Le site de Didier Delinotte se charge

NOTES DE LECTURE (34)

ROLAND BARTHES – FRAGMENTS D’UN DISCOURS AMOUREUX – Points Essai / Seuil.

Caricature de Roland Barthes, y compris le fume-cigarette.

Bien au-delà de ce livre, il y a quelque chose de fascinant chez Barthes. C’est un pur intellectuel, un universitaire au savoir encyclopédique, aussi féru de littérature, que d’histoire, que de mythologie ou de philosophie. Un puits de science et un Pic de la Mirandole de toutes les sciences humaines et on en vient à se demander si de telles personnalités existent encore à l’heure actuelle où les champs culturels sont séparés, où les savoirs sont fragmentés, éclatés. De ce point de vue, Barthes répond parfaitement à la définition qu’on avait de l’honnête homme au XVIII° siècle, sauf que lui est presque infini. Un type, un archétype, inouï et hors norme, à la fois prodigieux et monstrueux. Il n’est qu’à se rappeler tout ce qu’aura été Barthes tout au long de sa vie : historien, philosophe, linguiste, philologue, sociologue, sémiologue… À peu près tout, sauf écrivain ou plutôt romancier, lui qui a pourtant écrit l’indépassable Préparation au roman.

Ces Fragments se présentent comme un abécédaire, qui va de S’abîmer à Vérité, en passant par l’angoisse, l’absence, la jalousie, la langueur, le suicide ; tous les états par lesquels passe l’être amoureux qui a transféré son moi, ou pour le dire autrement sa vie, sur l’objet de son désir. Des états qui sont des figures de l’être amoureux, classées dans un ordre alphabétique et truffées de références puisées dans la philosophie, dans la littérature ou dans la psychanalyse. On cite beaucoup Nietzsche, Freud, Bettelheim ou Goethe et Les souffrances du jeune Werther constituent une sorte de fil rouge à l’ouvrage. Il cite aussi beaucoup Rusbrock, un clerc brabançon du XIV° siècle, comme il cite Flaubert, Stendhal, Dostoïevski ou Alan Watts. Des citations qui ne viennent pas alourdir le propos, mais qui au contraire le mettent en tension et n’altèrent en rien le plaisir de la lecture.

Tout est éclatant d’intelligence dans ce livre et on s’en veut de ne pas saisir tous les concepts et toutes les références faute de n’avoir ni sa culture ni les clés de ses savoirs universitaires. Tel qu’il se présente en tout cas, ce livre nous ravit par l’étendue des questions qu’il soulève et, surtout, il nous invite à aller plus loin dans les vastes champs de savoirs que Barthes nous laisse entrevoir.

Il est des intellectuels qui nous vaccinent d’emblée par leur cuistrerie, leur jargon et leur entre-soi. Barthes est, tout au contraire, un merveilleux passeur. C’est déjà le fragment d’un discours presque amoureux. Roll on Barthes !

SANDRA LUCBERT – PERSONNE NE SORT LES FUSILS – Points / Seuil.

« On va faire quelque chose de formidable et ce sera la fin des gens ». Telle est la dernière phrase de cet essai glaçant sur le premier procès des trois dirigeants de France Télécom / Orange, en 2019. Manquaient à la barre, et Lucbert le dit bien, les vrais précurseurs, Michel Bon et sa folie d’achats et de valorisation boursière, et Thierry Breton et les premières mesures drastiques et inhumaines pour désendetter l’entreprise . Finalement, Lombard, Wienes et Barberot, les accusés (plus quelques dirigeants subalternes) n’auront qu’à suivre les prescriptions de Breton, devenu commissaire européen et véritable ayatollah de l’ultra-libéralisme. Ce qui n’excuse en rien les prévenus, au contraire, dans leur incapacité à faire preuve du moindre esprit critique et dans leur zèle à appliquer les recettes. Ainsi Lombard, un ingénieur télécoms plutôt ancienne école, va se muer en bête féroce au service de l’actionnaire.

On craignait un ouvrage de sociologie un peu barbant. Il n’en est rien, même si des notions de sociologie, d’économie et de philosophie sont là, mais ne nuisent pas à la conduite du récit. Un récit cursif et drôle tout en étant implacable où la question est : comment transformer le personnel, les hommes et les femmes, en liquidité, en flux (l’auteur dit flow). Elle convoque pour sa démonstration des figures de la littérature comme Kafka et les supplices de La colonie pénitentiaire, Rabelais et ses moutons de Panurge ou Melville et son Bartleby, celui qui « préfère ne pas… ». Complaire aux marchés financiers est devenu l’obsession de ces dirigeants qui renient la culture technique de l’entreprise et veulent en faire un centre financier dans le cadre duquel les salariés sont devenus des obstacles, par leurs rigidités et leur seule présence, le tout dans une multinationale dont le seul horizon est de générer du cash-flow.

