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PERRET ET LORDON : LEUR MONDIALISATION

Gilles Perret, toujours prêt à parler de ses films devant des publics militants. C’est aussi pour cela qu’on l’aime. Photo Wiipedia

Encore un film édifiant de Gilles Perret, qui passe dans les circuits militants grâce à la coopérative des Mutins de Pangée. C’est le premier volet d’un diptyque comprenant le plus récent Reprise en main (2022). Ici, ce sont les ravages de la mondialisation capitaliste sur des entreprises de décolletage de la vallée d’Arve (Haute-Savoie), vus par Frédéric Lordon. Le film est sorti fin 2006, mais il n’a pas pris une ride, promenant sa caméra autour d’un patron sympathique (ça existe) obligé de délocaliser sa production en République Tchèque puis en Chine. Il pose la question du pourquoi et du comment, avec pertinence et humour, comme d’habitude chez Perret, cinéaste et documentariste au service des mouvements sociaux.

On ne remerciera jamais assez Gilles Perret, documentariste et cinéaste, de faire vivre les mouvements sociaux dans ses films. Avec Gilles Balbastre et quelques autres, il tient bon la caméra au service du social et d’une vision du monde généreuse et solidaire, différente en tout cas.

Cela a commencé il y a longtemps déjà, avec ce film, son premier vraiment axé sur un sujet économique et social, mais il y en avait une douzaine auparavant, plus orientés sur les vins du Jura ou de Savoie, la montagne et l’alpinisme (l’homme est originaire de Haute-Savoie où il situe la plupart de ses documentaires).

Son premier documentaire à caractère social sera Les saisonniers, en 2005, un an avant Ma Mondialisation. On aura après ses films les plus célèbres : Walter, retour en résistance (2009) autour de la personnalité de Walter Bassan, ancien résistant sur le plateau des Grières et ancien déporté. Dans le sillage du  Indignez-vous de Stéphane Hessel, le film entend glorifier la résistance et dénoncer l’imposture Sarkozy qui avait tenu à être présent aux Glières. Un rassemblement y est d’ailleurs organisé chaque année.

Perret reviendra toujours, comme base et point de départ, à la résistance et au programme du Conseil National du même nom, luttant farouchement contre les vents mauvais du libéralisme. Ainsi sort-il De mémoire d’ouvriers (2012), un document remarquable sur la condition ouvrière, dont il est issu. C’est ensuite Les jours heureux (2013), où il fait le parallèle entre les objectifs généreux du CNR et les tristes réalités d’aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on a bien pu rater ? Pourquoi tout cela a tourné de cette façon ? À cause de qui ? Autant de questions pertinentes auxquelles il tente de répondre avec toujours la même méthode, mélange de reportage et d’interviews d’interlocuteurs pertinents, toujours avec un humour caustique qui ne gâte rien.

On a déjà parlé ici de La sociale (2016) et on ne va pas s’y attarder. C’est un film édifiant sur les origines de la sécurité sociale à travers la création d’une caisse en Haute-Savoie. C’est aussi un hommage à Ambroise Croizat et à tous ces gens qui, dans la France exsangue d’après-guerre, ont relevé la tête et mis la classe ouvrière à l’honneur.

En 2017, Mélenchon ou la campagne d’un insoumis (sur la campagne des présidentielles) ne sera diffusé que sur Public Sénat, jugé trop partisan. Il sera suivi l’année d’après par L’insoumis qui file le même coton. On aurait pourtant tort de croire qu’il s’agit là de deux documentaires pro-Mélenchon et LFI. Perret sait aussi se montrer critique, n’hésitant pas à mettre en scène les colères homériques et les coups de gueule de l’éternel candidat, lequel néglige parfois le fonctionnement démocratique d’un parti « gazeux » qu’il tient sous son contrôle. Perret n’en souligne pas moins sa résistance face aux médias, ses talents oratoires de tribun et son esprit de résistance (toujours…).

Il s’acoquine ensuite avec François Ruffin pour deux films aussi saisissants que réjouissants : J’veux du soleil sur les Gilets jaunes (2019) et Debout les femmes (2020) sur les premières de corvée félicitées par Macron lors du Covid : femmes de ménage, auxiliaires de vie sociale, accompagnantes d’élèves en situation de handicaps… Ruffin anime une commission à l’Assemblée sur ces femmes de peine quand Perret filme le tour avec générosité et émotion.

En 2022, c’est la suite de Ma mondialisation, Reprise en main, ce qui nous ramène à ce film singulier qu’on a pu voir dans les circuits militants. Perret repart dans sa vallée alpestre pour mettre en scène des patrons d’une industrie qu’on appelle le décolletage, et un Frédéric Lordon goguenard vient apporter ses précieux commentaires.

