MONTAIGNE – LES ESSAIS (LIVRE 1) – Garnier / Flammarion.
Encore un livre trouvé dans une boîte. De l’illustre philosophe, je n’avais guère que quelques souvenirs scolaires et des bribes, telles ces « à philosopher c’est apprendre à mourir », ou ce commentaire appliqué au Bordelais : « en pleine guerre civile, Montaigne laisse sa porte ouverte ». Ou encore son amitié avec La Boétie, citée en exemple au même titre que Castor et Pollux. C’était peu de choses (C’estoit peu, comme il aurait dit), et l’envie me prit de reprendre langue avec le cavalier gascon. Bien m’en prit.
C’est un ouvrage difficile à lire, 400 pages avec des notes à profusion, traductions d’ancien François et de citations latines. Une lecture ardue, il faut s’accrocher. Montaigne vient de perdre son grand ami La Boétie et il va bientôt être rattrapé par les guerres civiles, après les guerres de religion. Il sera maire de Bordeaux (bien avant Chaban et Juppé), soldat, diplomate et grand voyageur. Henri III a fait alliance avec le Duc de Guise et les ligueurs contre Henri de Navarre, futur Henri IV dont Montaigne a pris le parti, légitimiste et catholique, « Paris vaut bien une messe », dira le Vert-galant. C’est tout le fond historique de La dame de Monsoreau, de Dumas, déjà relaté ici.
La philosophie de Montaigne emprunte aux stoïciens romains autant qu’aux épicuriens. Il cite Plutarque et Sénèque à tous bouts de champ et va chercher des centaines d’exemples pour illustrer ses propos dans l’histoire, de l’antiquité à la fin du Moyen-âge. Une érudition sans faille au service d’un humanisme qui porte haut les valeurs de l’amitié, de la coopération, de la compréhension, de la tolérance et de la résistance nécessaire contre les tyrans et les ennemis de la liberté. Il n’en finit pas, à la manière de Pascal plus tard, d’accumuler les exemples de ce qui passe pour folie ici et n’est que normalité ailleurs, plaidant pour un relativisme à la Spinoza dont il peut à bon droit apparaître comme un précurseur. Il déteste les sots et les vaniteux, les fanatiques et les hypocrites.
Mais on s’aperçoit, après lecture d’un tel ouvrage, que l’on a sûrement plus progressé en latin et en ancien français qu’en philosophie. Beaucoup de passages restent obscurs, même si on saisit toujours l’idée générale. Nietzsche est cité dans la page 4 de couverture, qui dit en peu de mots l’admiration que lui inspire Montaigne. Gageons qu’il aura lu l’ouvrage dans un français moderne, ce qui n ‘est pas ici notre cas.
Mais peut-être qu’une édition en français moderne ferait perdre beaucoup du style et de la pensée du grand homme. C’estoit un grand philosophe doublé d’un escrivant de premyère ordre. Voilà que je mets à parler une langue morte (Bérurier ajoutait que ce n’est pas forcément en parlant des langues mortes qu’on pue de la gueule). C’est rabelaisien, comme l’était Montaigne.
ALEXANDRE DUMAS – LE VICOMTE DE BRAGELONNE – Hachette / Bibliothèque verte.
C’est le genre de roman foisonnant qu’on trouve dans la chère bibliothèque verte de notre enfance, comme si Dumas s’adressait à un jeune public. Non pas que, à la manière de Dickens ou d’un Jules Verne, ses romans n’aient pas ce côté édifiant et picaresque qu’on destine aux jeunes générations, mais il est bien certain que Dumas vaut beaucoup plus que cela. Celui qui a porté le roman historique à hauteur de chef-d’œuvre.
On retrouve ici les Mousquetaires, les chevauchées, les capes, les épées, les intrigues et les trames ourlées, pour notre plus grand plaisir. Le natif de Villers-Cotteret (Aisne) n’a pas son pareil pour nous tenir en haleine de sa plume alerte. On les retrouve, non pas 20 ans, mais 30 ans après, à la cour de Louis XIV. Mazarin a remplacé Richelieu et les héros sont en semi-retraite. D’Artagnan s’ennuie à la cour du roi, Athos, devenu le comte de La Fère, vit retiré dans sa demeure à Blois en compagnie de son fils le Vicomte de Bragelonne, Aramis est devenu évêque de Vannes et Porthos est maintenant connu sous le nom de Monsieur Du Vallon, en son château de Pierrefonds.
Et ils sont repartis pour de nouvelles aventures. Reconstitution de ligue dissoute : D’Artagnan retrouve Athos et son fils et il convie son vieil ami à se mêler aux intrigues de la cour d’Angleterre où il s’agit de remettre sur le trône Jacques II, à la place des usurpateurs Monck et Lambert, soldats victorieux de la guerre des deux roses.
Puis c’est au tour d’Aramis et de Porthos d’entrer en scène. Aramis soutient le superintendant Fouquet banni par le roi et sur les conseils de Colbert. Il noue des intrigues contre le roi et tente de substituer à lui son frère Philippe, dit le Masque de fer. L’affaire échoue, le Masque de fer est incarcéré à la Bastille et les deux mousquetaires choisissent de partir à Belle-Isle en mer où la marine royale les poursuit. Une bataille navale homérique où les deux se réfugient dans la grotte de Locmaria où Porthos trouvera la mort.
