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LORIOT – FRIDON / SAISON 2

Bernard Friot jeune (photo Petit Wikipedia, avec leur aimable autorisation).

On a déjà eu l’occasion de parler ici des deux intellectuels chercheurs, pour leurs travaux respectifs qui, en s’ancrant dans le politique, ouvrent des perspectives. Tous deux économistes à la base, Frédéric Lordon est devenu philosophe sous influence spinoziste quand Bernard Friot a tout d’un sociologue du travail dont la pensée originale fait système. Ils se parlaient par ouvrages interposés. C’est un livre qui maintenant les fait dialoguer : En travail. Conversations sur le communisme (1). On a eu envie de se mêler à la conversation, en toute modestie.

Il convient d’abord de s’armer d’un dictionnaire tant certains termes utilisés ressortissent à la sociologie, à la linguistique ou au jargon marxiste. Ainsi des notions de prédicat, de signifiant, de théorie de la valeur… Mais cela ne doit pas décourager la lecture d’un ouvrage passionnant où les deux amis – car ils sont amis – se retrouvent et répondent aux questions d’Amélie Jeammet, directrice de collection des éditions La dispute. On imagine à la qualité des interventions de l’un et de l’autre que le plus gros du travail s’est fait par courriels interposés.

On se souvient des théories de Friot sur le salaire à vie (que Lordon préfère appeler la Garantie économique générale), la qualification et l’emploi liés à la personne, la cotisation et les caisses gérées par les travailleurs, le conventionnement, la monnaie marquée, la propriété d’usage, la souveraineté de l’investissement… On n’a pas oublié non plus les thèses de Lordon sur les institutions, les affects, le pouvoir, la violence inhérente à tous changements, à toutes révolutions, ce dernier point étant développé dans La condition anarchique.

On sait aussi que les deux penseurs s’attirent, Friot se réjouissant de voir validées une partie de ses théories par Lordon et Lordon voyant dans les travaux de Friot une concrétisation de ce qu’il est encore possible de faire, malgré un pessimisme toujours prégnant chez lui. Malgré aussi ses nombreux ouvrages où il part de Spinoza et de ses affects qui peuvent être joyeux, Lordon n’oublie pas les moralistes du XVII° siècle et leur pessimisme fondamental, à commencer par Pascal, mais aussi Vauvenargues, Larochefoucauld, La Bruyère ou Bossuet. On trouve d’ailleurs les mêmes grandes influences philosophiques et littéraires que chez un Guy Debord, par exemple.

Mais si Lordon a l’acuité de pensée et la radicalité d’un Debord, il n’a pas ni son arrogance, ni sa position en surplomb dont on fait les gourous. Lordon est aussi un penseur militant qui se veut du côté des exploités, des opprimés, de la classe ouvrière pour le dire autrement, même si c’est là une notion qui passe aussi sous les fourches caudines de sa critique.

Moins philosophe et se posant plus en théoricien d’une nouvelle société, Friot insiste beaucoup sur le « déjà là » communiste contenu dans la sécurité sociale, le statut de la fonction publique ou les services publics. Un « déjà là » de plus en plus rabougri et qui pourrait bientôt s’apparenter à un « déjà plus là ». Mais lui ne doute pas et, se référant toujours à Marx, il construit, avec les apports sans cesse renouvelés du réseau salariat (des groupes militants qui travaillent et popularisent ses thèses) une alternative à la société capitaliste (il déteste le vocable de néo-libéralisme) par l’extension de ce « déjà là » conduit jusqu’à l’autonomie de la classe ouvrière et ce qui ressemble fort à l’autogestion, ce moment historique où les travailleurs conscients décident de la production et de la valeur. Vaste programme.

La première partie porte sur ce que les deux penseurs ont en accord, et ils s’accordent sur beaucoup de choses. D’abord sur le constat d’une crise du capitalisme qui ne peut que déboucher sur un nouvel imaginaire politique si on veut éviter la violence et le chaos. Ils ont tous les deux cette même volonté d’échapper à ce qui paraît inéluctable à Lordon, possible pour Friot qui garde toujours une vision plus optimiste, ou moins sombre. Pour eux deux, on ne s’en étonnera pas, le capitalisme est un système délétère qui vit ses dernières heures dans une longue agonie où la violence d’État, la brutalité policière, servent encore de substrat à l’absence criante de solutions alternatives ; la seule idéologie étant de prolonger l’état des choses. Ils reprennent tous deux les fondamentaux du marxisme : travail vivant et travail mort, division du travail, valeur, plus-value… Ils sont tous deux en phase avec une conception du marxisme pour les temps présents, pas pour une société idéale qui passerait par les transitions socialistes et communistes pour arriver à une sorte de paradis terrestre où l’homme serait pêcheur le matin, jardinier l’après-midi et poète le soir. Non, pour eux, le communisme doit être pour ici et pour maintenant.

