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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 15

GENÈVE

Genève, le siège de l’OMC. Ne nous cherchez pas dans les fauteuils. Photo Wikipedia.

Le samedi soir, il y avait la finale de la Coupe de France entre Auxerre et le Paris Saint-Germain. Antoine avait tenu à la regarder, alors que ce match m’indifférait totalement, les deux équipes étant étrangères à la passion qu’il me savait pour le football. Auxerre avait gagné, et il exultait ; le PSG signifiant pour lui l’aboutissement du foot spectacle et d’un sport contaminé par l’argent. Il n’avait pas tort, mais Auxerre ne figurait pas au rang des équipes que je chérissais dans ma jeunesse, absents de ma mémoire, alors que le PSG avait quand même un lointain rapport avec les grandes équipes parisiennes des années 1950 – 1960 : le Racing, le Stade Français, voire le Red Star dont il était pourtant l’antithèse.

On était à trois dans ce chalet près d’Annemasse, en Haute-Savoie. On avait passé l’après-midi à jouer à cache-cache avec des policiers habillés en robocops qui traquaient les manifestants un peu trop arrogants arrivés là souvent depuis la veille. Depuis au moins Amsterdam, Cologne, Seattle, Florence et surtout Gênes, les forces de l’ordre avaient changé de stratégie devant les Black blocs et autres autonomes de l’ultra-gauche qu’il fallait affronter manu militari, mettant à mal le maintien de l’ordre traditionnel qui consistait à éviter le contact et le corps à corps.

Pourtant, la grande manifestation saute-frontière ne devait avoir lieu que le lendemain, soit le dimanche en début d’après-midi, mais la tension montait. Des jeunes avaient installé leurs tentes dans un campement un peu à l’extérieur de la ville et nous avions reçu des propositions pour nous joindre à ce camp de base où les activités ludiques devaient alterner avec les débats d’auto-organisation. Nous avions décliné, étant d’un âge où nos organismes fatigués requéraient un minimum de confort. Notre réponse polie mais négative avait d’ailleurs été mal interprétée par quelques jeunes de nos amis qui nous avaient taxé de petits-bourgeois, ce que nous étions après tout, d’un strict point de vue sociologique. Un retraité de la sécurité sociale et deux salariés des Télécoms relativement aisés, il n’en fallait pas plus nous distinguer des étudiants, chômeurs et r.m.istes qui constituaient le plus clair de ces cortèges présents à tous les sommets européens ou mondiaux de type G7, G8 ou réunions de l’OMC ou du FMI.

Cette fois-là, c’était un G7 à la frontière franco-suisse et, l’après-midi, nous étions allés au bord du Lac de Genève où Attac avait organisé l’opération « il y a le feu au lac » pour dénoncer les institutions financières au service des marchés pour la domination des peuples. Nous réclamions la dissolution de ces institutions qui affamaient le tiers-monde, l’annulation de la dette, l’instauration de la taxe dite Tobin sur les transactions financières et l’arrêt immédiat des accords de libre échange. Rien que ça ! Nous avions eu l’honneur d’être interviewés, le soir, par Daniel Mermet et son équipe technique pour Là-bas si j’y suis, son émission alors quotidienne sur France Inter. Il nous avait demandé d’une façon faussement naïve ce que nous faisions là et pourquoi ces jeux de pyrotechnie sur l’eau du lac que des militants déclenchaient dans l’hilarité générale. On avait bredouillé des réponses, pas très à l’aise avec les médias, fussent-ils différents des autres, et la grève de l’audiovisuel public à l’occasion d’une énième réforme des retraites nous avait privés du plaisir d’entendre nos voix sur un média national. Ce n’était pas de chance, mais le mouvement était encore jeune et nous étions persuadés que nous aurions l’occasion de nous rattraper à l’avenir.

Il n’y eut jamais d’autres occasions, à part des bribes d’interviews pour des médias aussi marginaux que locaux et mal identifiés.

Les journaux du dimanche avaient annoncé une sorte d’apocalypse de violence et de fureur à craindre et nous avions pu constater à quel point ils s’étaient trompés. La journée n’avait donné lieu à aucun incident, si ce n’est une échauffourée sans conséquence en fin de cortège, alors que la foule arrivait à la frontière suisse.