Lombard dira, « cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête ». « Il y avait donc une fête ? », interroge l’autrice avec malice.

En tant qu’ancien salarié, et élu du C.E d’une division nationale à cette époque, je peux témoigner que la fête ne devait concerner que quelques élus dans les étages supérieurs, dans la stratosphère ; notre lot quotidien étant plutôt d’apprendre un nouveau suicide ou un autre collègue mis en congés longue maladie. Un gâchis social, mais une réussite économique, insiste Lombard.

En page 4 de couverture, on peut lire cette critique de Mediapart : « ce livre-là ne s’occupe pas de conclure : il travaille à préparer quelque chose ». C’est tout à fait vrai tant il propose d’en finir avec le langage capitaliste, les flux, la liquidité, l’immatériel et bien d’autres concepts qui empoisonnent nos vies depuis longtemps. Au vrai, il ne se limite pas au constat et à la déploration mais plaide, à travers cet exemple concret, pour une sortie de l’imaginaire capitaliste et une réhabilitation de l’humanité dans tout ce qu’elle peut avoir de richesse, mais aussi de solidité (pas liquide) et de besoin de repères. Vaste programme, aurait dit l’autre. Mais ce livre est tellement intelligent qu’il nous oblige à y croire ou au moins à y travailler, sous peine de mort collective.

ALEXANDRE DUMAS – LA DAME DE MONSOREAU – Le livre de poche classique.

J’ai passé une bonne partie de l’été à lire les deux volumes de La dame de Monsoreau. On s’occupe comme on peut. Un roman historique, de l’histoire romancée ou plutôt de l’histoire romanesque, comme on voudra, mais du consistant, du roboratif, du qui tient au corps, comme disait Cavanna.

Dumas est né la même année que Victor Hugo, mort plus jeune. Un forçat de la littérature avec une œuvre colossale à base de romans d’un minimum de 1000 pages foisonnant de personnages, de situations et d’intrigues compliquées.

La Dame de Monsoreau tient la place centrale dans sa chronique du XVI° siècle, de la Renaissance en France, entre La reine Margot et Les 45. Soit les règnes de Charles IX, Marguerite de Navarre, Catherine de Médicis, Henri II, III et IV. C’est ici la cour de Henri III qui nous est dépeinte, le bon roi Henri avec ses mignons et son bilboquet. Henri III et ses ennemis plus ou moins signalés, à commencer par le Duc d’Anjou et ses reîtres, ou le Duc de Guise et Madame de Montpensier. Ses quelques amis aussi, les mignons, le fou Chicot, personnage central, et le Sire de Bussy, pourtant à la solde du Duc d’Anjou mais dont la noblesse de cœur favorise ce rapprochement aux dépens du Comte de Monsoreau et du duc. D’ailleurs, les amis d’un jour sont les ennemis du lendemain et tout tourne très vite en fonction des retournements d’alliance et des serments trahis.

Le roman commence avec le mariage de Saint-Luc, ancien mignon qui a viré sa cuti. Antoine Blondin, préfacier du premier volume, résume merveilleusement bien l’intrigue et, comme il dit, la composition des équipes : « Le roi s’appuie sur ses mignons : Quélus, Schomberg, Maugiron, d’Épernon, jeunes gens dépravés et farouches dont la fureur de vivre tendrement défend ses privilèges avec férocité. C’est le règne des blasons roses. Le duc d’Anjou convoite la couronne de son frère avec son carré majeur, qui se présente dans la formation suivante : Bussy (capitaine), Antraguet, Riberac, Livarot… / … Enfin, il faut compter avec l’arbitre. Celui-ci est de classe internationale. Avec Chicot bouffon du roi, nous rencontrons une des plus captivantes figures qu’ait dessinées Dumas… ». On peut aussi, pour filer la métaphore sportive, confier la VAR au sieur Bussy, « le bon Bussy », celui qui respecte le roi tout en servant le duc. Bussy l’amoureux éperdu de Diane de Monsoreau, épousée de force par le comte du même nom, grand veneur du roi. Bussy, le seul héros positif du roman, homme d’épée, de cœur et d’esprit. Il servira le duc d’Anjou, « double nez » selon Chicot mais surtout double face, jusqu’à en périr. L’Anjou province rebelle qui défie le roi, sa cour et son pouvoir. Il y a aussi un moine ami de Chicot, Goronflot, frocard ivrogne à la Rabelais qu’on prend pour un prédicateur zélé de la ligue alors qu’il n’aspire qu’à s’empiffrer.

On passe les intrigues, les retournements, les rebondissements de ce grand roman historique comme de ce grand roman d’amour. C’est tout un avec Dumas, amoureux de l’histoire. On dit qu’il employait une armée de nègres chargés de lui écrire paragraphes et chapitres. Il faut plutôt voir cela comme en usait Michel-Ange avec ses apprentis pour ses fresques gigantesques. Dumas convoque Rabelais et Cervantès pour décrire l’époque dans un style éclatant. Certains de ses dialogues semblent tout droit sortis d’une tragédie de Racine.

