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LES KINKS, UNE NOSTALGIE CHRONIQUE

Les Kinks en 1966, avec les frères Davies à gauche

Le documentaire de Christophe Conte sur les Kinks, passé récemment sur Arte (les trouble-fêtes du rock anglais) a remis le groupe tant soit peu dans l’actualité. Pas question ici de retracer leur histoire, c’est déjà fait dans un livre écrit avec mon ami Jacques Vincent (1), mais le prétexte, l’occasion, de se remémorer ces années où je suis devenu un Kink Fanatik. Une bouffée de nostalgie en parfaite harmonie avec ce qu’aura été ce groupe exceptionnel.

« You Really Got Me »

On se demandait souvent, dans la cour de récréation, qui venait en troisième position derrière les Beatles et les Rolling Stones. Ça se bousculait au portillon entre Hollies, Who, Yardbirds et autres Animals. Je ne comprenais pas pourquoi on parlait des Biteuls, prononciation contraire à toute lecture académique telle qu’on nous l’avait enseignée. Quant aux Kinks, les plus anglophiles de mes camarades traduisaient ça par « les rois », sauf qu’il y avait deux « k » et que l’explication ne tenait pas. Leur « You Really Got Me » s’était classé n°1 et je ne n’avais pas encore eu l’occasion d’entendre ce riff assassin et cette plongée apocalyptique dans le chaos sonore. J’avais 10 ans et tout le temps de découvrir les Kinks.

« So Mystifying »

Un an plus tard, le grand frère d’un copain avait mis le disque sur un vieux Teppaz. C’était encore les Kinks, et il avait collé au mur de sa chambre une photo d’eux sur fond de tissu écossais. Le chanteur avait cet air sarcastique de fin renard. On aurait dit John Steed, le héros de Chapeau melon et bottes de cuir, avec une perruque. Le guitariste lui ressemblait – j’appris par la suite que c’était son frère – mais avec les cheveux encore plus longs et un petit air voyou. Le bassiste semblait l’incarnation du mod tel qu’on se les imaginait ici : veste de chasse, chemise à jabot et regard plein de morgue. Le batteur faisait un peu pièce rapportée, pas vraiment à la hauteur avec ses cheveux en pétard et son sourire niais. Ils avaient la réputation d’être mal embouchés et de se battre entre eux sur scène (et ailleurs). À côté d’eux, les Beatles passaient pour de gentils garçons et les Stones pour des faux durs. C’était leur légende.

« Set Me Free »

Dans le hit-parade de Salut Les Copains (vers l’été 1965), le titre se traînait en bas de classement et le journal présentait les groupes anglais dont on reparlerait demain. Les Kinks étaient photographiés sur un quai de la Tamise, à cheval sur une sorte de canon ou bombarde avec des défroques de dandys à la Dickens. Dentelles et jabot. L’article évoquait aussi une tournée américaine estivale qui s’était mal passée et le groupe était interdit de tournée aux États-Unis pendant trois ans, « pour conduite non professionnelle ». Décidément, de drôles de pistolets.

« A Well-respected Man »

C’est cette fois une cousine qui m’avait fait découvrir cette version anglaise d’une chanson que j’attribuais naïvement à Petula Clark (« Un jeune homme bien »). C’était bien Ray Davies, le chanteur, qui en était l’auteur et, plus âgée que moi, Annie m’avait traduit les paroles en insistant sur l’humour et la dérision (je ne connaissais pas le mot) de ces couplets qui étaient une charge contre les classes moyennes britanniques et leur conformisme. Annie m’avait longuement parlé du contenu social de la chanson et avait poussé la comparaison avec Bob Dylan et ce qu’elle appelait les « protest-singers ». En tout cas, ces gars-là me plaisaient de plus en plus.

« Sunny Afternoon »

Je savais maintenant un peu d’anglais et on s’était amusés, à l’école, à traduire la chanson, celle qu’on entendait partout et qui disputait avec James Brown et Frank Sinatra les premières places des hit-parades de cet été-là. La « big fat mama » désignait en fait la reine, nous avait soufflé notre professeur d’anglais – madame Prouvost – et elle avait ajouté que cette petite merveille mélodique était une satire de l’aristocratie anglaise déclassée condamnée à modérer son train de vie en pestant contre les impôts et les taxes. Elle avait parlé d’un La Bruyère pop à propos de Ray Davies. J’avais apprécié la formule. Elle avait ajouté que Kink voulait dire tordu au sens inverti. Homosexuel quoi.

« Dandy »

Il y avait aussi une version par Herman’s Hermits, mais celle-là était bien meilleure. « Dandy, you’re alright !» s’égosillait Ray à la fin, comme pour conclure à l’arraché sa profession de foi. Le dandy avançait seul, il n’avait pas besoin de sympathie et il resterait célibataire. Un auto-portrait ?

C’était l’une des figures de sa galerie de portraits, avec l’homme respectable, le suiveur de mode et la fin de race hédoniste. Bien avant Lola, Powerman, Mister Flash, Johnny Thunder le brigand bien aimé, le Vicaire, le Clochard et tant d’autres. L’Angleterre des Kinks, celle d’Oscar Wilde, de Thackeray ou de Thomas Hardy.

« Dead End Street »

« What are we living for ? / An appartment on the second floor ». En décembre 1966, j’entendais souvent ce titre sur Radio Caroline et je repensais à la dimension sociale des chansons de Ray Davies, sur laquelle on avait déjà attiré mon attention. Une voix traînante, des cuivres et encore une mélodie magique, minimale et sublime à la fois. La BBC avait interdit un petit film promotionnel où les gaillards mettaient en scène un enterrement pour rire. Une classe ouvrière condamnée à vivre et à mourir dans l’impasse. De la satire sociale qui ne se prenait pas au sérieux. C’était bien leur genre.

