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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (11)

André

De notre envoyé spécial dans les bistrots interlopes, Daniel Grardel

La rédaction du magazine Rock & Folk avait eu la bienveillance de passer un de mes courriers qui vilipendait les doctes critiques se désolant de la pauvreté musicale du punk-rock avec une condescendance appuyée. D’une plume rageuse et polémique, je défendais les groupes anglais apparus à l’automne 1976 et qui ne trouvaient pas grâce auprès d’une certaine coterie d’esthètes addicts au jazz-rock, au kraut-rock ou au rock symphonique. Je n’étais pas encore devenu le maniaque de la lettre aux journaux que j’allais devenir, et ce qui était quasiment mon premier essai m’avait valu en retour – j’avais pris soin de signer avec mon adresse – l’envoi d’un petit livre dont l’auteur, un dénommé André Kyriel que je ne connaissais pas, me félicitait pour cette missive incendiaire autant que maladroite dont j’avais un peu honte, à la relecture. Il avait fait preuve d’indulgence.

Sur la jaquette du livre était inscrite à la main l’adresse d’un bistrot à Lille, La voie lactée, où l’auteur se disait barman, avec son numéro de téléphone personnel. Il m’invitait à venir le voir dans ce bar de nuit situé non loin du centre ville. Je n’hésitais pas à lui répondre après avoir lu en à peine une heure ce petit livre qui ne cachait rien des pensées parasites et diffuses d’un serveur de bistrot, avec des anecdotes drôles, des bribes de dialogues enlevés et une vision lucide de ses contemporains et de la société. Un cri, un long poème en prose, en fait, qui tenait à la fois des surréalistes, d’Henry Miller et des poètes de la Beat generation. Sur la quatrième de couverture, on pouvait lire des commentaires élogieux sur son œuvre signés d’artistes illustres comme Charles Trénet, Jean Cocteau ou Charles Delaunay. J’avais à faire à une pointure et rendez-vous fut pris, puisque c’est lui-même qui me l’avait proposé.

C’est avec un ami que je me rendais une première fois à La voie lactée, où André était en faction, assurant seul le service, au comptoir, derrière le bar et en salle. La musique, du jazz bop, était jouée à fond et il nous était quasiment impossible de communiquer, d’autant que notre homme était souvent amené à se déplacer, le plateau porté la main haute avec une dextérité qui dénotait une certaine expérience du métier. Les quelques clients du bar lui laissaient quand même le loisir de nous parler un peu, à moi et à mon ami Martin. C’est surtout lui qui parlait et nous qui écoutions. Il pestait contre les snobs qui fréquentaient l’endroit, contre leur stupidité et les airs affranchis qu’ils se donnaient en fréquentant un endroit à la mode. Ses jugements peu amènes s’élargissaient à la ville et à la région où le niveau culturel était faible et où le conformisme et l’étroitesse d’esprit étaient partout chez eux. Sans parler du racisme, de la misogynie et de ce qu’on appelait pas encore l’homophobie. « Des pantoufles dans la tête », avait-il conclu, reprenant un bon mot de Léo Ferré, ce qui ressemblait de plus en plus à un soliloque. Il n’aimait pas son métier de loufiat, purement alimentaire pour lui qui n’avait jamais pu vivre de sa plume. Il avait aussi dû s’abaisser à travailler dans la publicité, pour des caravanes.

Tandis qu’il nous parlait, j’avais remarqué que deux filles s’embrassaient au comptoir avec des regards de défi lancés vers nous. Un couple avait commandé du champagne et parlait haut avec des éclats de rire sonores qui paraissaient peu naturels. Pour le reste, quelques dragueurs en mal de conquêtes qui tentaient d’entrer en conversation avec des filles court-vêtues qu’on aurait dit salariées de l’endroit. Un endroit que je situais entre le bar louche et le lupanar où une clientèle plutôt conventionnelle s’encanaillait avec force libations et œillades égrillardes.

Je voyais bien que Martin n’avait pas trop apprécié le personnage, pour lui un vieux phraseur aigri qui ressemblait un peu à Jacques Anquetil. La ressemblance ne m’avait pas frappée d’emblée, mais je devais reconnaître qu’il y avait du vrai. Un visage allongé, presque chevalin, un nez aquilin et des cheveux blancs coiffés en arrière. N’étaient les yeux malicieux et rieurs, la comparaison ne manquait ni de pertinence, ni d’humour. Après quelques bières, Martin s’était impatienté et j’avais informé notre hôte de notre intention de prendre congé, prétextant le fait avéré qu’on ne s’entendait pas et que son emploi empêchait toute conversation soutenue et prolongée. Il m’avait donné rendez-vous pour la semaine d’après, cette fois dans un bistrot où il ne serait pas en faction et où on pourrait discuter tranquillement de musique, de littérature et de politique. C’est lui qui avait fixé cet ordre du jour plutôt à ma convenance.