C’est ensuite la fin des mousquetaires. Après Porthos, c’est Athos qui se meurt de consomption après avoir appris la mort de son vicomte de fils parti en Algérie faire la guerre aux Arabes. Madame De Lavallière est surprise à pleurer sur leurs deux tombes, elle qui a abandonné Bragelonne pour devenir la maîtresse du roi avant la Montespan. Puis c’est D’Artagnan qui succombe après avoir reçu un boulet en pleine poitrine des armées hollandaises alors qu’il avait été envoyé conquérir les Provinces Unies pour le roi. Seul Aramis est encore vivant quand on referme le livre. Quant au Vicomte de Bragelonne qui donne son titre, il ne tient quasiment aucun rôle dans cette saga, si ce n’est de se languir de sa La Vallière avant que de partir en croisade.
Voilà, on vous l’a fait courte, mais on dévore ces 500 pages rapidement tant les dialogues sont savoureux, les aventures captivantes et les intrigues finement nouées. On a pu dire que Dumas faisait des enfants à l’histoire, prenant des libertés avec la vérité historique. Lui dira avec humour, pour se dédouaner, que ce sont de beaux enfants. Mais ce reproche n’a pas lieu d’être, Dumas ne s’étant jamais revendiqué historien. C’est juste un écrivain de génie qui a pris l’histoire de France au XVII° siècle pour décor afin d’exercer sa verve et à son imagination prodigieuses. Alexandre le grand !
ÉMILE ZOLA – THÉRÈSE RAQUIN – Sogemo.
Pas à dire, on fait dans le classique pour ces notes. Ce bon vieux Milou, pape du roman naturaliste, ami de Cézanne, écrivain socialiste et défenseur acharné du capitaine Dreyfus. Zola le barbichu d’Aix-en-Provence et ses Rougon-Maquart, l’une des toutes premières fresques littéraires.
On se souvient peut-être du film de Marcel Carné qui s’inspirait vaguement du roman, avec une radieuse Simone Signoret que se disputaient l’amant, Raf Vallone, tout en virilité bestiale et l’éternel mari, le falot Jacques Duby. Et la vieille Sylvie dans le rôle, important, de la mère.
Il faut préciser que Thérèse Raquin est un court roman qui ne fait pas partie de la saga des Rougon. Un hors-d’œuvre, en quelque sorte, et on avoue préférer ce genre d’extra que les pavés parfois indigestes des Rougon-Maquart. Affaire de goût dira-t-on.
Thérèse Raquin, c’est d’abord un adultère consommé par des amants passionnés, lui, un peintre raté, un rapin sans foi ni loi ; elle une Bovary qui a mis ses désirs en berne avec un mari chétif et souffreteux, lequel est aussi son cousin qu’elle connaît depuis l’enfance. Le mari qui devient vite un obstacle à leur bonheur et une partie de canotage sera le prétexte au meurtre.
Dès lors, le cadavre du noyé s’immisce entre eux et, même s’ils décident de se marier, les amants maudits sont incapables de vivre leur amour au grand jour et finissent par se détester sous l’œil de la vieille devenue paralytique. Elle a tout compris, comme un remord vivant, et elle les épie comme l’œil de Caïn.
Zola parle sans cesse de chairs molles et blanchâtres, de corps alanguis et de désirs inassouvis. Il parle des corps avec sensualité, presque avec érotisme, et le roman peut presque se lire à ce niveau de lecture. Zola n’a pas son pareil pour décrire les embarras du corps et ses pulsions, en bon naturaliste qui ne néglige rien des réalités concrètes, même les plus triviales. L’histoire qu’il nous conte est celle du remord, de la culpabilité et de l’instinct de mort, et on pourrait voir derrière tout cela la silhouette du bon docteur Freud.
Et puis il y a ce style, éblouissant. Zola a parfois des bonheurs d’écriture à la Flaubert, jouant avec un vocabulaire fleuri dans une sensualité trouble. Tout est mou, alangui, turpide ; le quotidien est désespérant de banalité et les espoirs de bonheur comme les envolées vers l’amour semblent inaccessibles à des personnages médiocres qui n’ont trouvé que le crime pour échapper à leur condition.
C’est au fond une histoire sinistre dont la fin est tragique. Le mari, la femme et l’amant. Une histoire somme toute banale, un vaudeville meurtrier, qui a servi de trame à des tas de romans, dont Le facteur sonne toujours deux fois de James Cain par exemple, voire les époux Mc Beth. Simple et beau comme une tragédie grecque. N’oublions pas que Les Rougon-Maquart étaient sous-titrés « histoire physiologique et sociale d’une famille sous le second empire ». Plus physiologique que sociale ici, mais d’un réalisme terrible, presque sordide, qui confine à l’écœurement. On comprend que la bourgeoisie de l’époque se pinçait le nez devant ce genre de livre qu’elle assimilait à de la pornographie. Zola a toujours sondé les reins et les cœurs, à l’écoute des souffrances du peuple. Qu’il en soit loué.
