professeur de Français qui, pour résumer le grand siècle et ses gloires littéraires, usait d’une phrase mnémotechnique : « la racine boit l’eau de la fontaine molière ». Il aurait pu y caser La Bruyère… Quand même, le plus grand.

LEONARDO SCIASCIA – LE CONSEIL D’ÉGYPTE – Denoël

Sciascia le Sicilien, écrivain, philosophe, dramaturge, poète et aussi homme politique (longtemps député du Partito Radicale de Marco Panella), auteur de nombreux romans policiers un peu atypiques. C’est ici l’histoire, à Palerme, à la fin du XVIII° siècle, d’une lutte des classes entre une noblesse soucieuse de conserver ses privilèges et une jeunesse qui aspire à plus de liberté et à plus d’égalité, poussée par la révolution française.

Sciascia nous raconte les intrigues de la cour et les luttes internes entre le clergé et la noblesse pour le pouvoir sur le peuple. C’est dans ce contexte tendu que le moine aumônier Giuseppe Vella, un Maltais, confectionne de faux manuscrits à la faveur de la visite à la cour d’un dignitaire musulman venu du Maroc. L’un de ces faux manuscrits serait écrit par un philosophe arabe qui sape la noblesse sicilienne dans ses prétentions à gouverner. Vella est aussi un diseur de bonne aventure, lisant la destinée de ses semblables dans les astres.

Parallèlement, le narrateur nous raconte la vie de Francesco Paolo Di Biasi, un avocat ayant lu Rousseau et qui veut faire de la Sicile une république. On suit les bisbilles entre clergé et noblesse, cette noblesse des Deux Siciles qui vient de se libérer du joug normand pour tomber dans l’escarcelle du royaume de Naples. Le clergé est soumis par le vice-roi à l’impôt « pois chiches » en vertu d’un vieux règlement datant des Normands qui occupaient le royaume.

Sciascia se plaît à décrire la bassesse et la mesquinerie de tout ce petit monde accroché à ses prébendes et à ses privilèges. Un lutte des classes, déjà, qui préfigure un déchaînement le chaos politique et religieux une fois que le caractère apocryphe du manuscrit a été découvert.

Sciascia, spécialiste de son compatriote Pirandello, est un romancier d’exception qui sait maintenir le lecteur en haleine sur des sujets historiques dont le lecteur français n’est pas familier. C’est dire si son talent redoutable suffit à nous passionner pour des intrigues politiques conduites à fleuret moucheté. Outre la Sicile et ses mœurs, Sciascia était aussi capable d’écrire sur Stendhal ou sur la mort d’Aldo Moro avec, en éternelle toile de fond, la mafia, ce cancer de la société, et ses ravages. Il n’en a jamais eu peur, malgré moult intimidations, estimant que la lutte pour la liberté valait bien tous les risques. Un grand bonhomme et un grand écrivain. Viva Sciascia !

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JEAN ANOUILH – COLOMBE – La table ronde

Les deux Jean – Anouilh et Giraudoux – ont passé le plus clair de leur temps à recycler les classiques de la tragédie grecque pour notre plus grand bonheur. Électre, Antigone, Médée… Beaucoup de personnages de la mythologie grecque sont passés par leurs fourches caudines. Giraudoux, grand lettré et germaniste distingué ; Anouilh, plus populaire et amuseur.

Colombe appartient aux « pièces brillantes » d’Anouilh et elle a été jouée naguère par Danièle Delorme dans le rôle titre avec, entre autres, Yves Robert et Jacques Dufilho. Elle a été reprise plusieurs fois dans différents théâtres.

Madame Alexandra est une actrice vaniteuse et égoïste, totalement dépourvue de la moindre fibre maternelle. Elle a toujours choyé l’un de ses fils, Armand, et doit maintenant faire face à son autre fils, Julien qu’elle a trop délaissé. Julien qui vient lui demander quelques sous avant de partir faire son service militaire, lui qui aurait pu obtenir des dispenses mais qui est fier de servir la patrie.

