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DAVID PEACE : L’HORREUR DE LEEDS À TOKYO

Peace dans ses oeuvres.

Il est un peu l’équivalent d’un James Elroy pour la Grande-Bretagne. Une prose hachée, répétitive, obsessionnelle, malsaine. La catégorie polar métaphysique semble avoir été inventée pour lui, moins préoccupé par les enquêtes policières que par les tréfonds de l’âme humaine et le mal qu’elle peut receler. Du Quatuor du Yorkshire aux polars sous influences japonaises en passant par la grève des mineurs en 1983 et le football, sa grande passion.

Les titres de ce qu’on a fini par baptiser de l’appellation générique du Quatuor du Yorkshire sont facilement mémorisables : une série de chiffres, d’années. 1974 – 1977 – 1980 – 1983. De Leeds à Huddesfield en passant par Sheffield et Hull, un enquêteur, différent à chaque tome (ce peut être un pigiste du quotidien régional aussi bien qu’un inspecteur de police) se penche sur la série de meurtres – des fillettes assassinées – ayant traumatisé le Yorkshire et la région des Moers dix longues années, entre 1972 et le début des années 80. On a parlé de l’éventreur du Yorkshire, pour faire le lien avec Jack, l’assassin de prostituées de l’ère victorienne, mais les théories sur l’identité du (ou des) tueur et ses mobiles n’ont jamais été totalement validées.

Peace a d’emblée sa petite idée et nous la fait découvrir au fil des pages et des quatre volumes (de 500 pages chacun). Des collusions entre une police corrompue et alcoolique (des flics qui ont créé une revue pornographique avec clichés maison), des journalistes avides de scoop qui en perdent toute morale (sans parler de déontologie), des chefs d’entreprise du BTP chargés de transformer une ville qu’ils ont mise en coupe réglée et des pouvoirs publics gangrenés… Plus quelques marginaux et obsédés sexuels manipulés par un mystérieux pasteur devenu exorciseur, lequel fera office de bras séculier à tout ce beau monde. Il faut dire que le révérend Law a pour spécialité d’exorciser en faisant un petit trou dans le crâne de ses possédés, à coups de tournevis, et c’est ce qui est arrivé au chroniqueur sportif du Yorkshire Post Jack Whitehead, un peu trop curieux sur la nature de ces meurtres comme sur leur auteur. Le jeune pigiste Edward Dunford reprendra une enquête vue ensuite à travers le regard d’un haut gradé de la police de Manchester, venu là pour surveiller les brigadiers de la police du Yorkshire, tous plus tordus les uns que les autres. Lui est relativement honnête qui reprend l’histoire dans le troisième tome (1980), jusqu’à sa mort violente. Car tous les narrateurs finissent assassinés, suicidés ou internés en hôpital psychiatrique. « Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi », disait Nietzsche. Il s’agit là des profondeurs de l’âme humaine où la pulsion de mort, la peur, le désir et la folie cohabitent dans un grand ça marécageux.

Toutes ces histoires sordides de crimes et ces plongées spéléologiques dans les tourments de l’âme humaine sont écrites dans un style halluciné, syncopé, heurté et d’un lyrisme parfois morbide. S’il est vrai qu’il se sert des techniques du steam consciousness de Joyce et de ses monologues intérieurs, des critiques sont allés jusqu’à le comparer à Sade ou à Lautréamont. N’exagérons rien, il serait plutôt dans la tradition des grands du polar britannique, les Robin Cook ou Jake Arnott, mais s’en distingue par une dramatisation constante et une noirceur sans rémission. Une tristesse poisseuse, un désespoir absolu et la folie qui guette à chaque coin de page. Sans oublier un humour féroce, à froid, et un arrière-plan social marqué par la fin des solidarités ouvrières et la montée du thatchérisme. On sent que Peace a un besoin névrotique de dompter ses démons par l’écriture.

