DANIEL LESUEUR – PORTRAITS CHANTÉS DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE – Camion Blanc.
On me pardonnera mon manque d’objectivité à propos d’un livre qui est celui de mon éditeur chez Camion Blanc. Mais je n’ai pas à me forcer pour dire qu’il s’agit d’un bon livre ; une radioscopie de la société française en chansons depuis la Révolution française jusqu’à nos années covidées, en passant bien sûr par les deux guerres mondiales, le Front Populaire, la Libération, Mai 68, la crise et les années Mitterrand.
Au passage, Daniel a une bibliographie imposante, avec une bonne cinquantaine d’ouvrages au compteur, seul ou en collaboration. Sur le rock, mais pas que… Ce qui étonne justement, c’est la diversité des sujets et la façon toujours originale de les aborder.
C’est ici un ouvrage intelligent, écrit avec cœur et passion et, même si on n’est pas toujours d’accord avec l’auteur, force est de constater qu’il met souvent le doigt là où ça fait mal, en soulignant l’absurdité d’un monde devenu celui de la marchandise (et du spectacle aurait dit Guy Debord), où les valeurs se délitent et où on a remisé l’humanisme et l’honnêteté citoyenne dans les poubelles de la société de consommation. À la place, l’esbroufe, la violence et la haine.
Les extraits de chansons parcourent un texte cursif et vachard et on a aussi bien les grands anciens (Trénet, Brassens, Ferré, Brel…) que les rappeurs en passant par le rock français et tout le spectre de la variété hexagonale. C’est souvent drôle et toujours bien vu, un ouvrage qui tient à la fois de l’histoire, de la politique, de la philosophie et de la sociologie. Presque en moraliste, et le tout en musique… Attendu qu’en France, c’est bien connu, tout finit encore par des chansons, mais des chansons de plus en plus tristes, débiles ou sordides, au choix.
De Lesueur, on avait déjà pu apprécier ses Histoires de la radio en France ou celle des radios pirates. Il sait faire revivre une époque et ses fétiches, dans un travail qui pour moi tient beaucoup de la nostalgie.
Une seule petite critique, des extraits d’interviews datant la plupart de la fin des années 1970 – début des années 1980 pour un canard rock qui s’appelait Rock’n’roll Musique. L’auteur insiste sur le fait que ces interviews ne sont pas datées mais peuvent très bien s’appliquer au contexte actuel. Pour moi, ça n’apporte pas grand-chose au propos et ça vient plutôt l’alourdir mais, tel qu’il est, ce bouquin se lit avec jubilation et enthousiasme.
À moi de jouer maintenant, avec mes Politiques du rock qui reposent largement sur les mêmes bases, mais dans le monde anglo-saxon (pour l’essentiel) et la politique internationale. La barre est mise haut et on espère pouvoir rivaliser.
RAINER MARIA RILKE – LETTRES À UN JEUNE POÈTE – Flammarion.
Le livre s’appelle d’ailleurs Lettres à un jeune poète… et autres lettres. Une dizaine de lettres à ce jeune poète nommé Kappus, quatre à Lou Andreas Salomé qui fut sa maîtresse, plus une à sa femme Clara et une autre à son beau-frère malade. Voilà pour la table des matières.
C’est bien sûr le jeune poète qui est est le récipiendaire de la majorité des lettres et, comme il semble requérir des conseils, Rilke lui en donne. Toujours les mêmes finalement, à savoir qu’il ne doit pas se tourner vers l’extérieur pour quémander des avis sur sa poésie ou pour se pencher sur ce que font les autres. Rilke condamne la critique qui ne sert à rien, selon lui. Le jeune poète doit accepter sa souffrance, sa solitude, aller profondément en lui jusqu’à remonter jusqu’à son enfance, chercher sa vérité et fouailler ses tréfonds jusqu’à voir clair dans ses motivations, dans ses désirs. Finalement, le poète deviendra militaire, ce que Rilke a refusé de rester, et il aura compris les leçons de Rilke qui a été réceptif à la beauté de certains de ses poèmes, mais ne l’a jamais encouragé dans la voie qu’il s’est choisie.
Parmi les autres lettres, les plus belles sont celles où il parle de Rodin, son maître qu’il a connu à Paris, et Cézanne. De longues lettres qui sont aussi des monographies sur ces artistes où Rilke cherche à percer le mystère de la création.
