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DANS TON SOMMEIL 7.

La Bourboule. Devant les fontaines du casino… Photo Wikipedia.

Aux grands mots les grands remèdes. Pour conjurer le mal, soit tes crises d’asthme de plus en plus répétées, on t’avait prévu une cure à La Bourboule. Un changement dans la précipitation, gare de Lyon, et on voyait défiler des noms de villes qu’on ne connaissait pas au fil des arrêts du train dans les gares : Nevers, La Machine, Vichy, Riom… Des patelins qui n’avaient pas d’équipes de football au moins niveau C.F.A. Comment aurait-on pu les connaître ?

On ne connaissait La Bourboule que par un film de Mocky – La bourse ou la vie – où les frères Robinhood, trois chauves corpulents qui zozotaient, n’arrêtaient pas de prononcer le nom de la ville avec un effet comique garanti, un comique de répétition.

Les parents avaient pris une location sur les bords de la Dordogne, pas trop loin du centre et des lieux de cure. On te faisait boire un demi-verre d’eau miraculeuse et on te faisait respirer des gaz aux fragrances opiacées. Tu semblais apprécier ces traitements qui s’accompagnaient d’un rapide suivi médical chaque jour avec de brefs commentaires griffonnés par le praticien. Tu avais cru comprendre que ton asthme était nerveux, « psychosomatique », qu’ils disaient, et que les symptômes – entendu les crises – avaient leurs sources dans une discipline qui ne relevait pas de leur spécialité, la psychiatrie. En gros, tu avais le choix entre l’asthme et la dépression. Tu n’avais pas encore choisi.

La propriétaire était une vieille auvergnate qui logeait d’autres familles et, dans un petit baraquement, un couple de Yougoslaves avec un enfant dépenaillé au crâne rasé. Lui faisait le jardin et les menus travaux et elle lui faisait sa cuisine et son ménage. Le bâtiment délabré avait été baptisé Montenegro et la dame nous avait expliqué que c’était le couple qui avait choisi cette dénomination, leur province en Yougoslavie, et que ça n’avait strictement rien de raciste.

Comme dans toutes les villes d’eau, il y avait un casino, des parcs et des grands hôtels. Plus, pour les jeunes, asthmatiques ou non, une MJC et un drugstore. On avait fait la connaissance d’un jeune noir venu d’Épinay, en banlieue parisienne. Il portait une casquette façon Black Panther et était habillé à la mode avec des fringues achetées au drugstore. D’autres jeunes avec qui nous avions sympathisé ne l’appréciaient pas et le tenaient à l’écart, lui qui n’arrêtait pas de nous vanter les mérites de ces Soulmen favoris, James Brown en tête. Avec lui, on achetait des journaux et des disques au drugstore, autant que le permettait notre maigre pécule. Lui avait l’air d’avoir plus de moyens, raflant des albums du Jefferson Airplane ou des Doors.

Les distractions étaient toutefois rares, et on allait à la MJC jouer au flipper ou au baby-foot mais sans participer aux activités proposées par les éducateurs. Quelques promenades avec les parents dans les contreforts des montagnes où on se faisait piquer par des taons et, les jours de pluie, des James Bond ou des Walt Disney au cinéma.

Un soir, on avait eu la permission d’aller voir un groupe pop au Casino, les Irrésistibles, qui n’avaient rien de bien fameux et, le week-end, on allait au marché sur les bords de la Dordogne écouter les camelots le samedi matin pour, le dimanche, jouer au foot au terrain municipal où on avait vu des vedettes comme Belmondo évoluer dans l’équipe des Polymusclés. Le camelot du samedi nous faisait hurler de rire. Il proposait des mixeurs et son slogan favori était ce « même mémé qu’a pas de quenottes elle peut en manger ». Mais il n’appréciait pas que l’on tienne son activité pour un spectacle, et il nous conseillait fermement de nous éloigner, sales jeunes moqueurs qui nuisaient à la crédibilité de son discours commercial pourtant convaincant.

