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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (23)

LIONEL

Toujours de notre envoyé permanent dans les bistrots (et qui fait aussi les dancings), Daniel « fatal picard » Grardel.

J’avais à cette époque l’insigne honneur de représenter mon syndicat au Comité d’Établissement de la Cosmodémoniaque, au siège social, Place d’Alleray à Paris dans le 15ème. Il m’avait même échu la fonction de trésorier du C.E, moi qui n’avait jamais su compter. « La fonction crée l’organe », disait Darwin ou Lamarck, je ne sais plus très bien. Chez moi, la fonction avait créé l’intérêt et développé les compétences, et je prenais mon rôle au sérieux. Les comptes étaient tenus au jour le jour, certifiés par un cabinet d’expert-comptable et on m’écoutait même religieusement quand je les présentais en séance ou pour les budgets prévisionnels en début d’année. Je croyais être aussi fait pour la trésorerie que pour être grand archevêque. En fait, j’aurais sûrement fait un archevêque convaincant avec l’onctuosité d’un prélat.

On avait régulièrement droit, à l’heure de la sieste, aux performances économiques de l’entreprise et, sitôt après, à un nouveau dossier de restructuration qui condamnait un service ou un établissement avec, à la clé, des personnels déplacés et des suppressions d’emplois. On devait comprendre que c’était pour le bien de l’entreprise et pour résister à la concurrence qui – c’était devenu leur leitmotiv – « est à nos portes » et « profite au client ». « Le client attend », avait psalmodié, furieux, le directeur de la branche commerciale alors que nous argumentions contre ses projets de réorganisation, comme ils disaient pudiquement. Nous étions forcément contre l’entreprise et son expansion, à la solde, sinon de la concurrence, de syndicats irresponsables n’ayant aucune notion de management et d’économie. Pire, il y avait des organisations gauchisantes qui diffamaient l’établissement par leurs incessantes croisades contre les risques psycho-sociaux et cette fameuse souffrance au travail sur laquelle on surfait avec la pire démagogie pour aller chercher la lie de l’entreprise, les inadaptés ou les fainéants, et les enrôler dans nos mobilisations.

Les esprits se calmaient après qu’un vote négatif, sur lequel ils s’asseyaient, eût clos les débats et nous passions, après un rapide rapport trésorerie, aux Activités sociales et culturelles, soit l’argent prélevé sur la masse salariale redistribué aux salariés sous la forme de prestations sociales. La commission ad hoc présentait des projets mis au vote, sans que la direction, cette fois, ne s’en mêlât. C’était notre récréation, un moment de répit après avoir ferraillé sur des dossiers invariablement présentés par des cadres dirigeants qui nous promettaient un avenir radieux avec un sourire à manger de la merde. Au mieux, nous nous en tirions avec une expertise du CHS / CT qui différait la mesure de quelques semaines, voire de quelques mois dans le meilleur des cas.

Je faisais partie de la commission de ce qu’on appelait les « ASC » et, les élus venant de toute la France, nous nous réunissions tous les trimestres dans une ville de province, pour un séminaire de trois jours destiné à arrêter le programme des réjouissances. On avait déjà fait Marseille et Lille, il nous restait Lyon, Toulouse et Nancy. C’était donc Lyon pour le coup, et Charlotte, une Lyonnaise membre de la commission, nous avait servi de sherpa pour préparer notre venue.

On était en novembre et nous étions 6 à nous être réunis dans une salle prêtée par un établissement de la Cosmo situé à côté de la gare de Lyon – Perrache. Certains n’avaient pas pu venir pour diverses raisons, mais les plus motivés étaient présents. On avait passé la première journée à imaginer des prestations et à faire des projections sur les coûts engendrés qu’on ramenait à la hauteur de nos moyens. C’était un brainstorming où l’imagination tentait de prendre le pouvoir et j’avais mauvaise grâce, en tant que trésorier, d’agiter le principe de réalité et de tempérer les emballements.