Les grands dumassiens, les André Maurois et Claude Schopp, tiennent La dame de Monsoreau comme l’un de ses plus grands romans. On est loin d’avoir tout lu mais on partage cet avis autorisé. L’histoire, avec une grande hache, et la fine description de temps troublés ; de conjurations, de ligues et de complots. 20 ans après la Saint-Barthélémy.

La Renaissance ; renaissance des arts, des lettres et des techniques. Quand l’histoire se fait soudainement grande, mais quand les hommes restent désespérément petits. Dumas est un ogre de la littérature, qui avale les grandes heures de l’histoire pour en recracher des récits foisonnants et des personnages truculents. Un gentil géant. Quand on pense que son village de naissance, Villers-Cotteret, dans l’Aisne, est passé sous pavillon Rassemblement national. Heureusement que Dumas n’a pas pu voir ça.

JEAN ROUAUD – LES CHAMPS D’HONNEUR – Éditions de Minuit.

Je n’avais rien lu de Jean Rouaud jusqu’ici, si ce n’est des chroniques dans l’Humanité il n’y a pas si longtemps. Chroniques mi-littéraires mi-politiques dont je ne garde pas un grand souvenir à dire vrai. Je me souviens seulement qu’il les avait brutalement interrompues après avoir soupçonné Mélenchon d’antisémitisme, ce qui ne plaidait pas en sa faveur.

J’avais aussi le souvenir d’un kiosquier tout étonné d’avoir été couronné par les Goncourt en 1990, l’année où parut ce roman. Mais c’est un peu la légende, car Rouaud avait quand même un passé de chroniqueur à Presse Océan après des études de lettres, avant de rencontrer Jérôme Lindon vite convaincu par son texte.

C’est une chronique familiale à travers la vie et la mort de trois personnages singuliers et attachants à leur manière : le père, une grand-tante et le grand-père maternel. Trois morts à peu de temps d’intervalle qui sont l’occasion de se remémorer d’autres morts, de la grande guerre, celles de deux grands oncles du narrateur. Joseph, mort d’avoir respiré l’ypérite alors qu’on l’avait hospitalisé à Tours et Émile, dont le fils est à la recherche de la tombe improvisée, quelque part près de Commercy, dans la Meuse.

On pense à des auteurs comme Pierre Michon ou Pierre Bergougnoux, tous deux chroniqueurs inspirés de ces « vies minuscules » pareilles à celles des personnages de Rouaud.

Des vies de rien, des vies de peu. Cette tante bigote et confite en dévotion aux manies ridicules, ancienne institutrice à la retraite qui s’excuse presque d’exister ; ce grand-père taiseux et sombre qui passe son temps au volant de sa 2CV ou dans un grenier où il fume ses cigarettes à la chaîne et, enfin, ce père mort prématurément d’un cancer dont on retient le portrait esquissé, tout en ironie et en tendresse. Sur le père, son père, il est discret et pudique et on sent bien que la figure l’intimide.

Et puis, il y a cette « Seine inférieure », comme on disait en ces temps-là, véritable personnage principal du roman, avec ses pluies incessantes, ses marais, ses chantiers navals, ses villes et ses campagnes, son histoire et sa géographie. Un département du cœur omniprésent dans ces histoires où on ne peut que s’interroger sur ce qu’est une vie humaine et surtout sur ce qu’il en reste après la mort : quelques gestes, quelques propos, quelques manies, quelques anecdotes et quelques habitudes. Autant dire pas grand-chose, si ce n’est rien, ou si peu. Des vies minuscules et des morts anecdotiques.

Il n’est pas anodin que ce roman soit sorti aux exigeantes éditions de Minuit, tant l’écriture en est soignée et tant le roman soutient une érudition et une culture foisonnantes. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec d’autres auteurs maison comme Julien Gracq ou Claude Simon.

Mais plus que des comparaisons écrasantes et des rapprochements arbitraires, on retiendra surtout la tendresse, la sensibilité et pour tout dire l’humanité d’un auteur dont le style impressionne par son aisance et sa fluidité. Les Goncourt ne se sont pas trompés, ce qui n’est pas toujours dans leurs habitudes.

Rouaud a publié quatre autres volumes de cette chronique autobiographique et familiale, tous parus chez Minuit dans les années 1990. On a envie d’aller y jeter un œil pour prolonger le plaisir d’un roman où on oscille entre rire et larmes ou, disons pour être plus précis, entre émotion et sourire. Quand je pense qu’on ne parle plus de Rouaud aujourd’hui, mais qu’on encense Despentes ou Yann Moix ; Houellebecq ou Nothomb. La littérature à l’estomac. Quelle pitié !

6 septembre 2022

Comments:

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien