2. BELLEMARE
On le surnommait bien évidemment Pierre , en rapport à l’animateur de radio et de télévision très populaire à l’époque. De Pierre Bellemare, il avait les mêmes moustaches d’un blond tirant vers le roux et des cheveux un peu frisottés coiffés en arrière. C’est à peu près tout ce qui les rassemblait.
Bellemare André était un petit industriel du textile , d’une silhouette épaisse avec un visage ingrat qui évoquait pour nous un vieux rat avec sa moustache lustrée, ses petits yeux noirs mobiles comme s’il se sentait sans cesse traqué et son nez aquilin en forme de patate. Il portait, du moins ne le connaissions-nous que comme cela vu du terrain, des bottes de caoutchouc, des pantalons de velours côtelé, une veste de treillis et un chapeau tyrolien ridicule qu’il n’arborait que par temps de pluie.
Et il pleuvait souvent sur les terrains de nos adolescences, là-bas dans le Nord, où s’affrontaient les dimanches matins des équipes de l’agglomération de Roubaix – Tourcoing et vallée de la Lys. Souvent des équipes de patronage ou de quartiers, pas toujours au complet, pas toujours dans la même tenue pour les onze joueurs, mais toujours désireuses de bien faire le plus souvent dans la boue, le vent et la pluie.
Bellemare avait à charge l’entraînement des équipes pupilles et minimes. Il était également chargé de convoyer les jeunes joueurs dans son estafette, ou plutôt son minibus à deux rangs où presque toute l’équipe prenait place ; les autres étaient convenus d’arriver par leurs propres moyens. Durant ces trajets, on ne voyait que la nuque rose et les cheveux en brosse de Bellemare qui conduisait prudemment, économe de ses mots et peu désireux de se laisser distraire par des gamins bruyants. Il est vrai que Bellemare nous avait toujours intimidé avec ses colères, ses sautes d’humeur et, plus rarement, ses insultes et parfois ses agressions physiques.
Il s’invitait régulièrement chez les parents des joueurs pour, disait-il, faire connaissance. Bellemare pouvait se montrer sociable, voire charmeur. On lui servait l’apéritif ou un verre de bière et il dissertait longuement sur le fils de la famille dont il avait sportivement la charge. Autant il pouvait être élogieux à notre égard dans ces moments-là, autant il semblait nous mépriser dans ces entraînements interminables où l’on touchait peu le ballon. Bellemare adorait nous faire faire des tours de terrain et des exercices qui tenaient plus de la gymnastique que du football. Lui ne se dépensait pas trop, sifflet à la bouche et injure aux lèvres. Il n’était pas rare que Bellemare interrompît nos entraînements pour nous faire laver sa voiture à grands sauts. C’était sa façon de se rémunérer, lui qui considérait que rien ne devait être gratuit et que, pour bénévole qu’il était, ce genre de services rendus pouvait constituer une modeste rétribution. Sans parler des frais d’essence des jours de match, dont il nous parlait abondamment comme pour insister sur ses côtés altruistes et ses qualités humaines. Il était radin, mesquin et bouffi d’orgueil.
Au bord du terrain, il tirait sur sa bouffarde, une pipe puant un tabac malodorant à base de clan. Pour lui, cela avait l’odeur du pain d’épice mais, de notre côté, nous étions unanimes pour ne sentir que des fragrances de tabac froid et d’excrément. Bellemare marchait d’un pas décidé tout le long du terrain, et il lui arrivait de percuter le juge de touche dans son zèle à nous surveiller et à ne pas laisser passer la plus petite faute technique, le moindre relâchement, la passe ratée ou le tir mal ajusté.
Il nous engueulait et y prenait un vif plaisir, puisant dans son vocabulaire limité les termes les plus blessants. « Fainéants », « brêles », « abrutis », « moules », « bourrin s »… Ces mots revenaient le plus souvent et Bellemare se faisait un plaisir de les crier avec sa voix de stentor, jouissant de l’effet qu’ils produisaient sur nous autant que des réactions qu’il observait chez les autres.
Bellemare n’avait jamais su jouer au football et ses conceptions avaient tout pour lui aliéner les défenseurs du beau jeu. Il nous voulait défensifs et dissuadait avec mépris toute tentative individuelle ou toute démonstration technique. Tout cela était réservé, dans son esprit, aux professionnels et nous n’avions pour notre part qu’à courir, tirer et nous replier à toutes jambes lorsqu’on avait perdu le ballon. Les conceptions de Bellemare n’étaient pas compliquées et pouvaient se résumer au « kick and rush » anglais, soit des grands coups de botte vers l’avant et des courses effrénées pour reprendre le ballon de la tête ou du pied. N’importe comment.
La méthode Bellemare avait ses limites et les défaites s’accumulaient, inquiétant les dirigeants qui avaient du mal à s’expliquer ce nombre considérable de revers. Bellemare les rassurait en leur disant qu’il travaillait le fond, la préparation physique, et que les résultats viendraient forcément en fin de championnat, lorsque les autres équipes seraient sur les genoux. Et puis, il fallait bien avoir conscience qu’il faisait avec ce qu’il avait, soit des joueurs de cours de récréation qui n’avaient pas les qualités requises pour la compétition. Mais les fins de championnat n’étaient guère meilleures que les débuts. L’équipe avait déjà descendu de deux niveaux ces dernières années, et on s’apprêtait à être à nouveau relégués. Nos maillots cerclés verts et blancs, ceux du Celtic de Glastow qui allait remporter la Coupe d’Europe cette année-là, n’inspiraient aucune crainte à nos adversaires.
Je jouais à l’aile droite et, à chaque dribble et à chaque geste un peu technique, Bellemare me reprochait de me la jouer personnel, de faire valoir mes qualités supposées de technicien, de privilégier le beau jeu et l’élégance aux dépends du collectif et de l’efficacité. J’étais, selon lui, un poseur qui se regardait jouer et il n’avait d’estime que pour ceux qui courraient, qui tiraient et qui « mouillaient le maillot », selon son expression favorite. Il voulait des athlètes, pas des esthètes inefficaces qu’il accusait de rendre compliqué un jeu simple où il suffisait d’aller marquer dans le but adverse par les moyens les plus directs.
J’en avais assez du football du dimanche matin sous la férule de Bellemare, l’homme à l’accoutrement de chasseur et à la pipe puante. Un matin, je décidais de rester au lit, même après avoir reçu ma convocation en bonne et due forme. Mon père était déjà parti régler la circulation à un carrefour régulièrement encombré et ma mère m’avait laissé dormir, estimant que c’était déjà assez de se lever tôt tous les jours de la semaine et même le samedi.
Bellemare était venu frapper à notre porte, inquiet de constater mon absence et craignant une panne d’oreiller. Nous n’étions que dix après deux défections de dernière minute pour cause de maladies et il importait que je fusse sur le terrain. Ma mère lui proposa un café qu’il refusa sans ménagement. Il fallait que je m’habille et rejoigne son minibus au plus vite. L’honneur du club, le sien et le mien par la même occasion, en dépendaient.
Ensommeillé, je m’habillais à la hâte et le suivais, ses bottes maculées de boue salissant les marches de l’escalier. Il me regardait à peine, furieux et stigmatisant ma conduite irresponsable. Si je ne souhaitais plus jouer, il fallait que je le dise franchement mais pas le faire sentir par des comportements puérils et inconséquents. C’était bon pour une fois, mais cela ne devait plus se reproduire.
Nous jouions contre une équipe de la banlieue de Lille et n’avions pas la faveur du pronostic. Déjà à onze, la victoire était quasi impossible alors à dix, pensez ! Bellemare me fit ce jour-là un sort particulier, s’animant à chacune de mes prises de balle, m’injuriant à gorge déployée et me rabaissant avec un sadisme consommé. Il était vrai que rien ne me réussissait et que mes petites feintes ne trompaient personne, un défenseur adverse me servant de garde du corps et déjouant toutes mes ruses. Humilié, je quittais le terrain après avoir jeté mon maillot sur la pelouse. On tenta de me retenir, mais je restais inflexible, rejoignant à grands pas le vestiaire et m’habillant à la hâte pour regagner mon domicile en transports en commun. Je ne voulais surtout rien devoir à Bellemare et surtout pas monter dans sa bétaillère en pénitent, après la faute.
Bellemare vint à nouveau au domicile familial après l’esclandre. Il demanda des explications à mon père qui justifia mon comportement par un accès dépressif et des ennuis scolaires. J’allais me reposer pour le reste de la saison et pour le solde du trimestre mais je serai de nouveau présent la saison prochaine. Il en répondait et Bellemare était reparti rassuré, ne doutant pas un seul instant que ma volonté d’arrêter avait surtout été motivée par lui et son comportement.