Le soir, j’étais hébergé chez Charlotte et elle avait tenu à me présenter à sa bande : ses copines Marylou et Manuelle, des filles gentilles et fines mouches, féministes jusqu’au bout des ongles, un cheminot prénommé Nanard, secrétaire du SUD Rail et grand cinéphile devant l’éternel, un gars fort en gueule qu’on appelait Le savoyard et, pour faire bonne mesure, Lionel, un marrant toujours hilare qui buvait sec et était sérieusement handicapé, avec une patte folle et un bras raide. Il ne souffrait aucune question sur ses infirmités et j’avais su vaguement par Charlotte qu’il s’était fait renverser par un camion, dans sa jeunesse.

On était tous allés dans un bouchon lyonnais où le Morgon coulait à flot sur les spécialités du coin. Une orgie de gras double, de saucisson chaud et de tablier de sapeur que je terminais le cœur au bord des lèvres. Je n’aurais plus su avaler une hostie en sortant de l’établissement où ils semblaient avoir leurs ronds de serviette. J’avais marqué des points grâce à mes plaisanteries habituelles et quelques mots d’esprit mais j’avais surtout impressionné Manuelle quand je lui confiais avoir vu le groupe Joy Division, dont elle était fan, aux Bains-Douches, en 1979. Taquin et connaissant mon faible pour le Stade de Reims (alors en National), Lionel m’avait surnommé Joy deuxième division. Si ça l’amusait. Il paraissait intéressé au plus haut point par mes travaux littéraires. J’avais eu la faiblesse de lui parler aussi de mes écrits, des romans non publiés qui encombraient mes tiroirs.

Lui aussi écrivait, mais dans un style sans fioritures, avec beaucoup de dialogues, et sur deux thèmes uniquement : l’alcool et la bagarre. Un peu de sexe aussi, ce qui donnait le triptyque Baise, Bagarre et Biture. Sa sainte trilogie. Il faisait publier ses livres à compte d’auteur, imprimés par une société canadienne avec des couvertures dues au talent d’un ami peintre à lui – Luc – un ancien instituteur d’Amiens qu’il appelait ch’peintre, pour souligner ses origines picardes. Il m’avait fait lire ses œuvres complètes, soit trois minces volumes aux jaquettes bariolées où se suivaient des chroniques de bistrot avec des agressions, des embuscades, des horions, des filles court vêtues et du verre cassé. Le tout dans un style qui devait plus à San Antonio qu’à Céline, dont il ne cessait de célébrer le génie. Il adorait d’ailleurs tous les fils de l’ermite de Meudon : Dard mais aussi Boudard, Audiard et Cavannard, lâchait-il dans un éclat de rire.

J’étais resté le week-end et on avait sillonné la ville en vélib, entre Saône et Rhône, s’arrêtant pour admirer les fresques murales de Diego Rivera et déguster des ballons de beaujolpif dans des troquets avenants. Avec Lionel, on était même allés voir un match à Gerland, et on avait passé le plus clair du spectacle à évoquer les grands joueurs de l’O.L des années 1960 ; les Combin, Di Nallo, Hatchi ou l’Argentin Rambert. Je les avais quittés à regret, et on s’était promis de se revoir, à Paris, à Lyon ou dans le Nord. C’est dans la baie de Somme, à Quend-Plage, qu’eut lieu finalement la revoyure, autant dire sur terrain neutre, et ch’peintre nous avait hébergés en tant que régional de l’étape.

