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RAW POWER : LAISSEZ CRIER IGGY, VOUS QUI ÊTES MUETS!

Raw power des Stooges. Iggy psalmodiant la messe noire adolescente. Discogs.

L’ultime album des Stooges, le groupe d’Iggy Pop, sorti en février 1973 aux U.S.A et en juin en Grande-Bretagne. Pile 50 ans, ce qui nous autorise une nouvelle fois à commémorer. Ce disque a fait peur à certains, emmenant l’auditeur dans un vortex de rage et de folie. Dave Alexander était décédé (à 27 ans, comme les autres), et James Williamson avait pris la guitare. Aux commandes, un Iggy à l’apnée de sa folie et les inquiétants frères Asheton assurant une rythmique d’airain. Les Stooges avant le grand saut dans le vide, la carrière solo d’Iggy sous patronage Bowie, les groupes à l’imagerie nazi des frères Asheton, et un Williamson qui va se recycler dans l’informatique, pour échapper à la folie pure. Le disque le plus malsain du rock.

Les Stooges (du nom du trio comique les Trois Stooges, mais eux n’avaient rien de comiques) étaient nés de l’effervescence de la scène de Detroit à la fin des années 1960. Beaucoup moins politiques et militants que le MC5, groupe frère avec lequel ils avaient signé leur premier contrat chez Elektra, la mauvaise réputation de Iggy et ses Stooges avait largement franchi les frontières du Michigan. Une légende urbaine pleine de bruit et de fureur qui s’était répandue dans toute l’Amérique, en Grande-Bretagne et aussi en Europe continentale où un noyau d’inconditionnels avait pris forme. En premier lieu, des critiques perspicaces comme Yves Adrien ou Paul Alessandrini à Rock & Folk, mais aussi, plus tard, un Patrick Eudeline à Best ou un Jean-William Thoury à Extra. Deux albums avaient suffi : Iggy & The Stooges (1969), avec ses hits de métal lourd gorgés de sexe et de violence : « No Fun », « 1969 », « Not Right », « I Wanna Be Your Dog », « Real Cool Time » et ce long « We Will Fall » qui pourrait tenir lieu de manifeste nihiliste. Le disque était produit par John Cale qui y jouait du violon alto et du piano et le critique Robert Christgau avait parlé dans le Village Voice de « rock stupide à son paroxysme ». Un connaisseur !

L’année d’après sortait Fun house, ou le disque du feu selon Yves Adrien (Raw power sera pour lui le disque de la mort). C’est l’été 1970, les morceaux sont plus longs, déstructurés et distendus. L’asphalte fondu de Los Angeles a remplacé les motorways de Detroit et les titres parlent d’eux-mêmes : « Loose », « Dirt », « Fun House », « L.A Blues ». Tout parle de la perte, de la saleté, de l’ennui avec des riffs d’acier précédant un maelstrom de sonorités proches du free-jazz où le saxophoniste Steve Mac Kay est omniprésent. Lester Bangs, dans Creem, écrira notamment ceci : « Pas toujours immédiatement accessible, il exige de prendre le temps de la découverte mais ce sera payé de retour. Car cet album est bien écrit, il offre, non du bruit mais de la musique faite de textures peut-être un peu plus rudes et plus engagées que d’habitude. Obscur à la première écoute, il vous promet la découverte, jour après jour, de paysages sonores dont jamais vous n’auriez rêvé. » J’avoue avoir une nette préférence pour le premier, mais là n ‘est pas le point.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’après le sessions de Fun house, le groupe explose dans la poudreetle stupre. Alexander va mourir, les frères Asheton vont se joindre à d’anciens MC5 pour former des combos dont on retiendra plus l’image que la musique et Iggy Pop va errer dans Los Angeles, dépressif et hagard, avant de se voir ressuscité par le magicien Bowie qui a toujours su venir à la rescousse de ses anciens héros.

Passons vite sur la fiche technique de ce disque époustouflant, si le concept peut avoir le moindre sens ici. Tony De Fries, directeur du label Mainman et manager de Bowie, entend sa supplique et donne sa chance à Iggy. Même si les Stooges étaient partis en capilotade, James Williamsson, puissant guitariste texan, avait croisé leur route et c’est Williamson, contre l’avis d’Iggy, qui aurait décidé de faire appel aux frères Asheton. C’est à l’automne 1972 que le disque est enregistré à Londres, aux studios CBS. Produit à l’origine par Iggy, le produit fini terrorise De Fries qui demande à Bowie de remixer l’album. En tournée américaine, Bowie s’exécutera à Los Angeles, mais De Fries rompra tout contact avec les Stooges et l’album ne sortira qu’en 1973.

La pochette, tournée vers l’outrage, nous montre un Iggy maquillé et torse nu empoignant son micro. On lui devine un pantalon moulant en lamé et Yves Adrien écrira dans Rock & Folk que « Iggy Pop n’aura jamais été qu’une verge dressée vers le public ». C’est l’idée. C’est lui aussi qui hurlera, contre ses contempteurs, « laissez crier Iggy, vous qui êtes muets », phrase qui figure en titre de cet article. Adrien qui rebaptisera l’album High energy, accolé à Raw power. Est-il besoin de préciser que cet album sera le modèle, le patron de tous les groupes punks comme de tous les courants metal (death, thrash et autres heavy) qui allaient suivre.

