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GARY BROOKER : PRUCUL HARUM

La pochette de leur deuxième album, Shine on brightly. Ténèbres sur l’empire. ,

Prucul Harum (et non Procol Harum), ce qui veut dire « au-delà de ces choses » en latin. Gary Brooker est décédé en février à 76 ans et a maintenant rejoint cet au-delà. Il était le chanteur, pianiste et compositeur du groupe Procol Harum, l’un des plus flamboyants groupes pop de tous les temps. Il en était aussi l’âme. Avec son complice le poète Keith Reid, il a écrit tous ces hymnes baroques ou mélancoliques que l’on garde en mémoire. Ayant commis un ouvrage sur le groupe (1), il m’était impossible de faire l’impasse sur la mort d’un réel artiste dont la modestie et la gentillesse contrastaient avec les habitudes du milieu. Portrait du dandy de l’Essex à travers son groupe fabuleux.

Tout commence à Southend On Sea, une cité balnéaire située sur l’estuaire de la Tamise, sur la côte est de l’Angleterre, dans l’Essex. Là, les estivants du dimanche peuvent déguster, à la tombée du jour, leur Fish & Chip au Palace Hotel Dance Hall, là où des groupes amateurs comme les Rockerfellas, les Coasters, les Riders ou les Outlaws animent les soirées du week-end.

Les Coasters ont pour leader Johnny Short avec un pianiste timide du nom de Gary Brooker, né à Hackney (grand Londres) le 29 mai 1945, et les Raiders sont le groupe du guitariste Robin Trower et du bassiste Chris Copping. Avec Mick Brownlee (ex Outlaws) à la batterie, le meilleur des Coasters fusionne avec le meilleur des Raiders pour fonder les Paramounts, managés par Peter Martin, nouveau propriétaire du Palace Hotel qui a décidé de moderniser la turne. L’institution hôtelière de Southend deviendra un club et changera de noms, du Penguin Club au Shades Club.

Les Paramounts jouent du Rhythm’n’blues dans tout le grand Londres et vont aussi agrémenter les voyages des ferries qui vont de Douvres à Calais. Un groupe amateur comme il y en a des kyrielles en Grande-Bretagne, et ce ne sont pas les quelques singles, souvent des reprises des Coasters américains comme « Poison Ivy » ou « Bad Blood », qui vont leur faire prendre la lumière.

Le jeune batteur prodige B.J Wilson remplace Brownlee à la batterie et les Paramounts réunissent tout ce qui se fait de mieux en terme de musiciens des villes de Southend, de Romford et de Canvey. Wilko Johnson (de Canvey et futur Doctor Feelgood) est l’un de leurs premiers fans et le groupe va quand même obtenir des hits mineurs, même si leur « You Never Had It So Good » en 1965 (la phrase que le conservateur Mc Millan a sorti aux classes laborieuses anglaises : « vous ne l’avez jamais eue aussi belle ») fait un flop. Les Paramounts vont néanmoins signer chez Nems, la compagnie d’édition musicale de Brian Epstein, ce qui les propulse chez EMI. Un changement de statut qui va les amener à faire quelques premières parties (en alternance avec les Moody Blues) de la dernière tournée britannique des Beatles, en décembre 1965. Quelques mois plus tard, ils sortent une version du « Freedom » de Charlie Mingus, et ce sera leur chant du cygne. Les Paramounts vont se séparer dans l’amertume, obligés d’admettre que le succès des groupes du British Beat n’est pas pour eux, éternels perdants.