À Quend-Plage avait lieu tous les ans en ce temps-là le festival de Groland, un week-end où quelques cinéphiles croisaient dans les rues du village des tas de jeunes ivres-morts ou défoncés au mauvais shit. Les puissances invitantes, Moustique, Kuntz, Delépine et De Kervern, animaient micro en main des sortes de happenings tous plus délirants les uns que les autres avec un Salengro en majesté dans les déguisements les plus divers. Cette année-là, c’est Jean-Pierre Mocky qui était l’invité d’honneur et plusieurs de ses films étaient projetés dans des chapiteaux convertis en salles de projection. Il y avait aussi un festival du réalisateur finlandais Adi Kaurismaki dont on n’avait pas manqué une séance. C’était plus Groland, c’était Finlande !

Le premier soir, on avait dormi chez Luc – ch’peintre – et sa femme, qui habitaient dans la banlieue d’Amiens. Ch’peintre nous régalait de ses nombreuses toiles à la gloire des idoles yéyés et de la jeunesse insouciante de ces temps d’innocence. Il venait d’achever une Cène avec Hallyday à la place du Christ et tous les roitelets du twist faisant cercle autour de lui. L’un d’eux s’appelait Lucky Blondo, un crooner exilé en Bretagne, grand ami de Luc, de ch’peintre. Luc était, comme Lionel, un chantre des bistrots, des néons aveuglants, des demi-durs au comptoir et des filles faciles qui leur tournaient autour. L’artiste avait aussi son enfer, soit des tableaux moins exposés représentant des femmes en porte-jarretelles et des mâles en rut en pleine action dans des arrière-salles de bistrot reconverties en baisodromes et en boîtes à partouze. Un genre. Il y avait, comme chez Lionel, la sainte trilogie toujours présente, soit les 3 B (bagarre, biture et baise), bien que les scènes de bagarre n’étaient pas figurées et que c’était plutôt le climat interlope qui les suggérait.

On était allés se coucher au petit matin après force libations et les Lyonnais présents, Charlotte, sa copine Marylou et Lionel, avaient amené leur charcuterie locale mêlée aux spécialités picardes qu’on nous servait avec prodigalité. Le lendemain dimanche, personne n’était très frais et on avait débarqué en début d’après-midi à Quend, la gueule enfarinée pour vivre nos dernières heures dans une présipauté de Groland exilée sur la côte picarde. On était encore à l’eau minérale avant de se risquer au blanc en prélude à une nouvelle cuite. On n’avait pas envie de boire, mais tout le monde sentait la nécessité de faire couleur locale, et on n’allait pas passé la journée à boire des eaux de régime dans un tel contexte.

On avait donc repiqué au truc, bière sur bière. Des bières de garde, en plus, pas des Pils. Le festival touchait à sa fin et on en était à se donner rendez-vous pour l’année prochaine. Finalement, on n’était pas mécontents que tout cela se termine tant on se sentait quasiment obligés de concurrencer les potes verre en main, jusqu’à la gerbe. On n’aurait pas fait ça tous les jours. On avait appris qu’il y avait un concert organisé en clôture, avec quelques groupes de rock locaux dont les Fatal Picards. J’avais envie de rentrer, mais ch’peintre, et surtout Lionel, avaient insisté pour qu’on y aille.

D’abord une sorte de parodie de rock où un gros avec une coupe à la huron massacrait des standards de la pop avec des paroles en français. « Satisfaction » devenait « Bastille – Nation », « Gloria » se transformait en «face de rat » et « Help » se changeait en «Hep ! ». Tordant.

On les avait pas vraiment vus venir. Encore qu’on avait remarqué ces 4 gars au crâne rasé et en treillis militaire, qui prenaient plaisir à asperger les premiers rangs en versant un peu de leurs gobelets de bière. Eux nous avaient repéré, avec nos cheveux en pétard et nos barbes hirsutes. Ils s’étaient rapprochés de nous et tendaient l’oreille, attentifs à nos plaisanteries et attendant le mot qui leur permettrait d’entrer en action.