Il part en laissant sa bien aimée, Colombe, qui lui est soumise. Madame Alexandra proposera à l’ingénue de se produire avec elle sur scène, d’abord dans des petits rôles, puis en haut de l’affiche tant elle semble douée pour la comédie. Alexandra s’en veut d’avoir contribué à l’éclosion d’une rivale, mais Colombe prend confiance en elle et elle finira par laisser Julien à ses obligations militaires. A star is born…

Bon, autant dire que ce n’est pas du meilleur Anouilh (« c’est pas de la nouille », comme disait Francis Blanche), et on peine à s’intéresser à ces personnages un peu trop archétypaux et caricaturaux. Mais bon, on a quand même quelques répliques qui font mouche et cet humour caustique d’Anouilh, anar de droite et ennemi de la société.

L’une de ses filles se prénommait Colombe, comme par hasard et une autre est devenue comédienne. Un anar qui avait l’esprit de famille.

FRANÇOIS BÉGAUDEAU – ENTRE LES MURS – Folio / Verticales

Comme à peu près tout le monde, j’ai vu ce film de Laurent Cantet sur un scénario auquel avait collaboré Bégaudeau lui-même. Bégaudeau l’anar mal embouché pas toujours très sage et son roman qui n’a pas eu l’heur de plaire à toute la communauté éducative.

C’est un professeur de Français en classe de quatrième dont la difficulté principale est de susciter l’intérêt de ses élèves, des jeunes issus de l’immigration pas vraiment captivés par les belles lettres. Ils s’appellent Esmeralda, Souleymane, Khoumba et préfèrent nettement s’intéresser au Rap, au Stand-up ou au football.

C’est toute la progression de l’approche de ce professeur atypique qui fait le prix de ce roman, même si on peut ne pas être sensible à un style brut de décoffrage, écrit comme on parle et sans même l’excuse du « rendu émotif » célinien. On va dire qu’il use d’une langue vivante, celle qu’on parle dans son lycée de banlieue. Pourquoi pas ?

Petit à petit, le professeur décide d’abandonner le commentaire et les batailles d’idées pour se mettre à la portée de ses élèves et se confronter à eux sur leur propre terrain. Se cantonner aux faits, aux gestes, au réel et à la quotidienneté de ce petit monde évoluant loin des discours et des théories.

En fait, le travail du professeur est de jouer avec les affects, les sensations, les sentiments pour faire sortir ses élèves de leur quant à soi et de leur passivité. La méthode n’est pas sans risque, mais elle seule, selon Bégaudeau, permet de recréer un lien qui ne soit pas en surplomb ou d’autorité.

Bégaudeau se définit politiquement comme un marxiste libertaire qui ne croit pas en la révolution. On pourrait le situer dans cette gauche radicale où se retrouvent les Ruffin, Lordon, Lagasnerie et autres Bernard Friot. Une gauche radicale qui est la hantise des bourgeois de gauche et de celles et ceux qui sont passés du gauchisme au républicanisme laïcard et islamophobe. Suivez mon regard…

Rien que pour cela, on aurait tendance à en dire du bien, même si son roman n’est, somme toute, pas si terrible dans sa recherche un peu puérile de choquer le bourgeois. N’empêche, on aurait bien aimé avoir un prof comme ça, plutôt que les cuistres et les guignols qu’on a vu se succéder sur nos estrades. Mais c’était il y a longtemps. Autres temps autres mœurs. Autres murs ?

JEAN-PIERRE CHABROL – LE LION EST MORT CE SOIR – Grasset

Jean-Pierre Chabrol (portrait de Jean-Pierre Houdry), Wikipedia

Ce cher Chabrol, cévenol communiste et ami cher de René Fallet. Un conteur hors-pair dont on a déjà parlé ici mais on ne s’en lasse pas.

Le lion est mort ce soir, c’est l’histoire de Pétrus, un jeune marginal qui débarque dans un village des Cévennes et est embauché dans l’entreprise des sœurs Goureolle. Gise et Miette, deux jeunes femmes qui gèrent un poulailler industriel Les deux sœurs sont bizarres, avec des attitudes qui déconcertent le nouveau venu. Amoureux de Miette, Pétrus obtient d’elle quelques confidences. Elles sont les filles d’Armand Goureolle, dit le capitaine Merlin, héros de la résistance qui, à la mort de sa femme, aurait abusé de ses deux filles.

Pétrus s’enfuit après une semaine passée dans le poulailler qui a subi des coupures d’électricité, rendant incomestibles les couvées d’œufs. D’autant que l’entreprise censée leur acheter les œufs ne leur font pas de cadeaux. Tout le village attendait la chute des sœurs et les conversations malveillantes vont bon train.