Brooker continue à écrire des chansons et il va rencontrer son alter ego, Keith Reid, un jeune poète londonien ami de Marc Feld (qui deviendra Marc Bolan avec T. Rex) qui ne jure que par les romantiques anglais (Shelley, Byron, Keats ou Coleridge) et a déjà lu des rayons de la bibliothèque de Mile End Road (East London). Un dandy qui a découvert Dylan et ne s’en est pas remis en même temps qu’il adule le jazz moderne. Il essaie de fourguer ses premiers textes chez des directeurs de labels comme Chris Blackwell pour Island ; des textes pour Traffic ou les Who. Guy Stevens, futur producteur des Clash et disc-jockey du Crawdaddy Club de Richmond, l’envoie chez Gary Brooker qui accepte de mettre en musique quelques-uns de ses poèmes. Sans nouvelles au bout de quelques semaines, Reid revient à la charge et Brooker lui annonce qu’il a adapté quelques-uns de ses textes, dont « Conquistador ».

C’est à ce stade qu’arrive un troisième larron, Matthew Fisher, un prodige de l’orgue Hammond en dépit de son jeune âge, qui ne jure que par Bach ou Haendel, tout en étant admiratif du jeu de l’organiste des Small Faces, Ian Mc Lagan.

Fisher a répondu à une annonce du Melody Maker pour une audition dans un pub de Tottenham Court. Le groupe aurait pour nom Procol Harum, managé par Stevens, et tous les musiciens au chômage du royaume envisagent de faire partie de l’orchestre. Brooker et Reid font leur sélection.

Le groupe peut enregistrer son premier single : « A Whiter Shade Of Pale », qui sort le 12 mai 1967. Le titre doit son intro à un aria de Bach et les paroles hallucinées sont de Reid. En même temps, Guy Stevens a été emprisonné pour détention d’héroïne et c’est Denny Cordell, producteur chez Decca / Deram, qui prend sa place. Ils ont sorti le slow du siècle, n°1 dans tous les hit-parades et vendu à des millions d’exemplaires.

Un succès qui surprend le groupe et le Melody Maker peut titrer « Procol just wants to eat and sleep ! ». Juste manger et dormir, objectifs raisonnables pour des musiciens amateurs devenus des pop stars en quelques jours.

La critique rock croit qu’il s’agit d’un coup de maître sans lendemain, mais Procol sort « Homburg », à l’automne et un premier album splendide de bout en bout (A whiter shade of pale ), avec déjà « Conquistador » plus un petit bijou, « Repent Walpurgis », qui voit Fisher faire des prouesses wagnériennes à l’orgue. Un disque qui allie le meilleur d’une inspiration classique et d’une poésie baroque, le tout nappé de mélancolie.

Mais le groupe vit mal son succès et deux membres (Roy Royer et Billy Harrison) le quittent pour fonder Freedom, un groupe Blues Boom sans grand intérêt. À la demande de Brooker, B.J Wilson et Robin Trower (ex Paramounts) reprennent du service et Procol s’envole aux U.S.A pour une tournée triomphale qui sera suivie d’une tournée européenne, Allemagne et Scandinavie.

Le deuxième album, Shine on brightly, sort en septembre 1968 mais les singles qui l’ont précédé n’ont pas marché. L’album décrit une sorte d’apocalypse moderne sur fond de ténèbres recouvrant l’empire britannique illustrés par une longue suite (In Held Twas In I, un cadavre exquis reprenant l’initiale de chaque morceau) qui occupe toute la seconde face. C’est encore une fois majestueux, grandiose, avec les textes cyniques et désespérés de Reid qui contrastent avec l’euphorie hippie et son lot de mysticisme béat. Le désastre est consommé, peut chanter Brooker, comme en atteste ce vers d’une noirceur abyssale : « maybe death will be my cure ».

D’autres tournées aux U.S.A (avec Mountain) et au Canada renforcent outre-atlantique la popularité d’un groupe qui passe déjà pour « has been » en Angleterre. Mais Procol voyage mal et a hâte de retrouver la vieille Angleterre et ses traditions.

« La mer était d’encre, le ciel était de jais », c’est maintenant Coleridge et son Dit du vieux marin qui les inspire pour leur troisième album, A salty dog, en juin 1969, où Reid, cette fois, convoque les figures tragiques du vaisseau fantôme et du Hollandais volant sur fond d’océan-linceul où tout a fait naufrage. Les chansons de Brooker n’ont jamais été aussi belles, notamment ce « Salty Dog » et sa mélancolie poisseuse. On pourrait tout citer.