C’est Lionel qui avait parlé de petits nazillons et il avait déclenché les hostilités. Les quatre s’étaient rués sur lui et il avait roulé par terre, se relevant vite pour donner des coups avec sa jambe valide. On l’avait renvoyé au tapis et c’était maintenant Luc qui faisait l’objet de toutes les attentions. Un coup de pied dans les testicules auquel il avait répliqué par un coup de boule sur le nez de son agresseur et du sang qui pissait maintenant et nous éclaboussait. Les femmes s’étaient tenues à distance, et j’étais entré en piste. Peu habitué à ce genre d’exercice, j’essayais néanmoins de forcer ma nature et de rendre les coups, me disant que l’agressivité viendrait au fil de la bagarre, comme l’appétit vient en mangeant. Ils étaient deux sur moi et m’avaient transporté à l’extérieur du chapiteau, alors que mes deux amis étaient réduits à l’impuissance. L’issue du combat ne faisait plus de doute et ils m’avaient laissé baigner dans une flaque d’eau. Il avait beaucoup plu. Je parvenais malgré tout à saisir une jambe et à déséquilibrer un adversaire dans la boue, cette fois. Sa fureur en avait été décuplée et il me donnait des coups de latte dans les côtes, jusqu’à ce que son sbire porte l’estocade en me frappant violemment à la tête.

Je perdis un moment connaissance, une absence de quelques secondes dont je sortais endolori et nauséeux. Les fafs étaient partis, fiers comme Artaban d’avoir triomphé de vieux babs gauchisants, et ch’peintre et Lionel m’avaient rejoint à l’extérieur alors que les femmes nous portaient les premiers secours. Des plaies, des bosses, un peu de sang, des contusions multiples et beaucoup de confusion.

Les Lyonnais passèrent une dernière nuit chez Luc, ch’peintre, et je rentrais sur Lille après avoir appelé ma femme qui avait eu la bonté de venir me chercher. J’en avais marre et je ne me voyais pas passer encore une soirée là et prendre un train le lendemain matin. On était allés dîner d’un plateau de fruit de mer à Berck-Plage et je lui avais raconté nos aventures, notre week-end grolandais qui s’était terminé dans la violence. La bêtise à front de taureau et la haine ordinaire nous avaient rattrapés, nous qui pensions que notre classe sociale et notre niveau culturel nous en eussent préservés. On s’était lourdement trompés.

La violence était sortie des pages des livres de Lionel et elle n’était plus fantasmée comme ces bagarres de western ou de films d’action. On l’avait senti passée dans nos corps et il nous serait difficile après cela de s’en sentir protégé par on ne sait trop quelle loi naturelle ou sociologique. La violence était aussi sortie des toiles de Luc, et les mauvais garçons tapis dans l’ombre de ses bistrots louches nous avaient frappé à bras raccourcis. Leurs deux univers imaginaires avaient soudain empiété sur nos réalités, sur nos vies.

On avait eu droit à l’ivresse de l’alcool, aux troubles du sexe et à l’adrénaline de la bagarre. Les trois unités de l’écrivain et du peintre. Ou disons plutôt les deux unités car, pour le sexe, on repasserait. Mais le sexe était aussi fantasmé dans leurs livres et dans leurs tableaux que l’était la bagarre. Seule, finalement, les bitures et les cuites étaient bien réelles et démocratiquement accessibles à tout le monde.

C’était finalement la seule chose qui cimentait notre amitié et, en rentrant clopin-clopant de notre épopée pugilistique, on s’était mis tous à chanter le «Alcohol ! », des Kinks, imitant le son de la trompette en se pinçant le nez. Une chanson signée Ray Davies ; l’histoire d’un cadre pas si dynamique poussé par son épouse à nourrir de dévorantes ambitions professionnelles et qui finit SDF et alcoolique, la fanfare de l’armée du salut accompagnant sa dérive éthylique.

« Oh démon alcool, ces tristes souvenirs dont je ne peux me rappeler… / … Qui aurait pensé que je deviendrais esclave du démon alcool ». Hein, c’est vrai, qui ?

7 octobre 2021

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