On avait aussi nos petites amoureuses. Moi c’était Dominique, une rouquine un peu totoche et espiègle et toi c’était Patricia, sa sœur, déjà une mijaurée qui se voyait plus belle qu’elle n’était et se laissait courtiser avec des grâces de Cléopâtre. Mais c’était ton choix et elle te menait déjà par le bout du nez, te réduisant au rôle de soupirant prêt à exécuter toutes ses volontés, « à faire à tous ses caprices », comme on disait chez nous.

Autant l’une était souriante, joviale et sans apprêts, autant l’autre était sophistiquée, maniérée et bêcheuse. L’une s’habillait à la garçonne, en jeans et t.shirts tandis que sa sœur ne se montrait pas sans ses tenues recherchées qui mettaient son corps en valeur, avec jupes courtes, corsages serrés, collants et talons aiguille. Elle jouait beaucoup de ses charmes et t’en mettait plein la vue. Une fois de plus, tu t’étais laissé séduire par cette fille qui ressemblait vaguement à Chantal Goya, et tu étais sans défense devant un charmant minois et des formes prometteuses. Tu te comportais en chevalier servant, sentimental, tendre et attentionné, quand elles choisissaient souvent des types plus durs et plus décidés que toi. Des petits machos qui prenaient les choses en main et décidaient pour elles. Ce n’était pas ton genre.

Les sœurs habitaient en Côte d’Or, à Semur-en-Auxois. Les trois sœurs, puisque l’une d’elles, l’aînée, était déjà mariée et promenait son bébé dans les parcs et jardins de la ville. Elles avaient rencontré le frère Félix, le religieux ami de la famille qu’on avait connus à Gravelines, à croire le saint-homme se rappellerait toujours à notre souvenir, où que nous soyons. D’ailleurs, cette connaissance commune permit à nos parents de renouer avec lui alors qu’il avait atteint l’âge de la retraite et logeait dans son lieu de retraite, pas loin de Tourcoing.

On le reverrait encore avec sa soutane, sa collerette et ses godillots, ses petits yeux noirs qui semblaient rouler dans son visage et sa coupe en brosse toujours aussi courte. Il demandait des nouvelles des enfants et se félicitait bruyamment de la réussite de l’aîné, celui qui sortait de l’école des frères où il officiait comme instituteur. Il ne se frappait pas des paroles parfois vives ou incohérentes de notre mère, soupçonnant à peine des embrouilles dans un ménage qui lui avait laissé un si charmant souvenir. Félix le hérisson se rappelait des trois sœurs, un peu chipies mais bonnes chrétiennes, celles-là même qui nous envoyaient des lettres enamourées à toi et à moi. On retardait le moment de les lire, espérant peut-être une déclaration.

On était repartis pour une seconde année, à La Bourboule. Les seules différences étaient l’absence de notre frère aîné, retenu pour des examens, et la présence d’une amie de notre tante, une faiseuse d’histoire vindicative venue avec sa fille, une blonde diaphane aussi fade qu’insipide, et bien sûr asthmatique. Elle t’accompagnait pour tes ablutions, et la vieille s’imaginait déjà une possible romance favorisée par vos maladies conjuguées. Elle était maintenant de toutes les sorties en montagne – Puy-De-Dôme, Lac Chambon ou Puy-De-Sancy – pestant tout le long de parcours toujours trop longs pour sa fille et pour elle, mal chaussée et peu endurante.

Notre tante avait charge de se montrer compatissante, eu égard à leur amitié naissante, et elle minorait ses accès de colère avec les trésors de diplomatie nécessaires tant elle commençait à insupporter notre père, lequel aurait pu lui conseiller vertement de rester chez elle et de ne plus nous importuner avec ses jérémiades. Il était déjà servi de ce côté-là avec son épouse.

Il avait tenu à amener tout son petit monde pour une étape du Tour de France, au Puy-De-Dôme, et avait engueulé notre mère qui avait eu le malheur de laisser traîner un sac de pique-nique au bord de la route où passaient les coureurs. Il avait imaginé un cycliste percutant ledit sac et s’effondrant en entraînant le chute du peloton. Son pire cauchemar où il aurait été écrit qu’un gendarme et son épouse avaient provoqué une catastrophe dans le monde du cyclisme par leur irresponsabilité et leur inconséquence. Le déshonneur assuré. L’année d’avant, il avait écourté les vacances familiales pour aller saluer la victoire du Néerlandais binoclard Janssen à Paris, devant Van Springel. Son Noël en été.

