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LES SCEPTIQUES DE GLASGOW

Manifestation monstre pour le climat à Bruxelles le 10 octobre. Avec aimable autorisation de la RTBF, on espère en tout cas.

Depuis que tombent régulièrement les rapports du GIEC – soit depuis 1990 – pour sensibiliser les peuples et ses dirigeants sur les changements climatiques en cours, on peut croire que les climato-sceptiques – dont un Claude Allègre en France a pu incarner un moment la figure de proue – ont désarmé. Pas si sûr, quand on a vu les Trump au pouvoir, et aussi les Bolsonaro, Duterte, Poutine, Orban et autres Erdogan. Pas si sûr quand on entend les Zemmour, Le Pen (la famille), Luc Ferry, Finkielkraut ou Onfray. Sans parler des lobbies des industriels et des multinationales, auxquels Arte consacrait une Théma le mardi 26 octobre. Plus que sur les enjeux de Glasgow, cet article est consacré à une (toute) petite histoire du climato-scepticisme.

L’actualité de la quinzaine dans les journaux – en tout cas dans ceux que je lis – est consacrée pour moitié au 60° anniversaire du massacre d’Algériens en manifestation par la police française le 17 octobre 1961 et, pour l’autre, à une étude de trois chercheurs (Christophe Bonneuil, l’Américain Benjamin Franta et le sociologue Pierre-Louis Choquet) parue dans la revue scientifique internationale Global environmental changes sur la connaissance qu’avait Total, dès 1971, des conséquences de l’activité humaine et de l’exploitation des énergies fossiles sur le réchauffement climatique.

Juste avant la publication du rapport Meadows, commandé par le gouvernement états-uniens, sur les limites de la croissances et les alertes du Club de Rome qui s’en sont suivis (incluant également la raréfaction des ressources et la surpopulation), le journal interne de Total, Total Information (tiré quand même à 6000 exemplaires (de quoi alimenter largement la sphère des décideurs économiques et politiques) publie un éditorial du chercheur François Durand-Dastès, spécialiste des rapports entre climat et mousson en Inde. Il est intitulé « la pollution atmosphérique et le climat », et fait déjà le résumé de ce qui sera écrit plus tard par le GIEC, à savoir que « les combustibles fossiles, charbons et hydrocarbures… aboutissent à une libération énorme de gaz carbonique… / … Il est donc possible qu’une augmentation de la température moyenne soit à craindre… et il n’est pas impossible, selon certains, d’envisager une fonte au moins partielle des calottes glacières, des pôles, dont résulterait à coup sûr une montée sensible du niveau marin. Ses conséquences catastrophiques sont difficiles à imaginer… ». Voilà, c’était il y a 50 ans, et tout est dit, ou presque.

Que croyez-vous qu’il arriva ? comme disait Voltaire. Eh bien rien, ou pas grand-chose.

Ayant senti passer le vent du boulet et craignant une mise en accusation de l’opinion publique, l’industrie pétrolière va s’organiser, ou plutôt, organiser l’omerta, avant le déni.

Entre 1972 et 1988, il n’est plus question de réchauffement climatique dans la communication des pétroliers, en dépit des alertes de la Datar française et du MIT américain, en plus du consensus de la communauté scientifique à partir de la fin des années 1970. En 1988, James Hansen, un chercheur de la NASA, met le gouvernement de son pays en garde contre les gaz à effet de serre. Après Rio, premier sommet sur le climat en 1992, il est décidé, en 1995, de tenir une COP (Confence Of Parties) sous égide onusienne tous les ans pour faire le point sur la situation du réchauffement climatique. Le protocole en est fixé lors de la COP 3 de Kyoto qui met au programme les premières réductions de G.E.S, de carbone et de méthane, mais c’est, bien plus tard, l’accord de Paris lors de la COP 21 qui incitera à des réductions chiffrées par pays (non contraignantes, qu’on se rassure). Les États-Unis ne reconnaîtront pas Kyoto et Trump les fera quitter l’accord de Paris. « Le mode de vie des Américains n’est pas négociable ». Dixit Bush père. Mais revenons-en aux années 1990 où l’ industrie pétrolière passe du silence au négativisme.

C’est ce qu’illustre le documentaire d’Arte(Le lobby climato-sceptique) et l’article de Sorj Chalandon dans Le Canard Enchaîné (20 octobre 2021) qui le résume. Au printemps 1998, les géants du pétrole, réunis au sein d’une institution (l’Ipeia, International pressure equipment integrity association) réunissant américains et européens, s’organisent pour lutter contre les théories scientifiques validant le réchauffement climatique et ils s’y prennent de la même manière que les grands cigarettiers américains – American Tobacco ou Philip Morris – s’y sont pris avec les détracteurs du tabac : s’infiltrer dans le moindre doute scientifique et la moindre incertitude pour démonter tout l’argumentaire, comme le fameux fil de la non moins fameuse pelote de laine. Travaillant pour des think tanks ultralibéraux à coup de fausses expertises énoncées avec des accents de camelots, ils hantent les cabinets ministériels et les studios télé. Tous les moyens sont bons car, après tout, les écologistes qui se battent contre les causes du réchauffement climatique le font également contre les multinationales. Contre nos intérêts donc. Ne sont-ils pas des gauchistes repeints en vert qui osent s’en prendre à nos sociétés industrielles et à notre économie de marché ?

