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MÉDIATONIQUES 9

LA BANDE DE SINÉ

Siné le révolté… Et Siné dans ses œuvres.

On a déjà déploré la fin de Siné Mensuel, en mars dernier. On va en profiter ici pour retracer l’histoire d’un vilain petit canard. Une bande de potes (et de potesses), anars, mal embouchés, et va-de-la-gueule. Mais aussi des nanas et des mecs intelligents, généreux, sensibles, talentueux et, surtout, avec un cœur gros comme ça et des indignations perpétuelles toujours sincères. Pour l’écologie, le social et la démocratie ; pour la justice, l’égalité et la solidarité. La bande à Siné s’était donnée pour seule règle de chier dans la colle. Objectif modeste mais facilement atteint.

On va d’abord présenter l’animal, Bob « Maurice » Siné, décédé en 2016 alors qu’il était depuis des années en grave insuffisance respiratoire, n’aspirant que par un système de tuyauterie complexe depuis son fauteuil roulant. C’est ainsi qu’on l’avait vu à une fête de l’Huma, un peu avant sa mort.

Siné va débuter petit dans le dessin d’humour, plaçant ses premiers crobards difficilement dans des journaux grand public où son côté politisé fait déjà peur. Loin de s’ auto-censurer, ce qui n’est pas le genre de la maison, il collabore à des magazines de jazz comme Jazz Hot et fait éditer ses premiers recueils, notamment sa série sur les chats. Les chats, le jazz, la révolution et les femmes ; dans l’ordre ou dans le désordre, telles seront ses premières amours. Il fait aussi des couvertures de livres de poche.

L’Express de JJSS et Françoise Giroud lui donne sa chance en remplacement du Bloc-note de François Mauriac, malade. Ce sera le « débloque-note » qui vaudra au journal quantité de lettres d’injure. Dans un style qu’on imagine différent, Siné signe ensuite ses  Siné Massacres et son trait simple au vitriol assassine les militaires, les patrons, les curés et les juges, en anarchiste libertaire qu’il est. On est à la fin des années 1950 et Siné consacre encore la plupart de ses pages à la guerre d’Algérie, ce qui lui vaudra les foudres de l’OAS. Il se fait aussi porteur de valises à ses heures, résolument du côté de la résistance algérienne et du FLN. Il quitte d’ailleurs l’hebdomadaire en 1962, fâché avec JJSS qui ne lui pardonne pas ses outrances. Il crée son propre hebdomadaire, Siné Massacre, avec quelques amis mais sa vie va devenir un roman, presque une histoire parallèle de la seconde moitié du XX° siècle.

Il part à Cuba saluer l’ami Castro avant de frayer avec Malcolm X aux États-Unis et d’être présenté à tous les jazzmen qu’il vénère. Siné devient le premier fan de Free-jazz en France où il fera beaucoup, avec son ami Delfeil De Ton, pour faire découvrir cette musique au public français. Il est aussi un fervent soutien du Black Panther Party et reste proche du premier gouvernement Ben Bella en Algérie. C’est d’ailleurs lui qui dessinera le logo de la compagnie Sonatrach, consortium issu de la nationalisation du pétrole. Avec Jacques Vergès, il avait d’ailleurs dessiné pour Révolution africaine, un journal financé par le FLN.

Avec l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, Siné crée L’Enragé en mai 68 avec quelques dessinateurs de Hara Kiri dont Wolinski et Willem. Il dessine aussi dans Action, le « journal des comités d’action », faisant feu de tout bois contre le régime gaulliste et sa société sclérosée dans le patriarcat et l’autoritarisme, refusant de faire une place à sa jeunesse. L’après 68 le voit un peu démobilisé. Il dessine dans des magazines de cul (Lui, Play-boy) et continue la publication de ses albums. Un petit dessin de temps en temps pour Politique Hebdo quand même, l’ancêtre de Politis, histoire de garder la main.

