Le haut du pavé, ou disons la mousse faite autour de ce livre de plus de 1000 pages dont le titre : Le nouveau monde – un tableau de la France néolibérale, dit beaucoup. Comme disait jadis Cavanna, « je l’ai pas lu, je l’ai pas vu, mais j’en ai entendu causer ». Surtout lors d’un débat public organisé, le 29 septembre, par les Amis du Monde Diplomatique avec quatre coauteurs. En attendant de trouver le temps de le lire, ou de le picorer, un petit aperçu de ce monstre éditorial, bouquin hors-norme qui risque de ne garnir que des bibliothèques universitaires, tant son public potentiel pourrait être rebuté par sa richesse-même.
Félicitons d’abord les éditions Amsterdam d’avoir pris ce risque, car il s’agit bien d’un pari qu’on espère victorieux. Dans quel pays vivons-nous ? Telle est la question autour de laquelle ce livre colossal se construit.
Trois directeurs éditoriaux : Antony Burlaud, Allan Popelard et Gregory Rzepski et 90 contributeurs dont beaucoup de philosophes, de sociologues et d’économistes dont on a déjà eu l’occasion de parler ici : Frédéric Lordon, Laurent Cordonnier, Serge Halimi, Danièle Linhart, François Ruffin… On pourrait les citer toutes et tous, et presque toute la rédaction du Monde Diplomatique, mais c’est plutôt le découpage du livre et son agencement qui importent.
Lors du débat public des AMD le 29 septembre à la MRES de Lille, étaient donc présents Antony Burlaud, en tant que coordinateur, Laurent Cordonnier et Camille Beauvais en tant qu’auteurs, plus Gregory Salle, sociologue de Sciences Po Lille, comme régional de l’étape.
« On nous reproche de ne pas être drôles. C’est la réalité qui n’est pas drôle ». Pierre Bourdieu.
C’est Antony Burlaud qui introduit l’œuvre et nous en présente les 8 parties.
– les élites, la bourgeoisie et ses tendances séparatistes, comme l’a montré le travail des Pinçon-Charlot et de nombreux sociologues « bourdieusiens ».
– les politiques publiques et leur affaiblissement pour servir l’intérêt général à travers la redistribution, ou comment le capital s’est progressivement emparé de l’État.
– les dominés. Le sort qui leur est fait et ce qu’il faut bien appeler une politique du mépris.
– des monologues de travailleurs ou des récits de vie au travail qui décrivent la souffrance au travail et la dégradation de la condition salariale.
– les grandes pratiques : comment se loger, se nourrir, se déplacer, aimer…
– les oppositions au système et les alternatives, vues à travers des catégories transversales mêlant politique, économie, sociologie, philosophie… Par exemple, le féminisme ou le complotisme comme « manières de voir ».
– le maintien de l’ordre. Répression des mouvements sociaux, rôle des médias, police…
– les mythologies, s’inspirant de Roland Barthes. Des textes courts sur des symptômes : objets du quotidien, expressions à la mode, figures mises en avant par les médias…
Quelle unité dans ce fourre-tout apparent ?
D’abord, le néolibéralisme et la politique de Macron, pointe avancée d’un système déjà bien ancré depuis 40 ans. Soit la transformation générale des rapports économiques, sociaux ; de la société et des individus. Il s’agit de rendre compte du réel contemporain.
Ensuite, établir un diagnostic de crise en mettant en visibilité les seuils critiques qui montrent que le système s’essouffle et que les résistances ne sont pas vaines.
Laurent Cordonnier, économiste atterré et néanmoins doté d’un solide sens de l’humour, nous parle ensuite des mythologies économiques, soit des mythes contemporains construits par les économistes. Il le fait à partir du triptyque travail – emploi – chômage.
Pour lui, jusqu’aux années 1970, les politiques des États étaient néo-keynésiennes, héritage de la période de l’après-guerre et du compromis fordiste. Il s’agissait de favoriser la demande sociale et de créer de l’emploi.
Sont arrivées les années 1980 et la montée en puissance du néolibéralisme et du monétarisme, sous l’influence des gouvernements anglo-saxons. Une révolution néo-libérale souhaitée par des économistes comme Hayek, Friedman et différents cercles comme la société du Mont-Pélerin.
Pour eux, il n’y a pas d’insuffisance de la demande et c’est désormais l’offre qui doit gouverner le marché du travail. L’égalité entre offre et demande détermine aussi bien les prix que les salaires dans un fonctionnement concurrentiel parfait. Ils considèrent que les institutions et les structures empêchent un fonctionnement optimum des marchés et il importe avant tout de les démanteler, et d’abord celles qui ont été créées en défense du salariat (sécurité sociale, services publics…).
Trois types de politique en découlent : encourager les gens à travailler, démanteler les rigidités du monde du travail et baisser le coût du travail. Le workfare plutôt que l’État-providence.
En réduisant l’écart entre salaires et indemnités de chômage par le RSA ou la prime d’activité, on aurait fait le choix du travail et, Macron dixit, « il suffirait de traverser la rue ».
Sauf que la réalité est toute autre. Dans les années 2000, on comptait 2600000 salariés au SMIC ou un tout petit peu plus (10 % de la population active). Pourquoi ces gens travailleraient pour si peu s’ils touchaient presque autant au chômage ? Aujourd’hui, on compte 3,3 millions de chômeurs (toutes catégories confondues). On compte aussi, et seulement, 300000 emplois non pourvus (selon la Dares et Pôle Emploi). Alors, de qui se moque-t-on ?
Il y a eu 165 réformes du marché du travail depuis 25 ans, sans qu’on ne reconnaisse jamais la destruction systématique des emplois au nom du profit. On veut un marché du travail plus fluide, mais on gave les entreprises avec le CICE et autres déductions fiscales, sans aucun effet sur l’emploi. Même l’OCDE l’avoue : « il n’y a aucune preuve de l’effet des aides sur le chômage et l’emploi ». Mais les néolibéraux usent d’un biais pro business idéologique.
En conclusion, Cordonnier se demande, et nous demande d’y réfléchir, si on vise l’efficacité économique, ou plutôt l’ordre et le contrôle social et politique ? La réponse semble évidente.
Camille Beauvaisnous parle patrimoines et héritages en posant la question : qui est riche aujourd’hui ?
Les inégalités se creusent, le séparatisme des riches est avéré. Le travail du capital génère des dynamiques d’accumulation et d’héritages.
Les impôts, même progressifs et les recettes fiscales ne sont pas, pour elle, un rempart aux inégalités. C’est la fiscalité du capital qui doit être modifiée, avec taxation des héritages, des fortunes, des capitaux.
C’est tout le contraire qui se passe sous Macron avec les cadeaux aux riches (suppression de l’ISF, taux unique sur le capital à 30%), le tout aggravé par la dernière loi de finance.
Les dividendes ont progressé de 62 % et les profits atteignent des records. Il y a soutien à des régimes d’accumulation et des stratégies de contournement (holdings, optimisation fiscale, paradis fiscaux…).
Au nom de la lutte contre la possibilité de départ des capitaux, on fait la course au moins-disant fiscal et on encourage la sécession des riches.
On prévoit une réforme des retraites qui vise à baisser les pensions et à augmenter l’âge de départ, mais on érige un nouveau système de capitalisation pour les cadres à hauts revenus. Le tout s’inscrit dans une logique de capitalisme financiarisé et de pénalisation des classes moyennes et populaires.
Grégory Salle conclut sur le thème de la répression, de la discipline et de l’idéologie. Autant de stratégies des classes dominantes pour l’exercice du pouvoir.
Toutes les formes de pouvoir reposent sur la violence et on est entrés dans un néo-libéralisme autoritaire.
Il attire l’attention sur les médias et le langage. Outre le « journalisme de préfecture » et la propagande des économistes néo-classiques, il illustre son propos par des mots entrés dans le langage commun (ADN, logiciel, collaborateurs…) et nous met en garde contre cette novlangue libérale en soulignant l’importance de la langue (« les paroles sont aussi importantes que les actes »).
Il faut inverser la tendance, résister à cette défaite du langage en remettant nos mots et nos concepts dans le langage courant.
On veut inverser les rôles et parler des réformateurs (libéraux) contre les conservateurs (syndicats) ou des modérés contre les extrémistes, mais n’oublions pas que c’est l’extrême-centre qui gouverne. Soit le néolibéralisme autoritaire.
Voilà, tout cela se veut synthétique et non exhaustif, et on n’a pas rendu compte des débats qui ont suivi. Simplement pour dire qu’on a l’impression d’être un peu moins con après de telles soirées, et qu’en attendant la reconquête de l’hégémonie à gauche (un jour…), les résistances, sociales et idéologiques, n’ont pas désarmé. C’est une putain de bonne nouvelle !
30 septembre 2021
Observations bien françaises de points qui existent aussi ailleurs avec des aspects différents selon le pays en question.