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CONSTERNANTS VOYAGEURS – VOL 15

GÊNES

Les cinque terre. Des maisons entre mer et ciel. Photo Wikipedia.

C’était encore bien pire que le Fabrice Del Dongo de Stendhal à Waterloo, puisqu’on était arrivés un an après la bataille. On n’avait rien vu tout simplement parce qu’on n’y était pas. Je veux parler de la bataille de Gênes, sommet européen (avec Seattle aux États-Unis) de la lutte altermondialiste qu’on avait rejointe, Françoise et moi.

C’était donc en juillet 2001, deux mois avant les Twin Towers d’un été qui semblait vouloir ébranler le monde. Il y avait un G7, ou un G8 puisque la Russie du jeune président Poutine y était conviée, malgré la Tchétchénie et les terroristes qu’on « allait buter jusque dans les chiottes », selon la formule imagée d’un président (qu’on ne savait pas encore à vie) un peu vif.

On devait en être, mais Françoise avait pris une location dans le Jura pour une quinzaine et les rangs des manifestants auraient à se passer de nous. Le Jura, les vaches montbéliardes, le Mont d’or, la Cancoillotte et les reculées du côté de Baume-les-messieurs plutôt que l’Italie et ses merveilles. Pas vraiment un problème tant on savait qu’ils seraient des dizaines de milliers. Parmi eux, il y avait eu un mort, tué par une police particulièrement féroce.

Le Forum Social de Gênes avait laissé un cadavre sur sa route, répondant au nom de Carlo Giuliani, mort un 20 juillet sous les matraques des carabiniers qui avaient auparavant déloger avec une violence inouïe les activistes hébergés par l’école Diaz, dans le centre ville. On parlera d’arrestations, d’interrogatoires poussés et même de torture dans les commissariats de la ville, et Berlusconi, sans vergogne, accusera les « tette nere », soit les « tous noirs » des black blocks, d’avoir joué avec le feu. On retiendra aussi, de ces événements, le nom de Vincenzo Vecchi, activiste italien et breton d’adoption menacé, 20 ans après les faits, d’extradition vers l’Italie avec lourdes peines de prison à la clé. Le pays de la Démocratie Chrétienne et d’un Parti Communiste fort avait opté pour un libéralisme décomplexé avant de goûter du populisme néo-fasciste.

C’était la première fois qu’un tel événement tournait aussi mal, dans le chaos d’une répression policière volontairement appelée à humilier, à blesser, à tuer. Les maîtres du monde avaient décidé de sévir. Pour eux, il ne s’agissait plus de gentils manifestants qui contestaient la mondialisation libérale et la loi des marchés, mais de dangereux activistes acharnés à rompre le consensus néo-libéral post Union Soviétique et mur de Berlin. Le meilleur des mondes possibles après la fin de l’histoire. Seattle avait réveillé l’espoir, après les rounds de l’O.M.C et la libéralisation à marche forcée de pans entiers de l’économie, même si des jobards défendaient encore « l’exception culturelle », comme si seuls leurs activités artistiques étaient à prendre en compte. Tout pourrait être saccagé sauf leur petit pré-carré d’individus touchés par la grâce. « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt » (proverbe chinois).

L’altermondialisme avait maintenant son martyr, comme les antinucléaires avaient eu le mort de Creys-Malville, en 1977, contre Superphénix. Un certain Vital Michalon (le même nom que le personnage incarné par Jean Lefebvre de Ne nous fâchons pas, un film de Georges Lautner), peu avaient dû faire le rapprochement. Chaque cause avait besoin de son martyr, de son héros ou de son héroïne, comme Rosa Parks pour les droits civiques, Jan Palach contre le totalitarisme soviétique, Rudy Dutschke contre la répression des émeutes étudiantes ou les bonzes du Vietnam contre la guerre du même nom, sauf que eux resteraient anonymes. C’était comme cela et les héros n’avançaient pas la tête haute vers la mort, ils le devenaient au gré des circonstances et de l’enchaînement des événements, les faits bruts se montrant parfois capables de faire émerger un destin, voire un mythe.