Il revient à la politique avec la révolution des œillets au Portugal, envoyant au printemps 1974 ses reportages dessinés à Charlie Hebdo. Il retrouvera l’hebdo tardivement, lorsqu’il sera redevenu Hara-kiri Hebdo en mai 1981 pour ses premiers « Siné sème sa zone ».

À la fin de l’hebdo, il dessine pour l’émission Droit de réponse de Michel Polac, produite par son épouse, Catherine Sinet. De 1981 à 1987, on peut rire avec ses dessins pour des séquences qu’il partage avec Cabu et Loup. Après l’affaire du rachat de Bouygues et de sa « télé de merde », l’émission est arrêtée et Siné suit Loup à L’événement du jeudi de JFK  avant de rejoindre l’équipe du Charlie Hebdo nouveau de Philippe Val et Cabu, en 1992. Il fera aussi quelques dessins pour L’Humanité et L’Huma dimanche dans les années 1990. Lui l’anti-Stal patenté.

Siné continuera à semer sa zone dans le nouveau Charlie, mais les rapports avec Philippe Val seront de plus en plus tendus. En 2005, Siné entre en conflit avec Val sur le TCE que ce-dernier a soutenu, jusqu’à fustiger les lecteurs qui ont eu le mauvais goût de voter non. Mais il y a pire, Val se rappelle que Siné a déjà eu un procès intenté par la LICRA pour des propos antisémites un soir de beuverie à l’antenne de Carbone 14, une radio libre décomplexée. Il faut dire aussi qu’il avait soutenu une liste Europe – Palestine aux Européennes de 2004, dont la tête de liste n’était autre que Alain Soral.

En 2007, il va s’en servir pour vouer Siné aux gémonies à la suite d’un dessin sur le fils Sarkozy épousant une fille Darty. « Il ira loin ce petit », commente-t-il. Le dessin fait scandale grâce au zèle de Claude Askolovitch sur RTL, lequel y voit de l’antisémitisme revendiqué. Là où Siné avait voulu souligner l’arrivisme du fils, Val, Askolovitch et le chœur des médias y voient une infamante attaque antisémite.

Sous prétexte d’éviter un procès avec la LICRA, Val le vire. Siné l’attaque et gagnera tous ses procès. 40000 Eugros de dommages et intérêts, de quoi rebondir. En septembre 2008, il publie le premier numéro de Siné Hebdo avec quelques fidèles (Willem, Hugot, Carali, Berroyer…) du premierCharlie Hebdo qui l’ont suivi, dont Delfeil De Ton qui commence une histoire de Hara Kiri. Catherine Siné-Weil, sa femme, est rédactrice en chef quand lui est à la direction de la rédaction. Les généreux donateurs ont pour noms Guy Bedos, Bruno Langlois et Michel Onfray et les talents affluent vers ce vilain canard devenu le principal concurrent de Charlie Hebdo : Geluck, Alevêque, Delépine, Diego Aranega, Isabelle Alonso plus quelques anciennes de Libération ou de Télérama et des petits nouveaux du dessin humoristique : Lindingre, Faujour, Mix & Remix, Malingrey, Laserpe, Jiho, Berth et quelques autres. Voici comment Siné présentait son bébé, dès son lancement : « ce sera un journal d’humour, libertaire, ce qu’aurait dû être Charlie s’il était resté dans la tradition initiale »… / …, « un canard qui ne respectera rien » …/… « qui chiera tranquillement dans la colle et les bégonias sans se soucier des foudres et des inimitiés de tous les emmerdeurs ». Dont acte.

Malheureusement, si les premiers numéros s’arrachent, le journal peine à s’installer dans le temps et Siné Hebdo sort son dernier numéro en avril 2010. Chaque collaborateur signe un petit mot d’adieu, quelques phrases ou un dessin. Tous sauf Michel Onfray, déjà parti vers d’autres chemins.