Nous avions rangé nos pancartes et nos banderoles pour écouter les ténors de l’altermondialisme qui se succédaient sur une agora improvisée. Il y avait là Vandana Shiva, Aminata Traoré, Chico Whitaker, plus les habituels français, de Gus Massiah à Christophe Aguiton en passant par Pierre Khalfa, et l’inévitable Manu Chao pour la partie divertissement. Sans parler de tous les porte-paroles de tous les mouvements sociaux de l’hexagone : DAL, Droits devant !, A.C… Nous étions habitués, au moins depuis Millau, à ce genre d’affiches et nous connaissions les discours presque par cœur, même si beaucoup d’entre nous s’extasiaient à chaque fois devant des morceaux d’éloquence et des périodes censées faire chavirer l’assistance dans la vision d’un monde meilleur débarrassé à jamais de la violence, de la prédation, de l’avidité et du capitalisme, puisqu’il fallait bien nommer l’ennemi et son système.Le genre de discours dont le prototype restait le « I had a dream » de Martin Luther King. On était fiers de se situer dans cette filiation.

Après ces interventions à chaque fois applaudies durant de longues minutes, les manifestants s’étaient dispersés dans les cafés alentour devenus autant de petites agoras où on refaisait le monde en s’inspirant des tribuns que nous venions d’entendre.

C’est un grand costaud avec un catogan et une moustache en croc qui fit la proposition suivante, au terme des discussions passablement oiseuses et stériles.

– « Eh si on se faisait une banque, après tout, on est pas loin de Genève, le coffre-fort du monde.

– Tu veux dire braquer une banque, lui souffla un petit teigneux à cheveux ras peu perméable aux métaphores.

– Bien sûr que non, on n’est pas des truands et l’argent ne nous intéresse pas. Laissons-le à tous ces gavés qui s’imaginent qu’on tuerait père et mère pour vivre comme eux. Non, ce que je veux dire, c’est qu’on est à nous tous assez nombreux pour faire un peu de chambard autour d’une banque.

– Une banque en particulier ou des banques en général ?, m’entendis-je le questionner.

– Pas une, mais des banques. On a l’embarras du choix et elles sont toutes groupées au même endroit. J’ai même des faux billets de milliards d’Euros. On peut faire de l’agitation devant HSBC, UBC, le Crédit Suisse et beaucoup d’autres encore.

– Tu parles, un dimanche, elles vont toutes être fermées, t’en as d’autres des idées lumineuses comme ça, le coupa un vieux militant à sac à dos constellé d’écussons et de badges contre les banques et la finance.

– Ah oui c’est vrai, c’est dimanche, admit quand même le grand costaud, mais c’est une action symbolique et il n’y a pas besoin qu’elles soient ouvertes, du moment que les passants nous voient et qu’on puisse leur parler ».

Bof, pourquoi pas, si c’était symbolique. Et nous voilà tous partis en faisant la tournée des bistrots avoisinants et en essayant de convaincre les militants disséminés de se joindre à l’action.

On était maintenant une cinquantaine dans les rues de Genève à brailler des chants révolutionnaires et à cracher des slogans. Les passants en goguette nous regardaient avec des airs méfiants et les plus volontaires commençaient à leur expliquer qui nous étions et ce que nous allions faire. Un public peu réceptif à nos objurgations contre la banque et la finance, eux qui n ‘appréciaient rien tant que de savoir leurs économies en sécurité et leurs rentes en augmentation.

On réussit quand même à rameuter quelques semi-clochards qui traînaient par là, en quête de ruissellement, et ils nous suivirent sans être trop convaincus par nos arguments, mais désireux de mettre un peu d’animation dans la cité propre et prospère qui les avait rejetés.

Nous avions à peine scandé quelques slogans en offrant des coupures de 10 milliards aux passants que des flics nous demandèrent poliment de nous disperser, sous peine de finir la journée au poste. Le gros costaud leur dit qu’il n’en avait rien à foutre de leurs menaces et il fut le premier à être embarqué dans leur fourgon. Nous étions devenus subitement moins téméraires, et la plupart d’entre nous n’avait pas l’intention de subir une garde à vue dans l’arbitraire d’un pays étranger.