Après le disque de l’air, le disque du feu et le disque de l’eau, place au disque de la terre, le sombre et morbide Home, en mai 1970, où Reid ne parle que de mort, d’inhumation et de putréfaction. « The Dead Man’s Dream » ou « About To Die » illustrent merveilleusement cette morbidezza romantique, mais c’est « Whaling Stories », qui doit beaucoup à Poe et à Melville qui s’impose comme la plus grande réussite d’un disque infiniment triste. Reid était en pleine dépression et Brooker passait son temps à expérimenter toutes sortes d’instruments possibles aux studios d’Abbey Road. Home est peut-être leur plus grand disque, qui joue avec la mort comme on joue aux cartes.

Peut-être pour échapper à ce climat délétère, le bassiste David Knights mais surtout Matthew Fisher (pourtant auteur de la moitié des chansons de A salty dog) quittent le groupe, remplacés encore par deux ex Paramounts, Chris Copping et Al Cartwright. Pire, il est dit que Brooker et Reid se goinfrent toutes les royalties et ne concèdent aux autres que miettes.

Broken Barricades, en 1971, ne contient plus les fulgurances de ses prédécesseurs et l’absence de Fisher se fait cruellement sentir. L’idée pour Reid est cette fois de confronter les espérances politiques d’une génération au désastre anthropologique de la société de consommation et du spectacle, mais sans la magie d’une musique ambitieuse et d’une poésie fulgurante. Oubliés en Grande-Bretagne, Procol tourne beaucoup aux États-Unis et au Canada où on les acclame.

Ce sera d’ailleurs un album Live (with the Symphony Orchestra) enregistré à Edmonton (Canada) qui va les remettre en selle, l’année suivante, avec des versions symphoniques de « A Salty Dog » et, surtout, de « Conquistador » qui font à nouveau des hits. Entre temps, Robin Trower est faire une carrière solo et il sera une sorte de Jimi Hendrix blanc.

1973 est l’année du rock décadent, de Bowie et de Roxy Music. Procol sort Grand Hotel, sa contribution au Glam rock, mais à sa manière. Un petit hit, « A Souvenir Of London », qui sera interdit par la BBC pour allusions à la syphilis. Femmes fatales, draps de satin, palaces dorés, loufiats empressés et dandys suicidaires. Quelque part entre Fassbinder et Visconti. Procol est de retour, d’autant que Exotic birds and fruits, l’année d’après, contient des merveilles mélodiques telles « As Strong As Samson » ou « The Idol ». Mais ce sera là leur dernière étincelle.

On ne va pas s’attarder sur les ultimes années et les deux derniers albums en tous points médiocres (Procol’s ninth et, surtout, Something magic le mal nommé). Brooker a décidé de saborder son groupe et il le fait avec panache, annonçant la fin le 12 mai 1977, soit dix ans jour pour jour après la sortie de « Whiter Shade Of Pale ». On se souvient encore avoir vu Procol à Paris avec des couples se formant sur ce même « Whiter Shade Of Pale » final, mais on gardera plutôt en mémoire ce concert en la cathédrale de Strasbourg, en 1975, et cette injonction de Brooker à son batteur : « B.J, fais-nous la mer ! », sur l’intro de « A Salty Dog ».

Après une carrière solo discrète, Brooker reprendra un bistrot à Southend, The Parrot, et il se mettra parfois au piano, à la demande générale. Le personnage était on ne peut plus attachant, avec un sourire vissé à la face, des yeux aussi rieurs que tombants et une fine moustache de viveur.

Procol Harum, sans conteste l’une des dernières expression modernes du génie, poétique et musical.

(1) : Procol Harum – Marins, fantômes, dandys et vieux rhum – Camion Blanc.

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