On sortait à peine de l’élection de Pompidou et la vieille ne comprenait pas pourquoi, après Mai 68, les grèves, les émeutes et le référendum anti-gaulliste, les Français avaient porté au pouvoir ce vieux politicien réactionnaire. Non qu’elle eût souhaité une victoire de la gauche – quelle horreur ! – mais pourquoi pas du président du Sénat qui semblait un homme digne de confiance. Mon père balayait ses arguments d’un haussement d’épaule, mettant en garde contre ce désir de changement qui ne pouvait que nous mener à des aventures scabreuses. Et puis, la démocratie-chrétienne avait déjà fait la démonstration dans le passé de son irrésolution et de son peu de sens de l’État. Notre mère s’insurgeait contre une telle vision en invoquant Bidault, Schuman ou Lecanuet. Notre frère aîné n’avait pas encore pu voter, mais il avait confié que, comme pour la plupart de ses condisciples, Rocard était son candidat.

Les trois sœurs n’étaient plus que deux, et nous avions recommencé à flirter, encore sagement pour moi et de façon plus poussée pour toi. Après tout, vous étiez déjà arrivés à des âges où les rounds d’observation étaient terminés. En tout cas, la fille de la vieille faisait tapisserie.

À la MJC, on écoutait Fleetwood Mac ou Chicken Chack tout en jouant au ping-pong avec les filles. On gagnait toujours et ça en devenait lassant. Un soir, on était allés voir Bedos et Daumier au casino, et on dénotait avec tous ces gens habillés comme pour un mariage. On s’était achetés une grande affiche avec le dessin de Chaval qui montrait un garçon de café livrer ses verres de Suze à travers les montagnes. La Montagne, le quotidien régional où Vialatte faisait paraître ses chroniques. On avait aussi pris la bande dessinée de Jean Yanne et de Tito Topin, L’apocalypse c’est pour demain. Il fallait bien rigoler un peu.

J’avais passé un triste mois d’août dans la famille de Luc, un copain, dans l’Oise ; laquelle famille ne m’attendait pas. Je dormais dans un wagon désaffecté sous un duvet avec parfois la visite nocturne de l’ami qui, culpabilisé, avait décidé de partager mon sort. Quand ce n’était pas lui, c’était son frère et je déclinais régulièrement leurs invitations à me laisser aller à une jouissance qu’ils se procuraient seuls. J’en étais réduit à acheter des paquets de chips et des fruits à l’épicerie du village, n’ayant pas table ouverte chez leurs parents, et je lisais Sur la route juste un peu avant d’apprendre la mort de Jack Kerouac. Un signe ? Je reprenais un train à Creil, bien décidé à oublier ce triste épisode. Dire qu’il avait fallu convaincre le père pour cette quinzaine maudite.

Le magazine Best titrait sur la mort de Brian Jones et tu l’avais acheté, compatissant avec l’idole qu’on disait asthmatique, comme le chanteur des Yardbirds, Keith Relf. 27 ans, tu t’imaginais partir au même âge, dans une ultime crise dont tu ne te relèverais pas. Pour la rentrée, on avait mis en couverture de nos classeurs des photographies du concert de Hyde Park avec le lâcher de papillons. Un bricolage qui n’avait pas eu l’heur de plaire à nos maîtres. Tu terminais ton C.A.P de commerce et j’entrais en seconde. J’avais revu Luc le jour de l’achat des livres scolaires, et je l’avais battu froid en repensant à ses approches. Pourtant, il m’attirait avec son casque blond, son bronzage et ses yeux verts. Étais-je devenu homosexuel ? Pas plus que toi à qui je m’étais confié et qui m’avait fait part d’une aventure du même genre avec l’un de tes copains de classe. Tu me rassurais car je ne me voyais pas avouer une telle orientation devant le paternel.

J’avais mes places pour Amougies, un festival pop au Mont de l’Enclus, en Belgique, mais le père m’avait interdit d’y aller à la dernière minute, pour cause de mauvais résultats scolaires. Je n’avais plus qu’à les revendre à un copain de classe. Je le maudissais en silence, en me promettant de quitter le domicile familial aussitôt que je le pourrai. Tu semblais être dans les mêmes dispositions, tant l’oppression était forte.