J’allais négocier pour pouvoir faire un peu d’information autour de nous, un compromis qui nous aurait permis de continuer nos actions sans déranger personne, puisque ces établissements bancaires que nous attaquions verbalement se trouvaient être fermés. Les flics ne voulaient rien savoir et nous demandaient instamment de partir, sous peine d’arrestations et de sévères amendes.

De guerre lasse, la troupe rendit les armes et, à part les quelques régionaux de l’étape, les autres refirent à rebours les quelques kilomètres les séparant de la frontière, la plupart s’étant établis dans le campement d’Annemasse.

Une petite équipe fit un crochet par le commissariat voisin pour s’enquérir du sort du camarade alpagué. Fort heureusement, on venait de le relâcher sans qu’il lui soit fait aucun mal, apparemment. Notre campagne suisse avait pris fin dans le désordre et la confusion et, comme une armée en déroute, nous nous dirigions d’un pas hésitant vers la frontière.

Nous venions de perdre une nouvelle bataille de l’altermondialisme, mais certainement pas la guerre contre l’empire. Nous ne doutions pas de la victoire finale.

On était rentrés tous penauds dans notre chalet des alpages pour un triste dimanche soir après que nos énergies militantes aient été soumises à rude épreuve. Alors c’était ça la Suisse, cette addition de cantons qui avaient résisté aux empires germaniques et austro-hongrois pour devenir le refuge des institutions internationales et la capitale mondiale de la finance. C’était bien la peine d’avoir eu des Guillaume Tell ou des Jean-Jacques Rousseau et, plus près de nous, des Michel Simon et des Jean-Luc Godard. Triste Suisse, disions-nous, comme Baudelaire parlait de la « pauvre Belgique », une capitale pour rire. Mais Genève n’était pas la capitale, c’était juste une place forte de la finance internationale, au même titre que Singapour ou Hong Kong.

Une soirée morose donc, avec les premiers incidents avec Antoine. On ne savait trop si c’était l’échec relatif de notre initiative spontanée contre les banques suisses, mais Antoine tirait la gueule. Tout avait commencé par des questions assez triviales de ménage et de vaisselle. Qu’on sache qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir de nous. Françoise lui avait fait remarquer qu’elle n’était pas la bonniche et que les grandes idées pour changer le monde devaient aussi s’appliquer dans la sphère domestique. Il n’en avait pas fallu plus pour le courroucer.

– « Parce que tu crois que je ne fais rien chez moi. Je te rappelle que je vis seul depuis des années et que je me tape les courses, le ménage, la cuisine et tout le reste. Ici, je suis là pour me reposer et je n’ai pas l’habitude qu’on me dise quoi faire. Je me sentis en droit d’intervenir :

– Ici, on est trois et chacun prend sa part des corvées. Peut-être que tu te sens en vacances, mais Françoise et moi ne le sommes pas moins. Elle a raison, c’est bien beau d’afficher des grandes idées à la face du monde, mais ça commence par leurs applications dans la vie quotidienne. Ou alors ce n’est qu’une posture pour se donner bonne conscience. Ça ne lui avait pas plu et il s’était senti visé, alors que ces propos s’appliquaient aussi bien à lui qu’à moi.

– Tu parles des grandes idées. On n’arrête pas de parler de désobéissance civile et de résistance et on fait marche arrière sitôt qu’arrivent des flics. Cet après-midi, on aurait pu au moins temporiser et continuer malgré leur intervention. Quitte à se frotter un peu avec eux. Il y a des pays où ces gens-là n’hésitent pas à tirer sur la foule. Nous, qu’est-ce qu’on risque ? Tout au plus une vérification d’identité au commissariat, une garde à vue ou une amende. Et on se couche dès qu’on voit un képi. C’est cette fois Françoise qui lui répondit avec humeur :

– Mais si t’avais envie de jouer au cow-boy pépère, fallait pas te gêner. C’est facile de se donner des airs de durs après coup. T’as vu comme tu es gaulé, avec ton âge canonique et tes traitements homéopathiques. Franchement, tu te serais envolé à la première charge ». Je riais sous cape.