Les désaccords sont féconds, dit-on. Leurs désaccords à eux ne sont pas rhétoriques, comme s’il fallait chercher quelque chose pour s’opposer. Non, ils s’opposent d’abord sur les théories économiques auxquelles on avoue ne pas tout comprendre. Lordon a fait ses classes à l’école de la régulation, avec des économistes comme Robert Boyer, André Orléan ou Michel Aglietta quand Friot reste dans l’orbe communiste, le marxisme orthodoxe. Les différends portent sur la théorie de la valeur ajoutée ou sur l’analyse des crises économiques et on se gardera d’arbitrer les querelles. Plus sérieux encore, la foi chrétienne de Friot qui, selon Lordon, lui fait appréhender les choses en des termes religieux, voire mystiques, qui tiennent à l’annonciation, à la prédication ou au messianisme. Friot ne minimise pas ses convictions religieuses, jusqu’à la revendiquer pour renforcer son analyse communiste du monde. Bourdieu cristallise ces divergences ; Lordon le tenant pour l’une de ses références quand Friot le voit comme celui qui est à l’origine des discours victimaires et de tous les renoncements. S’ensuivent des querelles byzantines sur les termes : salaire à vie ou salaire communiste, selon le vœu de Lordon, divergences sur la notion de classe révolutionnaire comme sur des nuances d’appréciation sur les grands événements politiques et sociaux du siècle dernier : 1995, 1968, 1946, 1936… Pour Friot, 1946 est l’exemple type de l’affirmation par la classe dite révolutionnaire de sa destinée à travers la prise en charge de la gestion des caisses. Problème aussi sur la transition vers un dépassement du capitalisme. Friot voit surtout le « déjà là » qui ne demanderait qu’à s’étendre pris en main par la classe révolutionnaire quand Lordon, beaucoup plus sceptique, mesure les combats qu’il faudra mener pour faire céder une classe dirigeante qui ne lâchera rien, jusqu’au bout.

C’est là qu’on passe à la troisième partie de ce livre passionnant : celle des perspectives politiques.

Le constat est fait que les syndicats et les partis de gauche se sont laissés gagner par la victimisation et la déploration dans un combat strictement défensif sans perspectives autres que la protestation. Friot met au cœur du débat la proposition, la proposition communiste bien évidemment, tant celle-ci n’a pour lui rien d’utopiste mais réside dans ce « déjà là ». Lordon, on s’en doute, est plus circonspect quant à l’avenir mais il n’en partage pas moins l’idée que, face à un système qui ne tient plus en place et qui menace de sombrer dans le chaos, la force de la proposition est essentielle, à condition de bien en définir les termes et de faire en sorte que le plus grand nombre puisse s’en emparer. Pour lui, on vit un moment historique où les institutions sont débordées par des pouvoirs à bout de souffle, comme une rivière qui déborde de son lit.

À la différence de Friot, Lordon ne voit pas ce bouleversement radical s’affranchir de l’affrontement dans la violence. La révolution n’est ni un pique-nique, ni un dîner de gala, auraient pu dire Arafat ou Mao, mais on ne pourra pas en faire l’économie si on est animés par une vraie volonté de changement. Friot, lui, pense que les choses peuvent avancer de façon graduée, avec des forces politiques progressistes portées au pouvoir par les élections, par exemple. Lordon n’y croit pas une seule seconde et fait le constat qu’on va vers le fascisme et que ce mouvement a la force d’un tsunami qui risque de tout emporter.

On a un peu Friot qui rit et Lordon qui pleure, pour caricaturer les deux attitudes. L’un fait preuve d’espérance, valeur cardinale du christianisme, et a confiance dans la nature humaine ; l’autre n’a pas ces convictions qui portent à l’optimisme et son humanisme profond ne se déprend jamais d’une lucidité sans faille.

On sort en tout cas de la lecture de ce livre avec un sentiment mitigé. Une belle leçon de politique, d’histoire et de philosophie, mais on penche plus vers la lucidité philosophique de Lordon que vers la foi militante de Friot et on avoue préférer les accents de Cassandre de l’un aux élans volontaristes de l’autre. Affaire de tempérament, peut-être, mais le pire n’est jamais sûr, dit-on. Toujours cette même histoire de pessimisme de l’intelligence et d’optimisme de la volonté, comme disait Gramsci, un philosophe qu’ils admirent tous les deux et qui, avec Marx, est leur commun dénominateur.

28 novembre 2021

(1) : En travail / Conversations sur le communisme. Entretiens avec Amélie Jeammet. Bernard Friot et Frédéric Lordon – La Dispute. 2021.

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