Ce jour-là, je sortais d’avoir vu un psychiatre des PTT qui m’avait convoqué pour une expertise à propos de la légitimité d’un congé maladie que l’administration commençait à trouver trop long. J’avais invoqué des troubles mentaux et un état dépressif m’empêchant de m’acquitter de mes fonctions depuis mon retour de Paris que j’avais quitté sur un coup de tête, après un dernier joint fumé dans la chaire d’une église des Halles lors d’un concert de Nico ; vague silhouette de femme fatale que je voyais pédaler dans son harmonium. J’avais expliqué laborieusement à l’homme de l’art que ce pétard dont la composition chimique m’intriguait avait déréglé mon esprit, comme ce fameux LSD qui en avait envoyé plus d’un en hôpital psychiatrique. « Dérèglement des sens », lui avais-je dit, paraphrasant Rimbaud. Pas dupe de ce qu’il considérait non sans raison comme de la fumisterie, il m’avait conseillé de faire du sport, de l’équitation surtout, et d’adopter un animal de compagnie, se promettant de faciliter ma réintégration au service actif par le truchement d’un rapport favorable qui serait transmis dans la journée aux autorités compétentes. J’étais loin de partager son enthousiasme et j’allais devoir reprendre le boulot. Un boulot de con dans un centre de renseignement téléphonique où je n’avais passé qu’une courte semaine après envoyé tout promener alors que je m’étais fait engueuler pour avoir emmêlé les fiches sur le tableau lumineux. Finalement, je serai guidé vers un poste plus administratif dans un central téléphonique.

Je fis part à André de cette mésaventure et il partit d’un grand rire en comparant la médecine professionnelle à la musique militaire. Un oxymore, avait-il dit. Je ne connaissais pas le mot. On en était venu aux élections municipales à Paris en passant en revue les candidats. C’était en mars 1977 et on ne parlait que de ça, des Chirac, D’Ornano, De la Malène qui convoitaient le fromage et de Fiszbin qui incarnait la résistance. Puis c’était la surenchère du PCF sur le programme commun et les chances pour la gauche de remporter les législatives de l’an prochain qui s’amenuisaient. Je lui parlais de mes voyages à Londres, de mes virées dans les hauts lieux de la punkitude et chez les disquaires branchés ; j’enchaînais sur les endroits chauds d’Amsterdam, des prostituées en vitrine, de la Melkweg (voie lactée en néerlandais) et du Paradiso. Lui me répondait sur l’air de « j’ai été jeune moi aussi ». J’apprenais qu’il se rendait régulièrement à New York, qu’il y rencontrait parfois des gens comme Allen Ginsberg ou Archie Shepp. J’avais peine à le croire, mais sa sincérité était hors de doute. Il avait 65 ans et une dizaine de recueils de poésie publiés en plus d’une demi-douzaine de romans. Pas du genre à avoir besoin de frimer.

J’apprenais aussi que ses premiers poèmes avaient été salués par Paul Éluard qui l’avait présenté à Breton. Il avait fait partie du groupe surréaliste. Pendant la guerre, il avait été longtemps prisonnier en stalag, avant de renouer avec le tout Paris littéraire. Il avait rencontré Jean Paulhan à la libération pour un contrat chez Gallimard et s’était installé à Paris où il copinait avec Sartre et Beauvoir à Saint-Germain-Des-Prés. Tout cela avant de devenir le secrétaire d’André Gide dans ses dernières années. L’académie française lui avait remis par deux fois un prix de poésie. Dans les années 50, il avait vécu à New York et frayé avec Dizzy Gillespie et Louis Armstrong, puis à Tunis où il avait travaillé pour la radio nationale. En plus, ami de Cocteau qu’il avait assisté sur le tournage de La belle et la bête. J’avais devant moi quelqu’un qui représentait tout ce qui comptait pour moi, tout ce qui m’importait. Il était ce que j’aurais voulu être et je m’étonnais que ce genre de personnage eût pu rester anonyme, quelque part dans la banlieue de Lille. Il venait de publier trois romans, dont celui qu’il m’avait envoyé et je lui achetais le dernier qui venait juste de sortir. Je le lisais dans le tram du retour, quasiment d’une traite, émerveillé devant un style qui me rappelait la prose rythmée et fluide d’un Jack Kerouac. Comme un long solo plaintif de saxophone.

Peut-être déçu par cette entrevue où je n’avais pas été à mon avantage, me contentant de l’écouter, André ne chercha pas à me revoir. Je laissais quelques messages sur son répondeur, sans qu’il ne daigne me rappeler. Je notais son adresse à tout hasard, ayant l’intention d’écrire un jour et, pourquoi pas, de me recommander de lui. Mais ce n’était guère que velléités, et je renonçais pour l’heure après quelques essais insatisfaisants.