C’est d’abord la bombe « Search And Destroy », le maître-étalon du Punk-rock. Un morceau qui fait référence à la tactique militaire du tapis de bombe au Vietnam : chercher et détruire, infiltrer les villages ennemis et éliminer l’adversaire avant d’évacuer. C’est l’une des seules chansons politiques des Stooges mais le « chercher et détruire » est à prendre au pied de la lettre, dans ce morceau d’apocalypse qui ne vous laisse aucune chance. Première offense.

« Gimme Danger » (little stranger) s’insinue dans votre cerveau comme un serpent dans la nuit. Un morceau qui vous vrille la tête et vous met dans un état de malaise profond sous les coups de butoir de la guitare lancinante de Williamson. Ce disque n’est pas une thérapie, c’est une véritable agression.

Ça continue avec « Your Pretty Face Is Going To Hell », véritable viol électrique où la voix puissante d’Iggy taille sa route entre des guitares au bord de l’explosion.

Encore plus sexué, encore plus pervers, car le sexe chez les Stooges est forcément malsain et dépravé, « Penetration » est lancinant et torve, véritable appel à la fornication et au plaisir, mais c’est le plaisir des damnés dans un enfer urbain, bien après la chute.

« Raw Power », le titre, peut aussi être considéré comme un classique du punk avant la lettre. Mais là où les Punks se contenteront souvent de resucées rock’n’rolliennes à la sauce décadente, les Stooges proposent ici un morceau puissant et ravageur, propre à nouveau à vous inciter à sortir et à crier dans la rue. Attention, ce disque peut provoquer de lourdes pathologies mentales.

« I Need Somebody » est de même nature. Iggy crie son besoin de sexe – ne parlons pas d’amour – à celles et ceux qui l’écoutent. Il le fait de façon sensuelle, animale et torride, comme un félin en rut. La puissance et la gloire pour un nouvel outrage public.

« Shake Appeal » est tout aussi fracassant, toujours dans ce contexte malsain où les guitares saturées cherchent, en pure perte, une issue à travers le chaos. La voix d’Iggy, sur tout le disque, règne en maître et on se demande ce que Bowie a bien pu modifier dans ce fascinant maelstrom. On fera le pari qu’il n’a pas touché grand-chose et s’est lui-même abîmé dans le néant.

On termine avec ce qui constitue peut-être le plus grand titre du disque, « Death Trip », car c’est bien des noces sanglantes d’Éros et de Thanatos qu’il est question ici. Tout est en place pour un voyage vers la mort. Le son est chaotique comme sur Fun house  et on va droit vers la folie et la mort, sans le moindre espoir de rédemption. La force d’évocation d’un tel morceau est titanesque, et il fallait qu’Iggy et son groupe aient accumulé bien des frustrations pour accoucher d’une telle monstruosité, d’un tel pandémonium.

Raw power n’est pas de ces disques qu’on joue souvent, la plupart des titres sont fixés dans nos mémoires et refusent d’en sortir. Les extirper serait peut-être le travail de l’exorciste, car on est ici dans la transe métaphysique, dans les ultimes clameurs d’un rock à l’agonie qui ne pourra ressusciter que par toute une génération de jeunes gens en colère, les Punks. En mode séminal.

L’album sera le préféré de Kurt Cobain. On se demande bien pourquoi ? Rolling Stone finira par le classer dans son Top 100 et Yves Adrien en chantera les louanges dans Rock & Folk, avant la (sa) grande déconnexion et son absence. Car on peut facilement se perdre dans cette musique de géhenne, de souffrance et de plaisir.

Pour l’anecdote, Philippe Manœuvre débutera dans le même Rock & Folk après un courrier publié sur ce disque. La suite, Williamson continuera à produire quelques groupes avant de se lancer dans l’informatique. Les frères Asheton continueront avec des combos improbables du genre Detroy All Monsters ou New Order, et Iggy, après dépression, mènera la carrière solo que l’on sait.

On se souvient de l’avoir aperçu un samedi matin avec Marc Zermati à l’Open Market ; Zermati disant à qui voulait l’entendre qu’Iggy était devenu débile. Idiot, juste idiot, ce sera d’ailleurs le titre de son premier album. Idiot au sens métaphysique que lui donnait Dostoïevski, vieux rocker russe.

PS (qui n’a rien à voir). On n’a jamais été fan du cirque de la mère Tina Turner, mais on versera une larme sur Cynthia Weil, autrice avec Barry Mann de quelques splendeurs du paradis adolescent : «Walking In The Rain », « He Sure The Boy I Love », « Kicks », « On Broadway », « Shades Of Gray », « We’ve Got To Get Out Of This Place », entre autres. Sans compter le magnifique « You’ve Lost That Lovin’ Feelin » » avec Spector. La reine de Tin Pan Alley s’en est allée le 1° juin, pour de grandes et longues vacances.

15 juin 2023

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