DANIEL CHAVARRIA – UN THÉ EN AMAZONIE – Rivages Noir.
Moins classique mais tout aussi passionnant, un livre sorti en 1993. Un roman foisonnant écrit par un Uruguayen qui a passé la majeure partie de son existence à Cuba. Inconnu jusque-là au bataillon pour ma part, mais on ne saurait tout connaître.
Un livre fou qui commence comme du Garcia Marquez, en s’inspirant du réalisme magique qui fait le bonheur de la littérature sud-américaine, mais c’est vers le roman historique et le roman d’espionnage que le livre dérive progressivement, avec une galerie de personnages, une variété de situations cocasses et une progression majestueuse dans l’intrigue. On a visiblement à faire avec un grand, très grand, romancier.
Ça commence par un arbre d’Amazonie qui contiendrait une substance propre à diriger la volonté de celui qui en userait. C’est la découverte faite par un ethnologue qui suit les traces d’un paysan indien analphabète. Puis le roman s’élargit à l’histoire d’une vieille famille de la noblesse espagnole et à son plus digne représentant, un fasciste convaincu qui a trempé dans toutes les guerres au service de l’Espagne franquiste sur tous les continents, du Maroc à l’Indochine en passant par la « division bleue », ces franquistes engagés dans la Waffen SS. Viscéralement anticommuniste, cet anti-héros s’est mis au service de toutes les dictatures latino-américaines et on pense au plan Condor téléguidé par la CIA.
La CIA justement. Il y a aussi le personnage fascinant de Pat O’Donnell, un fervent catholique d’origine irlandaise (pléonasme) au service de la CIA ; l’agence souhaitant tirer un profit maximum de la découverte de l’explorateur pour s’en servir afin de tuer dans l’œuf toutes les rébellions communistes internationales, à commencer par celle de Cuba. On s’appliquera à retourner des personnalités et des dignitaires des régimes qu’on veut faire tomber, avec toutes les techniques possibles qu’ouvrent la science et la technologie au service de cette aberration inhumaine, pour eux, qu’est le communisme.
L’auteur cite le poète Unamuno qui avait interrompu le discours du fasciste Millan Astray, chef de la légion espagnole, qui s’était écrié « À bas l’intelligence, via la muerte » en faisant remarquer à la foule que le chef fasciste mutilé voulait une Espagne mutilée comme lui.
On ne va pas se perdre dans les méandres d’un roman fleuve où les péripéties sont aussi nombreuses et exaltantes que les personnages sont intéressants et bien campés. Qu’on sache seulement qu’on ne s’ennuie par une seule minute en parcourant ces 600 pages. Un vrai bonheur, et on se demande pourquoi de tels auteurs sont réservés à des lecteurs curieux quand nos médiocrités littéraires s’étalent dans La grande librairie ou d’autres émissions grand public.
À tel point, après avoir lu ça, qu’on se demande pourquoi on écrit soi-même, tant on souffre d’une comparaison assommante et inhibitrice. En tout cas, on a envie d’en savoir plus sur ce diable de Chavarria, aussi à l’aise dans l’histoire que dans la politique, l’architecture, la médecine, la sémiologie et bien d’autres choses encore. Un sorcier, un chaman !
13 avril 2023
Merci, Didier, pour ces trois rappels importants de notre culture de base, et pour cette introductiontropicale que je ne connaissais.
Zola : un bonheur découvert à l’adolescence… une peinture sans concession de la société française du XIXème avec sa bourgeoisie confite en contentement de soi, ses ouvriers exploités jusqu’à la moelle. Les femmes réduites à l’impuissance sociale et politique, dont le mariage constitue le seul avenir envisageable : il faut savoir « pêcher » un mari. Zola dont l’épouse, Alexandrine, avait accouché à seize ans d’une fille illégitime et qui avait été forcée à l’abandon ce qui l’avait rendue « neurasthénique » le reste de sa vie. Et stérile. L’enfant, Caroline, était morte en peu de temps, faute de soins, comme beaucoup d’autres bébés abandonnés à l’époque (on les mettait les nuits d’hiver sur les bords de fenêtres pour qu’ils contractent une pneumonie, par exemple. Ils coûtaient cher à nourrir.). Petit rappel…
Zola et sa peinture de la société sauvage du XIXème… Sa bourgeoisie confite en contentement de soi, ses ouvriers exploités jusqu’à la moelle… Les femmes réduites à l’impuissance politique et sociale… Un petit rappel : Zola dont l’épouse, Alexandrine, avait accouché à seize ans d’une fillette illégitime. Contrainte à l’abandonner sur le champ, elle devint « neurasthénique » à vie. Et stérile. L’enfant, Caroline, mourut très vite, faute de soins, comme beaucoup d’autres bébés abandonnés (on les mettait, par exemple, les nuits d’hiver, sur des rebords de fenêtres pour qu’ils meurent d’une pneumonie. Ils coûtaient cher à nourrir).