« Waterloo Sunset »

Terry pour Terence Stamp et Julie pour Julie Christie. C’est ce que Ray Davies avait confié dans une interview dans la presse musicale anglaise. « Everyday I look at the world from my window ». Ray le moraliste amer observait donc le monde depuis sa fenêtre, sans tendresse pour ses contemporains. Mais ce couple d’amoureux de la gare de Waterloo avait le don de l’émouvoir. Des chœurs séraphiques sur une mélodie subtile et sophistiquée. J’étais devenu un fanatik et j’allais pour la première fois à Londres pour un voyage scolaire. On descendait à Victoria station, pas à Waterloo. J’étais déçu.

« Lola »

Sans notre attachement indéfectible au groupe, on aurait pu oublier totalement les Kinks ces deux dernières années. Tous les groupes anglais prenaient le tournant psychédélique et eux en étaient restés aux pubs et à la bière. Ils n’avaient pas fait Monterey et encore moins Woodstock ou Wight. Leurs deux albums précédents, l’écologiste et nostalgique Village Green Preservation Society comme l’anticolonialiste et très politique Arthur (or the decline and fall of the British empire) s’étaient ramassés et il avait fallu beaucoup de goût et de constance pour leur rester fidèle. Les concept-albums avaient remplacé les hits et les pop stars se piquaient de références culturelles.

Et puis il y avait eu ce hit inespéré qui les replaçait en première division. L’histoire de la rencontre avec un travesti et du trouble qui en résultait. Un plaidoyer pour la tolérance. À part ça, le bassiste, Pete Quaife, avait suivi sa petite amie au Danemark et c’est John Dalton, un ancien mineur de fond, qui tenait la basse. Les Kinks venaient de la classe ouvrière et ne l’oubliaient pas.

« Strangers »

Avec ce vers indépassable dû au génie involontaire de Dave : « mais si je vis trop vieux j’ai bien peur de mourir ». « Strangers on this road we are one / we are not two we are one ». Une chanson que j’avais choisie pour la bande-son de mon mariage, en plein accord avec mon épouse. Déjà, j’avais tenu à ce qu’on m’achète « Sunny Afternoon » (le EP) pour ma communion solennelle. Il faudrait que j’en trouve une autre pour mon enterrement.

Ray, éternel nostalgique, regrettera ensuite les angry young men, les teddy boys, Johnny And The Hurricanes, les trains à vapeur, la Hammer film, Clement Attlee ou le cricket, dans le désordre.

« Celluloïd Heroes »

La nostalgie des années 50 et des mythologies hollywoodiennes avaient donné naissance au Rock décadent : platform-boots, velours, satin et maquillage. Depuis deux ans, les Kinks pouvaient enfin tourner aux USA et y triompher avec un subtil mélange d’élégance et de vulgarité. Ray semblait se foutre du public et aspergeait les premiers rangs avec le jet de ses canettes de bière quand Dave multipliait frasques et facéties. John Gossling avait rejoint le groupe aux claviers et les Kinks étaient maintenant chez RCA après avoir rompu des lances avec le staff de Pye records, les Larry Page, Shel Talmy, Robert Wace et Greenville Collins de leur première époque en étant restés outrés. The moneygoround.

« Everybody’s in showbiz, and everybody’s a star », chante Ray à tue-tête, et les héros de celluloïd ne meurent jamais vraiment. Les Kinks au cinéma avant les Kinks à l’opéra. Les ventes sont en chute libre et RCA finira par leur dire qu’ils sont dans le show-business, pas dans le « talent » business. On ne saurait être plus clair. Cela n’empêche pas les derniers fanatiks de les suivre dans tous leurs déplacements, comme des supporters d’une équipe de football. J’en étais.

« Rock’n’roll Fantasy »

Une demi-douzaine d’opéras rock plus tard (Preservation Act 1, Act 2, A soap opera, Schoolboys in disgrace), les Kinks signent pour Arista et en reviennent parfois à la « bonne chanson » chère à Verlaine. Des albums rock FM qui n’ont plus les charmes d’antan et, sans prévenir, des retours en grâce comme ce « Rock’n’roll Fantasy » qui suinte de nostalgie et de mélancolie.

Ray pleure sa jeunesse enfouie et peste contre le cirque pop et ses animaux tristes, d’où toute subversion et toute révolte sont désormais absentes. Le punk s’est efforcé de balayer tout ça, mais le show-biz, à l’instar du capitalisme, récupère tout. Ne reste plus qu’à vivre dans un monde de chimères et de fantaisie. On y est si bien.

« Did Ya »

Et une dernière pour la route, qui figure sur Phobia, leur dernier album studio en 1993, et qui prouve que les frères Davies en avaient encore sous le pied. On a pu les voir, la même année à la fête de l’Humanité où ils s’étaient déjà produits en 1974. L’un de leurs derniers tours de piste, de leurs derniers concerts qui n’étaient souvent que joyeux bordel, avec des moments de grâce.

30 ans de Kinks… Ce fut un délicieux moment.

(1) : Les Kinks – Histoire d’une nostalgie chronique – Didier Delinotte et Jacques Vincent 1993 chez Parallèles (épuisé), réédité en version augmentée chez Camion Blanc en 2016.

3 mai 2021

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