Mais les politiques ne sont pas en reste, et on retiendra, à titre d’exemple, le rôle de Dominique Strauss-Kahn, adepte du « troussage de domestique », selon la formule élégante de Jean-François Kahn, se battre bec et ongles avec l’Union Européenne, alors qu’il était ministre de l’industrie, contre l’écotaxe (qui devait taxer les pétroliers et non les automobilistes). Un rapport coréalisé par Juppé et Rocard l’avait pourtant recommandée.

Mais revenons à nos pétroliers. Exxon, Chevron, Shell ou BP forment des spécialistes de la contradiction, des communicants habitués aux caméras qui y vont au culot et aboient sur les scientifiques à leur portée avec toute l’arrogance de l’ignorance crasse satisfaite. Mieux, ils financent des études à Harvard ou à Stanford pour invalider les théories scientifiques validées par la communauté internationale. Les « Big oil » brûlent des milliards de dollars pour alimenter les lobbys climato-sceptiques. On a droit à des déclarations toutes plus ahurissantes les unes que les autres, comme « les émissions de CO2 entraîneront un reverdissement de la planète », ou encore « le réchauffement climatique est un problème fantôme » (citations du Canard entendues sur Arte). Mieux encore, une chercheuse qui a réuni tous les documents scientifiques (près d’un millier) allant vers les mêmes conclusions d’un changement climatique dû à l’homme, se voit traitée de communiste. Même traitement infamant que pour Sherwood Rowland, prix Nobel de chimie en 1995 découvreur du trou dans la couche d’ozone. « Stalinist ! ».

Après l’omerta et le déni, le greenwashing, ou la troisième phase. En 1999, Elf n’existe plus et a été fusionné avec Total dont le PDG, Thierry Desmarets (noires), commence à reconnaître le réchauffement climatique et s’ingénie à démontrer que seul les industriels et les ingénieurs peuvent agir contre lui. C’est le greenwashing, écologie de marché ou capitalisme vert. La science a raison et les problèmes soulevés ne trouveront de solutions qu’avec la technique, les innovations et bien sûr le sacro-saint marché. C’est d’ailleurs ce qui a donné le marché carbone, avec des indulgences pour les trop gros pollueurs, comme celles dénoncées jadis par Luther contre le catholicisme romain.

Politis (21 octobre 2021) nous informe que 77 milliards de dollars ont été investis dans les énergies fossiles entre 2015 et 2019. Et d’interviewer Juliette Renaud (les Amis de la terre) sur les financements de l’État par l’intermédiaire de la BPI pour les exploitations gazières de Total (rebaptisé Total Énergies) en Ouganda et en Tanzanie, sans oublier l’odieux soutien à la junte birmane pour obtenir en compensation une paix royale pour ses chantiers. L’oléoduc géant Eacop / Tilenga de 1500 km vise à relier les gisements du Lac Albert, en Ouganda, à l’océan indien. Vaste programme.Politis publiera un appel la semaine suivante sous le titre percutant de « Votre inaction est un crime ».

À chaque fois, Total mène la danse en lien avec les dictatures locales, expropriant et affamant les paysans et poursuivant les opposants avec des milices privées à sa botte. Plusieurs militants de l’ONG Afiedo viennent d’ailleurs de se voir emprisonnés.

Mais il y a pire avec ce projet de forages dans l’Arctique, pour lesquels Total – en stratège économique ayant convaincu l’État que ses intérêts sont aussi les siens – demande aussi des financements de la BPI, qui contribuerait encore plus à la fonte de la banquise et à la libération de bactéries enfouies depuis la nuit des temps. Mais il faut bien faire baisser les factures de gaz et d’électricité, n’est-il pas ?

Elf, c’était la Françafrique, Total, c’est la course aux subventions et les profits sur le dos de l’État ; la France à fric. « Au vu des données scientifiques, la COP26 apparaît comme l’une des ultimes conférences susceptibles d’éviter de dépasser un seuil dramatique dans le dérèglement du climat. Sans un sursaut et une remise en question complète des rapports de force entre nations – et de la consommation de masse – il reste à craindre que les objectifs de l’accord de Paris ne deviennent rapidement impossibles à atteindre », écrit Frédéric Durand au terme d’un fort article sur la COP 26 de Glasgow dans Le Monde Diplomatique (novembre 2021).

Les sceptiques ne seront peut-être pas à Glasgow ou plutôt si, mais ils avanceront masqués en potentiels sauveurs de la planète avec un concours Lépine des solutions qui a déjà commencé : miroirs géants pour capter les rayons du soleil, machines gigantesques pour recongeler le permafrost et autres joyeusetés. Laissez-nous faire, disent-ils. Ou alors, on colonisera d’autres planètes, on a déjà commencé ou alors le tout nucléaire, malgré Tchernobyl et Fukushima, en dépit des déchets et nonobstant les coûts faramineux et les retards de l’EPR.

On pense au roman de Pasolini Pétrole, paru à titre posthume en 1992 et appelé à l’origine à devenir un film sur la mort d’Enrico Mattéi, possiblement assassiné par son successeur, du moins était-ce sa thèse. Où le pétrole, le pouvoir et le fric se donnaient la main dans une sarabande mortifère. Mais qui se souvient de ce poète visionnaire ? On préfère pleurer à chaudes larmes un Bernard Tapie. Triste époque. Ça donnerait envie de relire toute sa collection de La gueule ouverte, le journal qui annonçait la fin du monde (déjà).

Sources l’Humanité (21/10), le Canard Enchaîné (20/10), Politis (21/10), Le Monde Diplomatique Novembre 2021 et Arte.

26 octobre 2021

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