On apprend que le père de Pétrus est mort pendant la guerre d’Espagne, côté républicains et que le futur capitaine Merlin, le fameux Goureolle, combattait de l’autre côté avant de s’engager dans la résistance en France. La grande histoire rejoint cette chronique villageoise bien troussée. Chabrol sait ménager ses effets et conduire un récit où l’on se surprend à tourner les pages sans s’en apercevoir. Des pages vraies, sensibles et drôles. Chabrol a toujours été considéré comme un écrivain populaire, manière de sous-entendre qu’il n’a pas les codes culturels et les tendances narcissiques des grands écrivains

Personnellement, on préférera toujours les Chabrol ou les Fallet aux Sollers et aux D’Ormesson. Affaire de goût, ou plutôt question de classe.

RENÉ BELLETTO – L’ENFERFolio / P.O.L

Un roman qui a eu un franc succès dans les années 1980, même si le titre a déjà été utilisé, par Henri Barbusse notamment à propos de la grande guerre. C’était autre chose et il faut être gonflé, ou inculte pour reprendre un titre pareil. Mais passons.

Une histoire abracadabrantesque, comme aurait dit Villepin après Rimbaud, avec un héros – Michel Soler – qui a décidé de se suicider, on ne sait trop pourquoi d’ailleurs… Peut-être cet été caniculaire à Lyon et un mois d’août d’enfer, d’où le titre on suppose.

Évidemment, il ne mourra pas, ne faisant que faire sauter son appartement. Et puis ce sera une suite de hasards qui le font s’associer avec une jeune femme pour traquer des truands d’envergure pratiquant l’art du kidnapping pour un nabables payant grassement.

Michel Soler affronte mille dangers et le personnage falot et suicidaire du début du roman a laissé la place à un séducteur aventurier, prêt à tout pour sauver un gamin séquestré et pour confondre l’armada de truands qu’il a à ses trousses.

On ne va pas détailler l’histoire, contrairement à l’habitude, car c’est complètement absurde, pas crédible pour un sou et finalement plutôt ennuyeux.

C’est Belletto, le genre d’écrivain qui a eu son heure de gloire. Tout ce qu’on peut retenir de ce roman mal fichu, c’est qu’il décrit bien Lyon par un été torride. C’est peu mais c’est déjà ça. Autrement, on ne va pas perdre son temps avec ce livre qui présente peu d’intérêt et veut nous la faire à l’esbroufe, à l’estomac comme disait le grand Julien Gracq, l’anti-Belletto.

Le genre de bouquin qu’on remet aussitôt dans la boîte, après lecture. Et on s’en veut d’avoir perdu son temps à absorber ces 400 pages. Masochisme ou ennui ? Les deux mon général !

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JULES VERNE – VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE – Hetzel / Le livre de poche

J’avoue que j’ai très peu lu Jules Verne et que je ne connais ses romans, ou certains d’entre eux, qu’à travers des films ou des séries TV. Tous ses livres parus dans la Bibliothèque verte me tombaient des mains, et le vieux Verne n’avait pas mes faveurs. Peut-être trop scientifique, trop technologique, trop rationnel pour tout dire.

L’histoire commence un peu comme L’île au trésor de Stevenson, un gamin qui part à l’aventure. Axel, le narrateur, est embarqué par son oncle, le professeur Lindenbrock, un géologue renommé, pour partir en Islande à la recherche du volcan qui offrirait une ouverture vers le cœur de la terre.

Lindenbrock a trouvé dans un grimoire des runes, ou un langage codé écrit par un alchimiste islandais du XVI° siècle. Bien que controversé, son livre indique précisément l’endroit où l’exploration peut commencer.

On suit donc le vieil homme et l’enfant, accompagnés d’un guide islandais, dans leur périple.Si les débuts sont encourageants et prennent l’allure de l’épopée, les difficultés commencent vite avec des boyaux infranchissables et des intoxications de gaz divers, sans parler des éboulis et des calamités diverses. Ils débouchent sur une île à la végétation inconnue et peuplée d’animaux préhistoriques vivant là depuis le déluge. Ils finissent par se demander s’ils n’ont pas rêvé. Lindenbrock et Axel retournent en Allemagne transformés par leur expédition et le gamin peut retrouver la fille dont il était secrètement amoureux.