Giuliani, l’école Diaz et Berlusconi me conduisaient loin de la vision naïve que j’avais de Gênes. De Christophe Colomb que je croyais espagnol, le navigateur génois s’étant vendu à la cour d’Espagne pour affréter ses trois caravelles. Le Gênes des Cinque Terre, ces cinq villages touristiques autour de la Méditerranée. Ou encore le Gênes du football, celui de la Sampdoria des Gianluca Vialli ou Roberto Mancini, les maillots bleus cerclés de blanc, de rouge et de noir. Ils étaient parvenus à une finale de Coupe d’Europe en 1992, perdue contre le Barça. On connaissait moins le F.C Gênes, mais les tifosi locaux se partageaient équitablement entre les deux clubs, même si le F.C Gênes évoluait le plus souvent dans le ventre mou de la « série B » italienne, soit l’équivalent de notre deuxième division.

Mais il n’était pas question de football, de Christophe Colomb ou de tourisme. Françoise et moi avions décidé d’aller à Gênes, un an plus tard, pour nous souvenir, comme en pèlerinage. Une façon comme une autre de célébrer l’événement et de nous acquitter d’un tribut envers un militant dont le nom allait passer à la postérité.

Avant Gênes, il y aurait Marseille et Nice où des amis nous attendaient. On avait décidé ce voyage après l’élection de Chirac, après ce 21 avril calamiteux qui avait qualifié Le Pen et éliminé Jospin ; le Jospin du sommet de Barcelone où il avait accepté le principe des privatisations de l’énergie et s’était senti obligé  de donner des gages à l’Europe et aux marchés ; Jospin et son « l’État ne peut pas tout » pour les ouvriers licenciés de Renault Vilvoorde, ou encore de son programme « qui n’était pas socialiste ». On n’avait pas voté pour lui, mais le fait de devoir arbitrer entre un démagogue escroc et un fasciste nous rendait malades.

En football, on ne savait qui de l’Olympique Lyonnais ou du Racing Club de Lens allait être champion. Jean-Michel Aulas contre Gervais Martel, soit une autre version de Chirac contre Le Pen ; escroc contre facho. On n’en sortait pas, même si l’analogie nous avait bien fait rigoler. La plaisanterie circulait de bouches en bouches dans cette manifestation du 1° mai à Lille où il avait été quasiment impossible de faire un pas avant que le cortège ne s’ébranle dans l’explosion des pétards et l’odeur des fumigènes.

On avait laissé passer mai et juin, faisant profil bas devant Raffarin et son gouvernement qui se présentait comme d’union nationale, alors que des bruits couraient comme quoi Chirac aurait crié publiquement sa joie d’avoir « baisé Jospin ». C’était bien de lui et on n’avait aucun mal à croire en la rumeur . Raffarin le Chinois, Raffarin le Poitevin, Raffarien, comme on disait dans Le Canard. On disait que c’était cette vieille punaise de Bernadette qui l’avait choisi. Une baudruche suffisante aux airs bon enfant issue du parti ultra-libéral de Madelin et fan Johnny Hallyday donc cochant toutes les cases de la férocité et de la connerie satisfaite. On allait serrer les dents pendant 5 longues années (Five long years, comme chantaient les Yardbirds). Pour nous dérider, on écoutait les chroniques de Guy Carlier sur France Inter, le matin, et je lui avais envoyé une lettre pour le remercier de continuer à nous faire rire, malgré la situation désespérante. Il m’avait même répondu.

On avait donc attendu le 14 juillet pour nous rendre à Marseille, chez nos amis Jean-Paul et Eve. Lui n’avait pas voté, ni au premier et encore moins au second tour. C’était un ancien trotskiste qui considérait les sociaux-démocrates à la Jospin comme encore pire que la droite classique. Les néo-gaullistes et les libéraux étaient dans leur rôle, mais il maudissait ces sociaux-traîtres qui n’attendaient qu’une occasion pour trahir le peuple. Même en mai 1981, il s’était abstenu et jubilait en voyant nos mines renfrognées après le tournant de la rigueur et ce qu’il qualifiait de trahison historique, mais tellement prévisible selon lui.