Le C.A.P en poche, tu t’étais mis à chercher du travail après un tournoi de football à Bottrop, en Allemagne, dans le cadre d’un jumelage avec la ville. Tu t’étais, paraît-il, illustré dans tes buts, et les canonniers allemands t’avaient souvent trouvé là, détournant des boulets de canon ou plongeant dans leurs pieds. C’est ce que tu m’avais dit, et j’étais fier de toi. Tu en étais presque à te voir un avenir à la Gordon Banks ou Gilbert Shilton, les gardiens que tu adorais.

Mais la réalité t’avait vite rattrapé et le vieil abbé Jules qui plaçait les anciens élèves chez les industriels de ses amis t’avait trouvé un emploi de magasinier dans une petite entreprise textile, « de laine peignée », précisais-tu. Tu tenais les comptes des rentrées et des sorties, en responsable des stocks et des approvisionnements, une tâche ingrate pour laquelle l’abbé Jules t’avait recommandé. « Pour commencer », avait-il ajouté, même s’il ne t’entrevoyait pas un grand avenir professionnel, vues tes erreurs d’orientation et tes résultats globalement médiocres.

Notre père avait pris congé de la gendarmerie, de ses collègues et de la vie militaire. Sans regrets, affirmait-il. Il avait postulé dans une usine de cartonnerie qui recrutait un veilleur de nuit, poste pour lequel il se sentait apte. Pour faciliter ses vacations nocturnes, il s’était joint les services d’un chien, un ratier nommé Bobby qui n’arrêtait pas d’aboyer, danger ou pas. Les animaux étant interdits à la caserne, les parents s’étaient rattrapés en prenant aussi un chat qui allait mourir peu de temps après étouffé dans un couvercle de machine à laver. Plus un perroquet du Gabon que notre mère avait cru capable de soutenir une conversation, la sienne en tout cas.

Il avait fallu déménager et notre père avait trouvé une maison de maître près du centre-ville, avec des loyers dispendieux. On était en face de la piscine municipale et d’un lycée technique où on pouvait encore lire des slogans qui dataient de 1968, sur les Comités d’Action Lycéen ou sur la mort de Gilles Tautin, un lycéen de l’UJC – M.L mort à Renault Flins. On découvrait le quartier, ses commerces et ses bistrots. Il y avait deux disquaires pas trop loin chez qui on écoutait des 33 tours entiers sans toujours les acheter. Mais tu avais maintenant tes premières paies et, généreux, tu n’étais pas regardant pour m’en payer de nouveaux. J’avais profité de tes faiblesses pour me procurer des albums qui n’étaient plus dans le commerce et qu’il me fallait commander. Je venais en prendre livraison le samedi et tu réglais rubis sur l’ongle. Tu aurais pu certainement mieux disposer de ton salaire, mais tu tenais tellement à me faire plaisir, toi dont les besoins n’étaient pas plus nombreux qu’urgents.

Avant le jour du déménagement, on était censés ramener des bricoles à notre nouvelle adresse et nous remplissions les sacoches, moi de mon vélo et toi de ta mobylette. On entreposait le tout dans un long corridor pour ne pas déranger les ouvriers qui travaillaient à l’intérieur pour retaper une maison qui menaçait ruine. Le propriétaire, bon prince, prenait en charge les travaux.

On avait rarement vu un hiver aussi froid, et il était quasiment impossible de chauffer ces grandes pièces ouvertes à tous les vents. On avait tellement froid qu’on passait le plus clair de nos week-ends dans un cinéma de quartier – l’Olympia – pour voir des programmes alternant les westerns spaghettis et les films érotiques. Les deux nous allaient très bien, avec une préférence pour des nanards du genre «Les  aventures érotiques de Robin des Bois » ou «Strip-teases à Hambourg ».

La décennie se terminait et on était prêts à en vivre une autre, dans un autre espace et dans un autre temps. Tant qu’on était ensemble, rien de bien fâcheux ne pouvait nous arriver.

Du moins le croyions-nous.

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