En Europe et en France, il ne se passe pas une semaine sans que des matchs soient arrêtés à la suite d’envahissement de terrains, de débordements en tribune ou d’incidents dans l’enceinte des stades. Pour en rester au phénomène dans l’hexagone, on s’interrogera ici sur les causes de ces irruptions des supporters sur le pré, dans le jeu. Crise du supportérisme ? Crise des institutions du football ? Crise du mouvement sportif devant les forces qui le subordonnent au pouvoir et à l’argent ? Tout ça, et plus…
Rappel des faits : fin août, Nice – Marseille avec des jets de projectile tout au long de la partie et Dimitri Payet, l’attaquant marseillais, qui renvoie une bouteille à l’envoyeur. Match arrêté sur un score de 1 – 0 en faveur des locaux mais la partie sera rejouée ultérieurement, sur terrain neutre, à Troyes et à huis-clos.
21 novembre : le même Payet se prend une bouteille en pleine tronche lors de la rencontre opposant les deux olympiques, Lyon et Marseille. Entre temps, d’autres incidents ont émaillé des rencontres au cours des matchs Marseille – Paris Saint-Germain ou Lens – Lille par exemple, deux duels fratricides où les enjeux dépassent largement le cadre du football.
Déjà, le 8 août, c’est à Montpellier que le ton est donné. C’est l’attaquant marseillais Rongier qui se prend la bouteille et le match est arrêté quelques minutes avant de reprendre. Deux tribunes du stade de la Mousson seront fermées au public pour trois rencontres.
Mais il n’y a pas que le sud, puisque lors du derby breton entre Rennes et Nantes, les supporters des deux équipes essaient d’en découdre et une bataille rangée menace. L’affaire se soldera par la blessure d’un agent de sécurité qui a eu le courage de s’interposer.
Au Nord aussi on n’est pas des plus fair-play. Le derby Lens – Lille est lui aussi perturbé par des supporters locaux qui, non contents d’envahir le terrain alors que leur équipe mène 1 – 0, s’en vont provoquer la tribune des visiteurs et l’échauffourée redoutée a lieu. Six blessés légers avant intervention musclée des CRS. Chaque équipe se voit retiré un point au classement, les matchs de Lens à huis-clos pour deux journées et les supporters lillois interdits de déplacement pour la même période.
Guet-apens à Montpellier le 22 septembre, où un car de supporters des Girondins de Bordeaux est attaqué par des locaux. Une rixe s’ensuit, qui fait 16 blessés légers. Le même jour à Angers, des supporters marseillais s’en prennent à du mobilier urbain, ne supportant pas que leur équipe favorite partage les points. Résultat final : un point en moins pour les Marseillais.
Le 22 octobre, c’est encore Angers qui fait parler de lui, même si les Angevins n’y sont à nouveau pour rien. Ils jouent en déplacement à Saint-Etienne. Les supporters stéphanois ont balancé des fumigènes sur le terrain et la partie a démarré avec une demi-heure de retard. Saint-Etienne occupe l’avant-dernière place au classement et les supporters se fâchent en demandant la démission de Claude Puel et du staff actuel. Épilogue : un match à huis-clos et fermeture temporaire de deux tribunes. Allez les verts !
« LFP merda ! », peut-on lire sur une pancarte au stade vélodrome de Marseille où on retrouve les fumigènes et les jets de projectile lors de la rencontre contre le PSG. Payet, qui doit les aimanter, se prend à nouveau une bouteille. Un match à huis-clos pour Marseille qui s’en tire plutôt bien.
On termine cette longue énumération avec ce fameux Lyon – Marseille du 21 novembre, arrêté au bout de cinq minutes de jeu et reporté après l’habituel jet de bouteille sur à nouveau Payet qui s’effondre. Si Marseille, club aux supporters jugés éruptifs, est souvent cité dans ces affaires de violence, il est à signaler que les Marseillais, à la fois joueurs et supporters, sont très souvent du côté des victimes.
Et ce n’est pas beaucoup mieux en Europe. Si les Anglais ont longtemps eu le monopole du hooliganisme et des batailles rangées entre supporters rivaux, les tifosi italiens ont montré qu’ils n’avaient pas de leçons à recevoir de ce côté-là et l’Espagne, les Pays-Bas et bien des pays d’Europe de l’est ont suivi. On peut juste s’étonner que l’Allemagne, réputée disciplinée, échappe encore pour une large part à ces manifestations violentes.
Alors, pourquoi ? Sans s’improviser sociologue du monde sportif (on a mené aucune étude statistique et conduit aucun entretien), on peut relever quelques causes qui semblent évidentes, même si elles peuvent faire l’objet de débats et de désaccords.
D’abord les constantes, ces affrontements entre clubs rivaux et autres derbys. Derbys régionaux pour commencer. Lens – Lille ou Rennes – Nantes, deux oppositions ancestrales. Rennes capitale de la Bretagne qui dénie à Nantes de s’y inscrire au nom d’une histoire controversée. Chez les Chtis, Lens club ouvrier bâti sur la mine et Lille avec son public plus classe moyenne et petite bourgeoisie. L’affaire est aussi politique dans la mesure où on trouve pas mal d’activistes d’extrême-droite à Lille alors que les supporters lensois se sont toujours vantés de leurs origines prolos. On peut multiplier les exemples de différences sociologiques entre Bordeaux et Toulouse, Lyon et Saint-Etienne, Nancy et Metz, mais n’allons pas plus loin dans ces petites différences narcissiques entre publics d’une même région.
