Dans les milieux militants et dans les années 1990, il n’était pas rare de croiser Jacques Gaillot, Monseigneur Gaillot. De croiser son regard bleu dans un visage rayonnant de bonté. L’évêque d’Évreux, avant de se faire limoger dans un diocèse fictif en Afrique, était de tous les combats pour la justice et la solidarité. Un juste, même si le mot concerne plutôt celles et ceux qui ont sauvé des juifs durant la seconde guerre mondiale (doit-on d’ailleurs encore parler de seconde quand la troisième a déjà commencé). Quelques souvenirs personnels en arrière-plan à la vie d’un grand bonhomme.
C’était en 1991. Il y avait eu l’affaire des 7 de Lezennes en décembre de l’année d’avant. Pour résumer, une action de syndicalistes SUD PTT dans un grand centre de tri de la métropole lilloise sanctionnée par des mises à pied et des menaces de licenciement. La direction parlait de séquestration parce que les grévistes s’étaient attardés dans le bureau d’un cadre et elle souhaitait faire un exemple, afin de dissuader tous ceux que la mobilisation aurait inspirés et, surtout, de tuer dans l’œuf un syndicat issu de la CFDT réputé intransigeant.
Il faut dire que ce type d’action avait lieu quasiment tous les ans à pareille époque, les postiers soumis aux cadences infernales avant les fêtes de Noël avaient pris l’habitude de débrayer pour obtenir satisfaction dans leurs revendications quant à l’emploi, aux salaires et aux conditions de travail. D’habitude, c’était la CFDT qui, avec la CGT, dirigeait le mouvement, sauf que depuis la création de SUD PTT en 1989, la CFDT dont les fondateurs de SUD étaient issus, avait décidé cette année-là de faire le dos rond et de vite reprendre le travail pour laisser les jusqu’au-boutistes (ainsi qu’elle les voyait) de SUD face à la direction. On peut voir ça comme un piège, et on lira avec profit le récit de cette bataille qui fut le premier grand combat de SUD PTT après les Camions jaunes dans L’Acharnement. Chronique de la répression des 7 postiers de Lille Lezennes, édité par la Fédération SUD PTT.
La Fédération dont quelques membres s’étaient déplacés à Lille pour soutenir les équipes syndicales et prendre langue avec la direction pour alléger les sanctions déjà prises ; des sanctions quasiment jamais vues à la Poste où le dernier licenciement remontait aux années 1950.
J’avais adhéré à ce nouveau syndicat en mai 1989, l’un des premiers aux Télécommunications, après 14 ans de CFDT (et 2 ans de CGT au début). C’était encore l’époque où les deux entités n’étaient pas séparées, et elles allaient l’être l’année d’après grâce à la fièvre réformiste d’un Michel Rocard, aidé par un haut-fonctionnaire du nom de Prévost qui lui avait pondu le rapport du même nom. Sans parler du livre blanc de l’Union Européenne sur la Poste qui annonçait clairement le sort funeste qu’on lui réservait.
Après la bataille, perdue par les syndicalistes, une lourde répression s’était abattue sur les 7 camarades, dont deux étaient parmi les dirigeants du syndicat régional. Après les sanctions tombées, les 7 devenus (l’un d’eux ayant été reconnu absent au moment des faits) 6 avaient décidé d’une grève de la faim. Ils étaient donc 6 – 5 hommes et une femme – à entamer cette croisade décidée par eux-mêmes, sans forcément avoir la bénédiction du syndicat local ou de la fédération.
Cette grève de la faim avait été suivie d’une montée à Paris où les grévistes, affaiblis, avaient pris place dans les autocars pour plaider leur cause et rencontrer leurs soutiens. J’étais bien sûr du voyage et c’est là que je rencontrais pour la première fois Jacques Gaillot, soutien de la première heure des 7. Un petit homme modeste au regard doux et au verbe bas qui servait de caution morale à ce qui était devenu un vaste mouvement contre la répression syndicale, qu’on appelait pas encore criminalisation du mouvement social. Ça allait venir.
La LDH avait constitué un comité de soutien avec des personnalités connues dont Monseigneur Gaillot, l’écrivain – essayiste Gilles Perrault, le scientifique Albert Jacquard et le cancérologue Léon Schwarzenberg. Un quatuor de choc auquel s’ajoutaient parfois des saltimbanques comme Jacques Higelin ou Guy Bedos. Ce sont les mêmes qui allaient cautionner de leur présence les mouvements sociaux à venir, au milieu de ces années 1990 : le DAL, A.C !, Droits Devant !, pour se limiter aux plus connus.
L’avocat Yves Jouffa était encore à la tête de la LDH, et j’avais toujours vu cette association comme un regroupement d’avocats et d’universitaires exerçant un magistère moral assez éloigné des préoccupations sociales. Je me trompais. L’un des 7 de Lezennes allait d’ailleurs y adhérer et en devenir l’un des dirigeants.