Voilà, disons qu’on se laisse prendre au récit qui nous replonge dans les livres qu’on dévorait adolescents (Edgar Poe ou R.L Stevenson en tête), avec ce côté un peu fantastique dont Jules Verne parfumait ses histoires.

Ça ne donne pas envie de relire tous ses livres – et il y en a – mais on passe en tout cas un bon moment. Le fatal Picard Verne (d’Amiens même s’il est né à Nantes) ne devrait pas être confiné à la littérature Jeunesse, il vaut beaucoup mieux que ça, Julot.

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DANIEL BEN SAID – MOI LA RÉVOLUTION – Gallimard / Au vif du sujet

C’est en historien que Ben Said fait parler la révolution, dialoguant parfois avec Mitterrand. La révolution qui ne tient pas ses promesses de 1789 et s’étiole, trahie par ses thuriféraires, jusqu’à la terreur et la suite. D’abord, le suffrage censitaire puis les atermoiements et les reculs sur l’esclavage, Haïti, Saint-Domingue, Toussaint Louverture ou Dessalines. On croise des personnages comme Restif de la Bretonne ou Sade.

Autres grandes oubliées de la révolution, les femmes qu’on renvoie aux enfants et au ménage, surtout pas à la citoyenneté et au droits, de vote en particulier. On guillotine Olympe De Gouges pour la seule raison qu’elle fait de la politique et entend gouverner elle aussi. La révolution, ,qui est femme, a de quoi s’insurger. Seuls les enragés les défendront, autant dire l’extrême-gauche.

République et révolution. On pourrait les croire sœurs, mais des sœurs fâchées. Après l’esclavagisme et les femmes, les étrangers. La république universelle d’un Anarchasis Cloots finit sur l ‘échafaud et on lui préfère les concepts de nation, de territoire, de langue, de patrie. L’état jacobin triomphe et Napoléon pourra imposer son code civil.

Citant Michelet, Renan ou Tocqueville, Ben Saïd s’interroge sur la révolution qu’on a trop souvent dite bourgeoise. Il réfute cette vision trop restrictive et fait de la révolution une mystique fraternelle qui aura transformé le monde en profondeur. L’internationalisme et l’égalité sociale étaient possibles, mais c’est l’industrie, le commerce, le nationalisme et la bourgeoisie qui ont vaincu. L’utopie révolutionnaire, qui est centrale pour l’auteur, en a pris un sacré coup.

L’un des chapitres les plus intéressants concerne l’économie et là, il ne s’adresse plus à Mitterrand mais à Rocard, alias Riquiqui. Comptabilité macabre d’abord avec les morts de la révolution, bien inférieurs à ceux des guerres napoléoniennes. Les Montagnards sont dans une économie de guerre alors que les Girondins sont déjà proches de nos libéraux. La révolution que choisissent les Furet et les Nora est celle des Girondins, contre-révolutionnaire en fait. La propriété et ses droits constitue la principale pierre d’achoppement d’une authentique révolution sociale. Au lieu de cela, ce sera l’économie de marché et sa main invisible. L’un des grands mérites de ce livre est d’ailleurs de multiplier les parallèles entre cette époque et la nôtre. Concordance des temps comme dirait Jean-Noël Jeanneney, l’un des grands artisans du bicentenaire.

Dans une seconde partie, on s’attaque à la politique et à ses institutions. Peuple, état, parti. Dictature du prolétariat ou du peuple et bureaucratie républicaine. Ben Said pose la question de la représentation, de la délégation, de la démocratie directe alors que se profile Thermidor. L’éducation est centrale dans ce débat, comme l’avait compris Condorcet qu’il cite comme il cite aussi les ennemis de la révolution tel un Joseph De Maître.

Et puis la terreur, la violence, le meurtre institutionnalisé, la guillotine judiciarisée. Suite logique des révolutions ou paranoïa de révolutionnaires harcelés de toute part. Au passage, un beau portrait de Saint-Just, le dandy de la révolution, l’homme qui en contient toutes les grandeurs, tous les rêves mais aussi toutes les ambiguïtés, toutes les errances. Les Thermidoriens et les Jacobins ont trahi la révolution qui n’est pas sans tâche, mais il s’agissait de sortir de siècles d’injustices, de fait du prince, de famines. Ben Said n’est pas de ceux qui jettent le bébé avec l’eau du bain. Et quelle proportion entre les morts imputables à la révolution et les guerres modernes ? Pas qu’une question d’échelle, mais la place de l’État, de la volonté de puissance, de la barbarie.