Dix ans plus tard, j’étais devenu un improbable chef d’équipe dans un service commercial des télécommunications. J’étais en contact avec un central téléphonique pour la mise en service des lignes et tombais par hasard sur une opératrice du nom de Brigitte Kyriel, qui n’était autre que l’épouse d’André. Le soir même, elle lui avait parlé de moi et il gardait un vague souvenir de notre rencontre. Le couple m’invitait à venir le voir et j’avais déjà trois romans non publiés à mon actif. Peut-être qu’André, avec son entregent, pourrait m’introduire dans une république des lettres dont les frontières refusaient de s’ouvrir à moi.

J’avais rassemblé mes manuscrits dans un grand sac plastique avant de me rendre à leur domicile, un petit pavillon à une trentaine de kilomètres au sud de Lille. Je faisais la connaissance de Brigitte, que je n’avais jusque-là entendue qu’au téléphone. Une petite brunette dont les beaux yeux verts étaient cachés derrière des lunettes aux verres épais. Une femme tonique et chaleureuse habillée à l’indienne avec un bandana dans les cheveux. Lui était tel que je l’avais rencontré dix ans plus tôt, en jean et col roulé, fumant cigarettes sur cigarettes et toujours aussi volubile. Il ne jeta même pas un œil à mes manuscrits, réglant l’affaire définitivement en me disant qu’il n’était pas un bon critique et que, de toute façon, il ne connaissait plus personne depuis qu’il s’était établi ici après sa retraite, pour ses vieux jours. Je lui proposais quand même d’en lire un, pour voir, mais il ne relevait pas et je sentais bien qu’il eût été indélicat d’insister.

Au travail, j’avais encore parfois Brigitte au téléphone et je lui demandais invariablement comment se portait André. Elle me répondait qu’il n’allait pas très bien, qu’il était malade, toussant, expectorant et respirant difficilement. Je lui promettais d’aller le voir, mais je n’en fis rien et elle finit par m’apprendre qu’André était décédé des suites d’un cancer du poumon, à 76 ans. Je ne me souviens plus si j’avais raté l’enterrement du poète par négligence coupable ou par le fait d’avoir été prévenu trop tard. Dans tous les cas, je regrettais de n’avoir pu assister aux funérailles d’un homme pour qui j’avais une grande admiration et le plus profond respect.

Je ne sais pas non plus si c’est cette absence que m’avait reproché Brigitte, un jour que je la revoyais à l’occasion d’un hommage à André rendu dans les locaux de la mairie de Lille, au dixième anniversaire de sa mort. Elle m’avait battu froid, sans me témoigner le moindre égard, loin de sa gentillesse habituelle. J’en avais déduit, peut-être hâtivement et motivé par ma culpabilité, qu’elle avait envers moi du ressentiment pour n’avoir pas su ou pas voulu être le compagnon des dernières heures de son défunt mari.

Peut-être, inconsciemment, lui en avais-je voulu pour le peu d’attention qu’il avait accordé à mes livres, ces enfants de papier mort-nés qui encombraient mes tiroirs. Mais qui étais-je pour chercher l’adoubement d’un écrivain confirmé qui avait connu et côtoyé les plus grands ?

Plus tard, des biographies sont sorties sur André, et la ville de Lille a honoré régulièrement sa mémoire. Je n’ai jamais plus eu de nouvelles de sa veuve et j’ai toujours le souvenir de ce grand gaillard efflanqué qui, auteur reconnu, m’avait gentiment envoyé un de ses livres en toute amitié, pour avoir lu quelques lignes qui se voulaient percutantes mais n’étaient qu’agressives et insultantes. Ne serait-ce que pour ça, je lui devais bien une reconnaissance éperdue et une immense gratitude.

Je n’avais pas été à la hauteur d’une rencontre inespérée et j’étais passé à côté d’une amitié sincère et désintéressée. « L’amitié, il n’y a que cela qui compte », écrivait Antoine Blondin. Ce n’est qu’en vieillissant que j’avais pu mesurer à quel point c’était vrai. J’ai maintenant dépassé l’âge qu’avait André quand je l’ai rencontré pour la première fois, et il m’arrive de repenser à lui, à ce vieux poète qui avait tendu une main secourable à un jeune homme aussi arrogant que paumé.

Si la vieillesse est parfois un naufrage, la jeunesse n’est trop souvent qu’un manque de gratitude et de reconnaissance aussi périlleux. Mon histoire avec André en témoigne. Il ne nous aurait guère manqué que l’alcool et les feux d’artifice pour pouvoir jouer une version du Singe en hiver qui aurait échappé pour le coup à la fiction. Salut à toi, camarade !

18 février 2021

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