Après Paris, il y avait eu un meeting à Lille, avec les mêmes. Schwartenberg, Perrault et Gaillot s’y étaient exprimés ainsi que l’avocat des 7, maître Jean-Louis Brochen, qui allait devenir le mari de Martine Aubry, soit dit en passant. Ce jour-là, on avait pu discuter avec les « messieurs de Paris », comme on les appelait, et Gaillot était le plus accessible, d’une gentillesse et d’une bienveillance touchantes.
On avait eu l’occasion plusieurs fois de le voir, notamment au moment de l’occupation de la Rue des Dragons par le DAL, en 1994, et il venait discuter avec les militants, toujours disponible et surtout jamais en surplomb. Un militant parmi les militants, avec la notoriété qui lui permettait de tenir en respect les flics et de discuter d’égal à égal avec les pouvoirs publics. Ceux qui voyaient en lui un poseur attirant les photographes se trompaient lourdement tant il était victime de son succès et d’une réputation d’abbé Pierre des mouvements sociaux véhiculée par ses ennemis.
Son militantisme s’était étendu aux Sans-papiers de Saint-Bernard et à des préoccupations écologiques, rageant contre TotalFina après le désastre écologique de l’Erika. Homosexuels, immigrés, sans papiers et sans logis, il était derrière tous les « sans », comme on disait alors, allant d’un rassemblement à un meeting, d’une messe à une réquisition avec sa petite valise à la main. Il était devenu un acteur de tous les combats et les rares victoires obtenues (loi DALO, régularisations de Sans-papiers et plus tard PACS ou mariage homosexuel) l’ont été en grande partie grâce à lui. C’était l’homme qui ne savait pas dire non, toujours présent et actif, malgré des sollicitations constantes et innombrables.
Jacques Gaillot était né en 1935 à Saint-Dizier dans un milieu très conservateur. Il se décide à devenir prêtre après son bachot et part deux ans en Algérie. C’est là qu’il deviendra adepte de la non-violence et de la désobéissance civile. Licencié en théologie et ordonné prêtre en 1961, il mettra ses pas dans ceux de ses grandes inspirations, Thérèse d’Avila et Charles de Foucauld.
Il sera par la suite évêque d’Évreux pendant 12 ans, de 1982 à 1994, avant d’être délogé de son diocèse par le Vatican, par décision papale (ou de son entourage) en janvier 1995, une décision qui allait l’ébranler, même si son univers se situait bien au-delà de l’église et de ses turpitudes. Gaillot s’inspirait de la théologie de la libération pratiquée par des prêtres humanistes en Amérique latine, dont Don Helder Camara au Brésil, et ses combats comme sa surface médiatique indisposaient la Vaticanerie et les dignitaires d’une église au service des puissants et d’une bourgeoisie catholique peu portée à l’indulgence vis-à-vis des franc-tireurs à la Gaillot. Le président des évêques de France avait jugé intolérable son attitude et ses prises de parole, accusé de se faire de la publicité sur le dos des pauvres ; ces pauvres à qui toutes les églises ont toujours prêché la résignation.
Il est nommé à la tête d’un diocèse qui n’existe plus depuis le V° siècle, celui de Partenia, en Mauritanie. Une situation kafkaïenne qui va très loin dans l’absurde, contenant aussi une dimension punitive et humiliante dont, sans être naïf, on n’aurait pas cru l’église capable. Il faut dire que Jean-Paul II, un anticommuniste farouche fervent partisan en son temps des Reagan et Thatcher, est à la tête de l’institution et n’y va pas de main morte, sous des dehors débonnaires. «N’y allons pas par quatre chemins, je me suis fait virer », dira-t-il, lucidement, à la presse (France Soir, janvier 2005). Notre homme avait aussi son franc-parler. Il remerciera plus tard le Vatican en disant, avec pas mal d’ironie : « grâce à Partenia, j’ai rencontré des gens que je n’aurais jamais rencontré autrement. Les exclus me sentent à eux ». (L’Humanité).
Ça s’arrangera un peu avec le pape François (premier?) qui le recevra en septembre 2015. Il pourra à nouveau plaider la cause des divorcés, des homosexuels et des immigrés, avec la ferveur qui l’a toujours caractérisé. Il admettra l’erreur d’avoir accueilli dans son diocèse un prêtre canadien coupable d’actes pédophiles, se défendant en disant que l’église fonctionnait ainsi. Un peu court.
Je pense à mon ami Gérard, qui l’avait bien connu et qui n’a jamais été avare d’anecdotes à son sujet. Gaillot lui envoyait toujours une carte de vœux à la nouvelle année. Fidèle, jusqu’au bout.
Respect Monseigneur !
19 avril 2023
Monseigneur Gaillot était membre du Comité de soutien de l’association « Citoyens du monde » . Albert Jacquard aussi.. De même que le père Joseph Wresinski, fondateur de « ATD Quart Monde », Edgar Morin, Georges Moustaki et beaucoup d’autres.
Comme je ne vis plus en France depuis 1971, je ne connaissais pas. Merci.