La dernière partie, c’est la révolution vue par les historiens (Furet, Ozouf, Leroy-Ladurie et d’autres), et la postérité qu’on lui a donné à travers des personnages comme Saint-Simon, ou Auguste Comte. La révolution confondue avec le progrès et la science. Finalement, Ben Said préfère encore Michelet ou Péguy. Et c’est dans cette partie qu’il est le meilleur, en pamphlétaire furieux maniant l’ironie et l’humour comme personne avec, toujours, cette grande intelligence historique et philosophique.

Dans les dernières pages, il s’insurge contre cette révolution considérée comme un mal nécessaire afin d’accéder à la démocratie bourgeoise du consensus et des grands équilibres où le peuple reste à sa place. L’opinion et l’argent pour laisser le champ libre au marché. Tout ça pour ça… On sent bien que Ben Said, révolutionnaire dans l’âme, ne s’y résout pas. Les dernières lignes sont à cet égard édifiantes : « il faudra tout revoir et tout reprendre. Tout rediscuter et redisputer. Tout remettre en jeu, le passé et l’avenir… ». Un travail d’historien, de philosophe et peut-être surtout d’écrivain. Chapeau !

ÉRJC VUILLARD – LA GUERRE DES PAUVRES – Actes Sud-

Encore un Vuillard, l’une de mes grandes découvertes de l’année avec Richard Price. Ça se passe souvent de la même façon : on en lit un, on est bluffé et on en cherche d’autres.

C’est ici l’histoire, au XVI° siècle et dans cette partie de l’Allemagne qui allait devenir la Prusse, de Thomas Müntzer, un moine révolté qui a vu mourir son père pendu « comme un sac de graine ».

La Bible de Gutenberg vient d’être tirée à des milliers d’exemplaires et, dans le même temps, Luther en appelle à la réforme. Mais Luther ne répondra jamais à une lettre que Müntzer lui avait adressé. Trop subversif, trop proche du peuple pour une religion réformée dont l’aboutissement sera finalement de réconcilier l’église et l’argent.

Au passage, Vuillard nous raconte dans son style toujours rageur et féroce, d’autres révoltes paysannes en Angleterre. Depuis le Kent ou d’autres provinces anglaises, des paysans affamés déferlent vers Londres et prennent d’assaut la tour de Londres où ils décapitent princes et prélats. Les révoltes sont réprimées dans le sang mais c’est toute l’Europe qui en appelle à Dieu directement, et non plus à l’église qu’ils savent corrompue, pour la justice et l’égalité, même dans la pauvreté. Jan Hus, en Bohème, est lui aussi de ces théologiens défroqués qui en appellent à la révolte, au nom de l’église miséricordieuse. Il sera condamné à mort pour hérésie.

Müntzer mènera la révolte des paysans. Armé du « glaive de Gédéon », il fédère les paysans de Souabe avant le Tyrol et jusqu’en Alsace. Vuillard le décrit comme un ange exterminateur atteint de folie, mais il voit aussi en lui l’humilié définitif menant combat pour l’homme. Les émeutes atteignent toute l’Allemagne et les puissants prennent peur, Luther y compris. Des armées se ligueront pour mettre fin à la rébellion populaire et c’est le prince de Hesse qui décimera à coup de canons les paysans armés de fourches ou d’arbalètes.

Le dernier chapitre est consacré au supplice de Müntzer, décapité et dont la tête est jetée en pâture aux chiens. C’est bouleversant, intense et fort et on comprend pourquoi Vuillard, grand pourfendeur du colonialisme et du capitalisme, a voulu écrire sur cette histoire immémoriale. Müntzer et ses hommes ont perdu, mais Vuillard se propose à la dernière ligne de faire un jour le récit de la victoire.

Qu’il reçoive ici tous mes encouragements dans cette tâche prophétique. Le jour où les pauvres gagneront, encore et toujours une histoire de révolution, hein Ben Said ?

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