On évitait de parler politique et nos engagements altermondialistes avaient tendance à renforcer son ironie, à moins que ce ne fût-ce du cynisme. Eve était plus à notre écoute, faisant la liaison entre notre combat et la situation sociale déjà préoccupante de la Cosmodémoniaque dont nous étions tous salariés. La bulle Internet avait crevé et les acquisitions inconsidérées de nos dirigeants s’étaient payées par un krach boursier. On nous conseillait déjà de prendre les devants et de quitter le navire, et on avait la bonté d’ériger des passerelles vers La Poste ou d’autres administrations. Personnellement, j’avais dû quitter mon poste à la communication pour me retrouver dans un service de réclamations pour V.I.P et il fallait une belle plume pour expliquer aux maires, aux politiciens ou aux chefs d’entreprise que « le haut-débit n’allait pas sans aléas et qu’on veillait au quotidien à améliorer une technologie encore perfectible ». Pour Françoise, c’était pire, passée d’un service de blocage des appels malveillants à un centre d’appel Wanadoo. Nos hôtes n’étaient pas plus chanceux, leurs emplois aux renseignements téléphoniques menaçant d’être eux aussi supprimés à l’heure d’Internet et du micro-ordinateur pour tous.

Jean-Paul passait beaucoup de temps à cuisiner, nous régalant de spécialités italiennes et de fruits de mer. Des supions, des encornets, des calamars et des spaghettis aux fruits de mer. On s’en foutait plein la lampe, avec des vins choisis en fonction des plats et des desserts succulents . La nuit, on dormait mal à cause de la chaleur, dans une chambre d’amis aménagée sous les combles et, après un solide petit-déjeuner qui valait pour la journée, on allait sur une petite plage au bout de la Madrague de Mondredon ou il nous emmenait en voiture dans les Calanques, au-delà de Cassis. On parlait musique et littérature, sud-américaine de préférence, tant lui comme elle étaient intarissables sur Garcia-Marquez, Amado, Borges ou Cortazar. En musique, Jean-Paul m’avait fait un jour une liste des 100 albums indispensables en jazz, et j’en étais encore à essayer de me conformer à ses précieuses recommandations. Il adorait le Free-jazz et nous réveillait le matin avec un disque de folklore balinais. Sinon, on marchait beaucoup, dans la ville et dans les environs, château d’If, Frioul ou Calanques. Quand il ne cuisinait pas, il nous emmenait dans des restaurants du Vieux-port où on mangeait des bouillabaisses et de l’aïoli. Ils nous faisaient visiter Marseille et tous ses quartiers mais aussi Aubagne, Aix-en-Provence, La Ciotat en évoquant aussi bien l’univers de Pagnol que les luttes des ouvriers des ports. L’érudition de Jean-Paul n’avait pas de limites.

Après Marseille, ce fut Nice, ultime étape avant Gênes. On était hébergés chez un ami qui avait quitté son Pas-de-Calais natal et son laboratoire de la région parisienne pour s’installer là. Avec lui, nos rapports reposaient plus sur la rigolade, fan de la grande époque de Charlie Hebdo et Hara Kiri, de Coluche et de San Antonio. Ça m’allait aussi, j’étais adaptable. Il m’avait mis entre les mains, dès le premier jour, « Les sales blagues » de Vuillemin, soit un fort volume d’histoires drôles souvent scabreuses et scatologiques. Un remède à toute mélancolie.

Patrice travaillait dans un laboratoire du CNRS à Sophia-Antipolis et c’était maintenant Françoise qui faisait la cuisine pour le soir. Lui ne prenait pas de petit-déjeuner ni de déjeuner, se contentant d’une tasse de café. Le soir, il dévorait les plats concoctés par Françoise, avec un net penchant pour la charcuterie et les abats.

Avec lui, on allait aux arènes de Cimiez, dans le Vieux Nice et on faisait de longues balades sur la promenade des Anglais. Certains jours, il prenait congé et on était partis pour visiter l’arrière-pays, le pays de Giono dans les Alpes de Haute-Provence, où il avait son observatoire en montagne, en astronome confirmé. Sinon, c’était Villefranche, Roquebrune, La Turbie ou Saint-Jean Cap-Ferrat et j’avais tenu à m’incliner sur la tombe de Francis Blanche à Eyze-Village où on pouvait lire sa célèbre épitaphe : « laissez-moi dormir, j’étais fait pour ça ». L’histoire de ma vie.