Il est patent également que la saison et demie jouée avec des stades vides a tout fait pour déchaîner des passions mal contenues, et le fait que les matchs soient maintenant diffusés sur des chaînes payantes n’arrange rien à l’affaire.
Le football lui-même est devenu affaire de tactiques où le beau jeu n’a plus cours. Les matchs sont fermés et la décision se fait sur un fait de jeu ou un coup de pied arrêté. L’apparition de la VAR n’a rien arrangé de ce point de vue, avec des buts refusés pour des hors-jeu d’un poil de cul là où on l’aurait accordé auparavant ou des penalties sifflés pour un pet dans la surface après visionnage, alors que la sanction suprême n’était jusque-là décidée que pour des motifs sérieux et évidents ou des mises en danger des joueurs. Tout cela renforce les incompréhensions et les tensions, surtout si ce type de décisions vous est défavorable.
Les enjeux extra-sportifs sont tout aussi importants, avec le foot-business, les transferts aussi prestigieux que dispendieux et des équipes surendettées qui n’ont plus droit à la défaite, plus droit à l’erreur.
Dans le même ordre d’idée, aucune équipe sur la ligne de départ en Ligue 1 ne s’imagine descendre à l’échelon inférieur, tant il y a toujours pire qu’elle. Là où la relégation était une chose intégrée par les clubs comme une possibilité, elle est devenue synonyme de descente aux enfers sans espoir de retour, autant dire la mort du club.
On peut aussi y voir l’effet de la gentrification des stades, de la hausse du prix des places et de l’accès réduit au public populaire, ce qui tient au retour du refoulé et à la réappropriation d’un club par des populations qui en sont tenues éloignées.
Pas question non plus de négliger l’aspect fortement identitaire de l’adhésion à un club, à ses couleurs, à ses valeurs qui s’inscrit souvent dans le registre de la ferveur avec tout ce qu’elle peut comporter d’irrationnel et d’excessif.
Enfin, dans une société qui va mal et où les espoirs fondés dans la politique ou le syndicalisme sont de plus en plus dissipés, le football sert d’exutoire aux frustrations et de dernier domaine où peuvent s’exprimer les classes populaires. Il n’est qu’à voir le nombre de supporters qui ont aussi été des Gilets jaunes et les slogans politiques chauffés d’abord dans les stades avant d’envahir les rues.
Voilà, et on pourrait continuer longtemps sur le registre « quelque chose de pourri dans le royaume du football ». Quelque chose de pourri dans la société en général et, comme disait papa Freud, malaise dans la civilisation.
Finalement, le football, sport médiatisé s’il en fut, n’est qu’une vitrine des tensions qui parcourent la société et ses enjeux deviennent démesurés quand elle va mal et que les seules consolations à une vie de plus en plus dure réside dans la victoire de votre club fétiche.
Beaucoup ne comprendront pas, avec des haussements d’épaule pour signifier que tout cela reste un sport et qu’il est stupide d’en dramatiser les enjeux. Sauf que le sport est aussi un prolongement à la politique, par d’autres moyens, et que le sport business, le sport capitaliste des grands clubs actuels heurte de plein fouet les valeurs de solidarité sur lesquelles reposaient jusqu’ici le football tel que prisé par les classes populaires.
Bientôt des joueurs évoluant avec des boucliers en plexiglas et des murs autour des stades où le spectateur pourra jeter un œil à travers des lucarnes ? Et des flics partout pour suppléer les stadiers débordés ?
Brecht suggérait de « changer le peuple », s’il ne comprenait pas les bienfaits de la démocratie bourgeoise. Les dirigeants de clubs, les Lopez, Holveck, Rivière, Aulas et consorts aimeraient sûrement changer le public, mais il y a loin de la coupe (d’Europe?) aux lèvres.
30 novembre 2021
Il y a une dimension que l’auteur de l’article n’a pás pris en compte (ou j’ai mal lu): l’infantilisation de la société.
Soutenir une équipe, soit. Il y a soixante ans, je soutenais l’équipe (de rugby) de Dax car, alors, tous les joueurs étaient de la ville ou dés environs. Ils étaient de « chez nous ». On pouvait les retrouver pendant la semaine à leur travail ou au bistrot et parler avec eux. Aujourd’hui lés joueurs sont des mercenaires qui se vendent au plus offrant. Aucune attache avec le club (de football ou de rugby) où ils évoluent, ni avec la ville ou la région, évidemment.
Ce fait de société ést conforté bien sur par ceux qui lés embauchent et ceux qui, au micro, « animent » ces rencontres sportives. Comme lés chauffeurs de salle dans lés concerts ou lés meetings politiques. La société du spectacle, a écrit un certain Guy Debord.
Et les supporteurs, comme dés gosses au spectacle de guignol, se laissent prendre au jeu, jusque dans sés travers lé plus ridicules voire lé plus dangereux.
En vérité, c’ést toute la société qui, aujourd’hui, est infantilisée, et accepte de l’etre. Lés stades de football n’en sont qu’un exemple.
Il est loin le temps où, à Saint-Etienne, quand un joue de l’ASSE était décevant, lés spectateurs manifestaient leur mécontentement depuis les tribunes en gueulant à son intention: « A la mine ! »