Mais l’intérêt de toutes ces lettres réside dans la philosophie de Rilke, proche de Montaigne, de Spinoza, de Schopenhauer et de Nietzsche. Une philosophie vitaliste qui englobe toute la vie (la mort en faisant partie) et cherche la paix avec le cosmos (« le tout ») dans la solitude de l’être. Presque une philosophie mystique, religieuse, qui nous amène au divin.
Les choses les plus intéressantes sont ses discours sur l’amour, l’amour qui exige un long apprentissage et qui tombe trop tôt sur de jeunes gens obligés de s’oublier, de s’avilir pour aller vers l’autre. Mais il rêve d’un temps où l’amour sera l’œuvre de deux moitiés, frères et sœurs, et non de deux entités contraires. On sent beaucoup de féminisme dans ses lettres, de tolérance et de bonté.
Né à Prague, Rilke vivra en Allemagne, en Autriche, en France, en Italie. Il sera apatride après le Traité de Versailles et la dissolution de l’Empire Austro-hongrois et il regrettera toujours sa patrie, son « heimat », une sorte de paradis perdu dont on l’aurait chassé. Il mourra au sanatorium de Montreux, à 50 ans.
Je n’ai pas lu ses poèmes, ni ses romans (Les cahiers de Malte Laurids Brigge), mais ce court texte m’en a donné l’envie. Je ne connaissais en fait Rilke que par le poème d’Aragon, Est-ce ainsi que les hommes vivent. Honte à moi.
SÉNÈQUE – LA VIE HEUREUSE / LA BRIÈVETÉ DE LA VIE – Flammarion.
De la philosophie encore mais cette fois de la classique, par l’un des chefs de fil de l’école des Stoïciens. On a d’abord une longue introduction de 40 pages sur les différents aspects du Stoïcisme et de l’Épicurisme à partir de leurs racines dans la philosophie grecque, chez Platon, Aristote, Socrate ou Diogène. Un dissertation assez indigeste mais qui nous replonge un peu dans les cours de philo qu’on avait à l’école, disons une piqûre de rappel.
On entre ensuite dans le vif du sujet avec Sénèque, dont j’avais déjà eu l’occasion de lire les Lettres à Lucillius, un livre fort édifiant ma foi, pour qui se pique un peu (pas trop) de philosophie ; une philosophie sérieuse, pas celle des radios (sauf France Culture) et de la télé (sauf Arte) qui nous parlent de développement personnel avec, en plateau, un bouddhiste zen, un psychiatre lacanien, un curé et une naturopathe.
On commence donc avec La vie heureuse et une critique féroce des Épicuriens. Sénèque explique les deux valeurs essentielles des Stoïciens qui sont la vertu et la sagesse. D’abord la vertu pour obtenir la sagesse. En aucun cas l’abus des biens terrestres sous toutes leurs formes et des jouissances de l’hubris qui amollissent le cerveau, ruinent l’âme et épuisent le corps. On suit la démonstration particulièrement convaincante et le Stoïcisme de Sénèque est celui de la mesure en toutes choses, de la pondération et de la soumission à la nature et à la providence, au fatum romain.
La brièveté de la vie répond aux critiques épicuriennes qui sont faites sur ses richesses et son train de vie. Un texte bien construit et convaincant une fois de plus où il dit qu’il a des richesses, mais que ses richesses ne l’ont pas, ce qui n’est pas le cas de ses contempteurs. En stoïcien, il dit qu’il est prêt à abandonner ces richesses et qu’il n’en est pas prisonnier. Propos de Stoïcien qui se dit que les choses arrivent selon la fortune, mais que le sage peut s’en débarrasser sans dommage.
Il dit des choses intéressantes également sur la vie ; la vie qui n’est pas le temps. Pour les affairés, les chercheurs de plaisir, les conquérants, les marchands et toutes les professions accaparantes, la vie n’est que du temps mal utilisé le plus souvent. Pour le sage, la vie est du temps utilisé dans des activités de recherche, de savoir, de disponibilité aux autres, de joie et de bonheur. Ceux qui sont trop préoccupés de leur vie matérielle ou trop dominés pour maîtriser leur vie cherchent surtout à tuer le temps, à s’en rendre maître, à le dominer. C’est le meilleur moyen pour fuir la mort comme la peste alors que le Stoïcien l’a depuis longtemps apprivoisée.