Mais foin des pissaladières, des pan-bagnats et de la ratatouille, Patrice avait tenu à nous conduire à Gênes, sur les Cinque Terre, le but de notre périple. On avait un peu oublié Giuliani et les événements de l’année d’avant et on se promenait en ville en essayant de reconstituer mentalement les faits. Exercice un peu vain dont nous nous étions lassés assez vite.

Patrice était reparti et on avait pris une chambre d’ hôtel à La Spezia, non loin des 5 Terres, puisqu’on avait francisé l’appellation. C’était en fait le prolongement de la Riviera et on n’était pas trop dépaysés. On avait fait du tourisme pendant trois jours, visitant les uns après les autres les quelques villages et hameaux de cette curieuse région à la géologie particulière avec ses terrasses qui s’avançaient vers la mer. La Ligurie commençait à nous être familière, et on se documentait sur son histoire, la création de la république maritime de Gênes, les luttes historiques entre Maures, Sardes et Corses pour le contrôle de la mer tyrrhénienne et les disputes entre les grandes familles, dont les Grimaldi monégasques. Et la rivalité avec Venise et les guerres menées contre la Sérénissime, contre Tunis ou contre l’Aragon. Avant le déclin et la chute succédant à un âge d’or correspondant aux XVII° siècle.

Autant on avait eu à souffrir de la chaleur à Marseille et à Nice, autant il pleuvait souvent à Gênes où on passait le plus clair de notre temps dans les restaurants à manger des spécialités génoises et à courir les musée pour nous régaler des peintures du Bergamasque, des Carlone ou des De Ferrari. Il nous tardait de rentrer et, avant de gagner la gare, nous étions passés par cette fameuse école Diaz et par ce commissariat où des militants avaient été torturés, si on en croyait certains articles d’une presse digne de foi.

– « Qu’est-ce qu’on fout là, ça va pas le faire revenir, ton Giuliani, avait dit Françoise, impatiente de partir.

– On peut quand même se souvenir, on lui doit bien ça, avais-je répondu machinalement, dans un mouvement d’humeur. 

– À ce compte-là, on peut aussi faire toutes les tombes des résistants et des martyrs de la révolution, partout. On dirait que tu fais ça pour te donner bonne conscience ».

Elle avait vu juste et je m’étais contenté de hausser les épaules, comme si j’abandonnais la partie et laissais aux historiens les traces d’une tragédie qu’un an après tout le monde avait déjà oublié.

Je pensais à ce roman de Bernanos – Monsieur Ouine – où un mourant s’adressait à un prêtre chargé de lui donner l’extrême-onction : « tu la veux ma mort, viens la chercher ! », et j’imaginais un Giuliani en gisant me dire la même chose, sur le même ton bravache et arrogant.

Il ne nous restait plus qu’à regagner la France de Raffarin, la France rance ou la France moisie, comme avait écrit Sollers, mais lui désignait plutôt les beaufs et les réacs et, par extension, cette France périphérique qui souffrait sous les coups de boutoir de la modernité.

On avait décidé d’aller à Genève l’année prochaine, pour un autre G8 au bord du lac. Geneva après Genova. On ne pouvait pas nous reprocher notre suite dans les idées, pas plus d’ailleurs que notre constance. Un autre monde est possible… Dans 10000 ans, comme le clamait Léo Ferré dans Il n’y a plus rien. Allons Léo, le pire n’est jamais sûr, même s’il est toujours hautement probable.

26 mars 2023

Comments:

Gênes, juillet 2001… je voulais y aller moi aussi à ce rassemblement altermondialiste.
Mais n’étant pas organisé pour y rester quelques jours, j’en avais abandonné l’idée.
et choisi de participer au rassemblement de Bure, le temps du week-end. C’était moins loin et j’avais pu y dormir à la belle étoile. Eh oui, Bure, déjà…
C’est là que nous apprimes ce qui s’était passé à Gênes. Et il faut lui reconnaitre ça:
Chirac s’était vivement et publiquement insurgé ((il fut le seul de ce G7 ou 8) contre le « traitement » fait aux manifestants. Grace à lui, la police s’était un peu calmée.

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