Ma mondialisation débute sur un paysage féerique de vallée ensoleillée aux fins fonds des Alpes. C’est le pays du cinéaste et il n’hésite pas à le valoriser. Moins séduisante, la vie des gens qui y vivent de leur travail. Qu’est-ce que le décolletage ? La fabrication de pièces métalliques à partir de fils ou de barres de métal, nous dit la définition du dictionnaire. Une industrie reine dans cette vallée, issue de l’horlogerie. Les pièces finement usinées sont indispensables à l’industrie automobile, mais aussi à la fabrication d’armes.

Soit un petit patron, Yves Bontaz, un bonhomme chauve et rondouillard qui cache un regard malicieux sous des petites lunettes, devenu gros par la force des choses, presque à son insu. Il faut dire que les entreprises familiales de la vallée ont dû se mettre à l’heure de la mondialisation, sous peine de disparaître. Les coûts de la main-d’œuvre sont devenus prohibitifs pour les donneurs d’ordre et leurs clients, ce qui fait que Bondaz et les siens ont dû sous-traiter dans les pays de l’est, voire en Chine ou au Brésil. Bontaz avoue quand même posséder un hôtel sur l’île de Saint-Martin.

Perret interroge des petits patrons devenus gros, à la tête d’entreprises souvent rachetées par des fonds de pension anglo-saxons selon la technique du LBO (Leverage Buy Out), soit l’acquisition des actifs de la boîte par prêts bancaires avant le dépeçage de l’entreprise et sa revente avec bénéfice. On entend notamment un de ces patrons qui plaide non coupable pour avoir vendu sa boîte. Il n’avait pas le choix. Personne d’ailleurs n’a le choix et c’est l’antienne de ce film où les petits sont obligés de se vendre aux gros, lesquels imposent leurs critères de gestion. Les salariés n’ont plus qu’à s’adapter à la nouvelle donne, ou démissionner pour les plus hardis, dans une vallée où l’emploi est rare.

C’est tout le talent de Perret de mener d’une façon alerte ce constat implacable, et on a beau écouter Lordon qui nous parle de libéralisation des capitaux et des marchés au début des années 1980 sous l’ère Reagan- Thatcher. On a beau l’écouter expliquer les mécanismes du capitalisme international, le rôle des fonds d’investissement, des capitaux – vautours, des délocalisations et de la recherche du moindre coût pour les entreprises. Toutes les explications du monde… comme disait l’autre, ne suffisent pas à justifier ces pertes de savoir, ce mépris pour la classe ouvrière, cette quête effrénée de profits. Ce cynisme et cette brutalité.

D’autres intervenants, nettement moins intéressants, se succèdent face caméra, le petit patron de la fédération métallurgie renvoyé à son impuissance comme un dénommé François Loos, ministre de l’industrie de Chirac, qui pérore dans les expositions et les salons à la gloire de l’industrie. On leur parle protectionnisme, taxes, brevets, préservation des savoirs-faire, respect des qualifications et des métiers. Ils répondent invariablement que, eux aussi, n’ont pas le choix et que ce n’est pas à leur niveau que les décisions se prennent. Eux aussi subissent la domination du monde économique par des capitaux mis au service de toutes les régressions sociales. On n’y peut rien, c’est comme ça.

Mais Lordon s’échine à démontrer que l’économie, c’est aussi de la politique, et qu’un État peut imposer d’autres modèles. On l’a vu avec le Colbertisme (ou la participation de l’état dans l’économie), avec les services sociaux, les services publics, avec Keynes et la social-démocratie. On l’a vu aussi avec Marx, même si les résultats des expériences se réclamant de lui se sont transformées en capitalisme d’état, voir la Chine.

Le film nous entraîne dans une sorte de restaurant privatisé où ces patrons ont leurs habitudes, et on rit de leur férocité, de leur bêtise et de leur indécrottable cynisme. L’un veut faire travailler les ouvriers 70h ou plus, un autre s’en prend aux services publics ou à la sécurité sociale. Tous rivalisent d’outrances antisociales et de slogans réactionnaires.

On en a presque une indigestion et on se dit, c’est le seul reproche qu’on fera à ce film, qu’il eût été préférable de ne pas trop s’attarder en leur compagnie. Le brave Bondaz, patron de choc malgré lui, cherche à se déculpabiliser quand un autre petit patron, resté lui de taille familiale, sauve l’honneur mais on lui conseillerait presque de changer de décors, de changer d’interlocuteurs.

Suite logique, le film Reprise en main nous explique que tout cela n’est pas fatal, et que la classe ouvrière a encore les moyens de s’organiser à travers des services publics rénovés, les coopératives (Scop ou Scic), les associations et le meilleur de l’économie sociale et solidaire, qui n’a pourtant jamais été l’alpha et l’omega. On en reparlera, de même qu’on reviendra sur Gilles Perret qui, après Pierre fait de son patronyme un symbole de solidarité, d’espérance et d’humanisme.

GILLES PERRET – MA MONDIALISATION – Les Mutins de Pangée – 2006.

12 juin 2023

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