Après Leloup, j’avais décidé que Bellemare serait ma prochaine victime. La mort m’avait ravi Leloup et je craignais que Bellemare, bien plus vieux que lui, n’était passé à trépas. Crainte injustifiée. Il était bien vivant. Un peu trop à mon goût.
J’avais prétexté une recherche d’emploi dans sa branche. J’en avais marre du tri postal et je me demandais si Bellemare avait toujours sa si vaillante petite entreprise et si par hasard on n’avait pas besoin d’un comptable ou d’un secrétaire. Je saurai me montrer raisonnable quant aux gratifications, mais je serai très satisfait de pouvoir travailler avec lui, en souvenir du bon vieux temps.
C’était par téléphone que je lui avais fait mon offre et Bellemare m’avait confirmé ce que j’avais appris par ailleurs. Sa petite entreprise n’existait plus après son départ en retraite et il avait mis un point d’honneur à ce que ses trois salariés soient recasés. Néanmoins, il était sensible à ma demande et m’avait invité à prendre l’apéritif. Il était maintenant veuf, ses enfants étaient partis faire leur vie et la solitude lui pesait. Pourquoi ne pas venir prendre un verre ?
J’arrivais chez lui au bord du soir, avec mon petit calibre en poche. Si tout se passait bien, Bellemare aurait son compte avant même d’avoir servir nos verres. Il ne fallait surtout pas le laisser parler et refroidir mon désir de vengeance. Mais Bellemare avait toujours été bavard et j’avais à peine toucher le métal froid de mon arme qu’il me complimentait :
– « Ah si je me souviens de toi, tu étais le meilleur. J’étais toujours exigeant et j’avais pas le compliment facile, mais j’avais tout de suite remarqué que tu avais la classe.
– c’est pourtant pas l’impression que vous donniez…
– peut-être, et je comprends que tu réagisses comme ça, mais je te répète qu’à votre âge, si on vous témoigniez du moindre signe d’admiration, vous attrapiez le melon et il n’y avait plus moyen de vous faire toucher terre de vous faire le moindre reproche.
– Ah ça pour les reproches, vous étiez particulièrement doué. Je n’ai pas le souvenir que vous ayez gratifié quiconque de la moindre gentillesse.
– J’étais comme ça. Mais on vieillit et je ne vois plus les choses de la même façon. Tu sais, j’ai vu mourir mon épouse et j’ai eu des problèmes avec mes enfants. Comme sur les terrains de foot, j’ai fait valoir mon autorité sans trop de discernement et ils ont fini par me dire merde. Un peu comme toi d’ailleurs, si je me souviens bien…
– Disons que j’ai séché une fin de saison, mais j’ai repris un peu après avec quelqu’un d’autre que vous. Disons que c’était un peu moins, disons, rigoureux…
– Militaire tu veux dire. J’étais con. Je ne jurais que par l’engagement physique alors que toi, tu voulais jouer comme les ailiers droits qu’on voyait à la télé : Kopa, Jaïr de l’Inter de Milan ou même Garrincha, celui qu’on appelait « le dribbleur aux jambes torses ».
– Et pourquoi pas George Best, tant que vous y êtes…
– Putain oui, Best. Je mes souviens qu’un jour, et je t’avais maudit pour ça, tu avais dribblé un défenseur et, plutôt que de centrer tout de suite, tu étais revenu vers lui pour le dribbler une seconde fois avant d’aller vers le but, de dribbler le gardien et de marquer. J’étais sur le cul. Rouge de colère pour ce petit exploit individuel qui me paraissait tellement vain, mais heureux de me dire que même dans des équipes de divisions perdues, on pouvait assister à des petits miracles comme celui-là.
J’en avais assez entendu et je saluais une dernière fois Bellemare. Un vieil homme déjà sénile et qui se pissait dessus. Je n’avais pas plus envie de tirer sur une ambulance que de m’acharner sur un mort vivant. Il devait avoir une bonne soixantaine, mais il en paraissait vingt de plus, d’une maigreur inquiétante et un visage émacié avec une lippe de vieux chien neurasthénique.
– Vous ne fumez plus la pipe?
– Oh non, c’était mon dernier petit plaisir, mais mon cardiologue me l’a interdit. Déjà que ma femme arrêtait pas de m’engueuler avec ça… ».
Il avait abandonné la pipe avant de se la casser, pensais-je. C’était imminent. En finir avec Bellemare aurait été finalement lui rendre service. Je l’avais trop détesté pour lui faire ce plaisir.