L’absence aura été de courte durée puisque Siné Mensuel fait son apparition dans les kiosques en septembre 2011. Divine surprise. «Le journal qui fait mal et ça fait du bien », peut-on lire en haut de la couverture et on a repris les mêmes, moins Onfray évidemment. En supplément de programme, la spécialiste de l’écologie à Libé, Laure Noualhat, Gérard Filoche, Pierre Concialdi, Noël Godin, Serge Quadruppani… Et une « direction » composée de Martine Laval, Blandine Flipo, Véronique Brocard et l’écrivain éditeur Jean-Marie Laclavetine. Delfeil nous raconte la vie du couple Macron par le trou de serrure, Bouyxou nous cause cinéma, Raynal romans policiers, Laval et Brocard littérature et Lespinasse arts plastiques, avec en plus la chronique gastronomique de Jean-Claude Ribaud délicieusement illustrée par Desclozeaux, un autre vieux de la vieille. Un autre ami de Siné.

Les premiers numéros se vendent à 50000 exemplaires grâce à une grande visibilité en kiosque et à quelques provocations, mais ça ne dure pas. Siné meurt des suites de son cancer du poumon en mai 2016, après avoir sorti  Mourir, plutôt crever et, malgré une qualité soutenue et l’arrivée des humoristes de France Inter comme Guillaume Meurice, Charline Vanhoenacker ou Constance qui mettent parfois la main à la patte, les ventes périclitent et Catherine Siné doit trop souvent tendre la sébile. Beaucoup trop souvent, puisqu’elle annonce en décembre 2024 que le journal tirera sa révérence en mars 2025. Nous y sommes. Siné Mensuel se fend d’un dernier et fort numéro collector et la messe, plutôt noire, est dite. Pas gagné pour les dessinateurs dans une presse papier qui ne publie plus de dessins.

Merci encore à Bob, à sa petite famille et à ses nombreux amis. On n’ose imaginer ce qu’il aurait écrit et dessiné depuis un certain 7 octobre 2023, mais on l’avait déjà taxé d’antisémitisme, alors… Banzaï !

29 avril 2025

Comments:

Merci Didier. Ce rappel me touche personnellement car sa fille Maud était ma meilleure amie d’université (Nanterre). Je l’ai rencontrée en juin 1967, juste à la sortie de Sergent Peppers, quand elle passait son bac au Lycée Jules Ferry. Elle habitait avec ses parents (« Bob » et Annik) dans un hôtel particulier entre la Place Clichy et la Gare Saint Lazare, et nous sommes rapidement devenus amis proches … ce qui faisait que j’étais fourré chez eux plus que chez moi, car la vie dans cette maison était tellement plus excitante que la mienne chez mes parents. Je donnais des cours de guitare à Annik et écoutais la collection de disques de jazz et de blues la plus incroyable de l’époque car Bob avait donné au Lido Musique la permission de se servir de ses dessins de chats dans leurs classements des meilleures ventes de disques de la semaine en échange de disques importés des USA. Nous avons passé beaucoup de soirées à « refaire le monde » dans leur grande cuisine et, en mai 68, Wolinski a commencé à venir dans la maison quand Bob et lui ont décidé de créer l’Enragé. Quelle belle époque de créativité illimitée pour le jeune homme de 21 ans que j’étais. Maintenant, ils sont tous morts … et d’y repenser ici à New York est un pincement au cœur.qui, d’une manière un peu étrange, n’est pas aussi triste qu’elle pourrait/derait l’être dans la mesure ou cei me rappelle d’excellents souvenirs qui remontent à il y a déjà 57 ans … comme lorsque nous allions passer des nuits « Chez Castel », sa boite favorite, et qu’il fallait que Maud et moi le ramènent à la maison dans sa mini-moke verte qu’il avait du mal à conduire après avoir « goutté » son whisky préféré qui, si je me rappelle bien était le Johnny Walker …. Souvenirs, souvenirs …

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