Nous sommes d’ailleurs en plein dans l’Angleterre du social-sadisme de Thatcher avec GB 84 qui décrit au jour le jour la grève des mineurs (1983 – 1984) menée par « le roi » Arthur Scargill et ses troupes. À travers différents personnages : un conseiller proche de Scargill, comptable du syndicat des mineurs ; un « spin doctor » de Thatcher, aristocrate intellectuel dévoyé au service de l’ultra-libéralisme ; un mineur en grève en butte à l’hostilité de sa famille et du voisinage, plus une palanquée de petits truands, d’anciens de la police ou des services secrets employés comme barbouzes pour espionner le syndicat et monter des coups tordus contre les grévistes, Peace nous fait vivre l’affrontement classe contre classe au quotidien. Une fresque sociale plus qu’un polar, on l’aura compris, où les dernières résistances d’un peuple méprisé seront brisées sur l’autel de la cruauté cupide et du mépris de classe. Du Pays de Galles à Nottingham, de Sheffield à Leicester, on suit la grève comme si on y était, rythmée par les bagarres entre manifestants et policiers à cheval. La fierté ouvrière contre les provocations policières, les jaunes et la férocité d’une bourgeoisie qui a décidé la défaite en rase campagne du monde du travail.

Après la victoire de John Major en 1992, il se décide à quitter l’Angleterre et à résider à Tokyo. Suivront deux nouveaux polars sur le Tokyo d’après-guerre : Tokyo Année Zéro ou les états d’âme torturés d’un officier de police dans la société japonaise décomposée et meurtrie de l’après Hiroshima et Tokyo Ville Occupée sur l’affaire Hirasawa, vrai peintre, faux épidémiologiste et surtout empoisonneur en série qui distribuait des pilules de cyanure en les présentant comme remèdes contre une épidémie de dysenterie ayant dévasté la cité en 1948. Ces deux romans sont moins forts que la tétralogie du Yorkshire, mais on y retrouve le style et les obsessions de Peace, seul le décor a changé. C’est juste qu’on préférait la pluie fine et les brumes des Moers au soleil rouge du Japon.

Peace a aussi écrit deux livres sur le football, britannique bien sûr. D’abord, Rouge ou Mort, une histoire de son club fétiche, les Reds du Liverpool FC, vus à travers les yeux de leur entraîneur mythique, Bill Shankly. Match après match, saisons après saisons, coupes après coupes : une chronique obsessionnelle et en apparence délirante du Liverpool des années 60 et 70 écrite avec une précision maniaque et beaucoup d’amour et de respect pour le club, surtout pour tout ce qu’il a pu représenter pour la classe ouvrière du Mersey. Tu ne marcheras jamais seul !

Enfin, et dans le même registre, Damned United, (44 Jours), qui a donné lieu à un DVD éponyme. 44 jours, le temps qu’est resté un autre entraîneur, Brian Clough, à la tête du Leeds United, le grand club du Yorkshire que Peace ne porte visiblement pas dans son cœur. Après Derby County, une modeste équipe vainqueur du championnat en 1972, Clough triomphera avec le Nottingham Forest des Hateley et Francis, mais la focale est mise sur cet entre deux, ces six semaines entre août et septembre 1975 où un entraîneur devient l’ennemi juré de toute une équipe – emmenée par les Giles, Bremmer et Quinn – et de tout un public. Un chemin de croix sur gazon vert, avant la rédemption et la gloire.

Ces deux derniers romans qui viennent prouver que Peace n’est pas qu’un monomaniaque du crime et un obsédé du mal ; c’est aussi un homme de cœur aux passions simples. C’est surtout un immense écrivain qui transcende le genre polar pour aller directement à l’universel en passant par l’humain dans toute sa complexité. Lisez-le ! Give Peace a chance !

Tous les romans de David Peace sont parus chez Rivages / Payot, collection Thriller, avant d’être réédités en poche chez Rivages / Noir.

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