Ces deux courts textes ont été écrits durant l’exil corse de Sénèque pour une sombre histoire d’adultère qui a déplu à l’empereur Néron dont il a été longtemps le précepteur. Les notes biographiques nous présentent les maîtres de ces temps ; Néron, Agrippine, Auguste, Antoine, Claudius, Poppée, Pompée, Phèdre, Messaline… Autant de personnages qui firent les plus belles tragédies des Racine et Corneille.
On sait que, accusé d’avoir comploté contre lui, Néron intima l’ordre à Sénèque de se suicider. Ce qu’il fit sans faillir, en parfait stoïcien ne cherchant pas à fuir sa destinée dans le divertissement et la recherche effrénée des plaisirs. Le Sénèque-plus-ultra de la philosophie romaine.
RENÉ-LOUIS DES FORÊTS – OSTINATO – L’Imaginaire / Gallimard.
Retour au roman, bien qu’on ne puisse dire que Ostinato en soit vraiment un. C’est une sorte d’autobiographie rêvée, brumeuse, éthérée qui va de l’enfance à la vieillesse et à la tentation du suicide. On aurait peine à trouver des événements et des péripéties qui rendent croustillants ce genre de mise en abîme d’une vie. Non, comme disait Heidegger au sujet de l’art biographique, un individu naît, il vit puis il meurt. Une formule qui épuise le sujet.
Sauf qu’ici on est dans un univers littéraire qui doit beaucoup à Mallarmé, à Raymond Roussel ou à Georges Bataille. Des Forêts est le chaînon manquant entre ces écrivains difficiles et des auteurs plus récents comme Julien Gracq ou Jean-Jacques Schuhl.
Une enfance heureuse dans la campagne bretonne, une adolescence à l’ombre des soutanes dans un collège religieux, la guerre, les noces, la famille, la vieillesse… Les différents épisodes de la vie sont bien là, mais il faut retenir avant tout le style. On n’est pas loin de l’écriture automatique des surréalistes telle que seul un René Crevel a su donner corps. Il n’y a pas de paragraphes ou de chapitres chez Des Forêts, seulement des bouts de textes, des prières, des péroraisons comme si on avait à faire à une messe littéraire, ou à un texte sacré.
L’Ostinato, en musique, est la répétition obstinée d’une formule rythmique, mélodique ou harmonique, nous dit le dictionnaire. Des Forêts en fait de même avec les mots et c’est encore plus manifeste dans la seconde partie du texte intitulé Après où l’auteur joue autour de concepts : le jeu, la mort, le suicide, le désespoir ou la folie. Tout cela n’est pas très gai, on l’accordera volontiers, mais cette espèce de ressassement obsessionnel, qui tient un peu de l’araignée tissant sa toile, a quelque chose de fascinant. Comme dans Ostinato, Des Forêts s’y montre attentif aux deux périodes extrêmes de la vie : l’enfance inconsciente et la vieillesse dans ce qu’elle peut avoir de plus nue. On pense parfois à quelqu’un comme Cioran et à ses aphorismes sombres, mais Des Forêts le fait dans un style abscons et sinueux où les mots forment image et conduisent au rêve, à la nuit.
C’est un auteur difficile et il faut souvent relire deux ou trois fois certaines phrases particulièrement alambiquées (la notion d’alambic n’étant pas fortuite tant il ressort parfois de longs passages la formule heureuse qui résume tout). L’ombilic des limbes, disait Artaud.
Des Forêts n’est pas un auteur pour ce siècle. C’est une espèce de fantôme pénétré de la magie des mots, de la mystique du verbe et de la poésie. Tout le contraire de nos littérateurs bavards d’aujourd’hui qui lisent des rayons de bibliothèque pour se documenter avant d’écrire la moindre ligne. Mais laissons cela et n’entrons pas dans le jeu des comparaisons.
Lire Des Forêts est et restera toujours un plaisir d’esthète qu’on ne tient pas spécialement à partager.
7 janvier 2023
Merci Didier pour cette introduction au livre de l’ami Daniel Lesueur, ainsi que pour les autres que je ne connaissais pas.