On en était restés là d’un échange qui menaçait de virer à l’aigre, et Antoine se tint coi après avoir marché un peu dans la campagne environnante. Moi-même, je profitais d’un soleil tardif pour me dégourdir les jambes. Françoise essaya avec maladresse d’arrondir les angles. On avait encore la journée du lendemain à passer ensemble et il ne s’agissait pas de continuer à manger de la soupe à la grimace, du pâté de groin ou de la salade de museau (elle employait ce genre d’expressions très imagées).

– Bon, Antoine, on ne va pas continuer à se tirer la gueule. On n’est pas là pour se donner des brevets de courage et des palmes de militantisme. Chacun fait ce qu’il peut et voit midi à sa porte. La force n’est pas de notre côté et on ne va pas se mettre à rivaliser avec eux sur ce plan-là. On a participé à un sommet mondial et on a été visibles. Qu’est-ce que tu veux demander de plus ? Il maugréa un peu avant de nous signifier par un sourire crispé que nos rapports pouvaient retrouver toute leur cordialité. Je félicitais Françoise pour les trésors de diplomatie qu’elle avait mis en œuvre ; l’art du compromis, de la négociation et de la diplomatie n’ayant pourtant jamais été son fort. C’était d’autant plus méritoire.

Le lendemain, c’était le dernier jour. Pour nous car Antoine avait loué le chalet pour la semaine. Il avait la fibre touristique et il nous avait fait respirer l’air des cimes. Il garait sa petite voiture dans des endroits improbables et marchait vite devant nous, épuisant Françoise qui détestait la marche à pied. Il nous montrait du doigt les sommets et les vallées, se lançant dans des grandes tirades sanctifiant la nature sans négliger aucunement les dénominations géographiques.

Je lui avais déjà dit que je n’aimais pas la montagne et, comme je n’aimais pas non plus la mer, il aurait pu me rétorquer, si cela avait été son genre, la fameuse réplique de Belmondo dans le Pierrot le fou de Godard : « si vous n’aimez ni la mer, ni la montagne, allez vous faire foutre ! ». Sauf qu’il restait la campagne, les vaches et les prairies. La campagne désolée et nue, « débile et chétive », comme écrivait Huysmans. Comme tous les citadins, je m’y sentais bien et j’aimais à la regarder jusqu’à la contemplation.

Laissant là Antoine, on était repartis le lundi soir, après avoir passé l’après-midi à trois autour du lac de Genève et fait le tour des institutions internationales de la cité de Calvin : l’OMS, l’OIT, la Croix Rouge, le Haut-Commissariat aux Réfugiés et tant d’autres encore. Des institutions indispensables à la marche du monde, sûrement. Mais on n’oubliait pas non plus qu’il y avait là le siège de l’OMC qui avait fait aussi l’objet de rassemblements la veille. Juste des discours prononcés avec conviction devant l’édifice et applaudis par les activistes. Peu de choses en vérité, mais nous n’étions pas là pour casser la baraque. Un jour peut-être… En attendant, on avait mis le feu au lac et ce n’était pas tout à fait rien, symboliquement parlant. Faute d’avoir prise sur le réel, il fallait bien manier les symboles.

Avant de quitter Genève, j’avais cherché la rue Calvin, là où était né et avait grandi Michel Simon, monstre sacré dans tous les sens du terme. « La rue qu’a l’vin », disait-il, comme pour excuser par avance ses penchants alcooliques. J’avais aussi noté l’adresse d’un certain Nicolas Bouvier, grand maître du récit de voyage, et pas consternant lui, mais on n’avait pas trouvé. Il est vrai que pour l’’usage du monde, on n’était beaucoup moins doués que lui.

Un lecteur : comme Suisse, il y a aussi Yves Rénier. Oui, et aussi Marie Laforet ou Patrick Juvet. On va s’arrêter là !

15 avril 2023

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