On a déjà parlé ici de décroissance. Pas qu’on soit adepte du concept mais, en toute hypothèse, à l’heure d’un réchauffement climatique qui va bientôt rendre la vie sur terre quasi-impossible, les théories et les pratiques de la décroissance semblent être les seules qui peuvent nous éviter la catastrophe, à moins qu’on ne choisisse la collapsologie. Le livre Les décroissances, sous-titré Regards croisés sur les urgences du temps présent, est signé par une douzaine d’auteurs et coordonné par Hélène Tordjman et François Jarrige. Il s’efforce de faire le point sur le chemin fait par la décroissance dans nos sociétés, ouvre des perspectives d’avenir et projette des futurs désirables, loin des caricatures d’une décroissance qui nous renverrait à l’âge de pierre.
Malgré les catastrophes climatiques (inondations, sécheresses, températures chaque année plus difficiles à supporter), en dépit de la chute drastique de la biodiversité, il semble que nous ayons décidé de danser sur un volcan, du moins celles et ceux qui peuvent se le permettre, et, c’est le moins qu’on puisse dire, la décroissance n’a jamais été évoquée parmi les solutions pour éviter un avenir non viable. On préfère parler de croissance verte, de techno-solutionnisme, de verdissement du marché, d’éco-responsabilité, de label vert et tout ce genre de concepts qui visent surtout à continuer comme avant, en priant pour que des solutions ne remettant pas en cause le capitalisme viendront colmater les brèches les plus béantes. Même le Covid et « le jour d’après » n’ont pas réussi à nous faire bifurquer.
Et ce n’est pas la COP 28 de Dubaï qui va aider à la moindre prise de conscience, la grand-messe climatique annuelle étant célébrée par quelqu’un qui représente, au moins symboliquement, le monde du pétrole et des énergies fossiles, dans une sorte d’émirat devenu à la fois un Las Vegas et un Disneyland du désert.
Les Gafam et leurs gourous, les Bezos, Zuckerberg, Gates ou Jobbs, sans parler d’un Elon Musk, ont finalement réussi à faire partager leur imaginaire technologique et spectaculaire à la jeunesse du monde entier, et pas seulement la jeunesse d’ailleurs. On tapote sur son Smartphone, le casque sur les oreilles, et le voisin n’existe plus. C’est encore la Science-fiction qui avait le mieux prédit le phénomène, avec des ouvrages comme Les monades urbaines de Robert Silverberg ou IGH de James Ballard, sans parler de tous les livres de Philip K. Dick dont l’œuvre peut être considérée comme une sombre prédiction de l’aliénation moderne.
Le livre est paru cette année, écrit par les auteurs en 2022, soit 20 ans après ; 20 ans après les premiers numéros de La décroissance, le journal de Vincent Cheynet et de la revue Casseur de pub qui en sera l’émanation la plus visible. Hélène Tordjman et François Garrigue évoquent, dans leur préface, ces premiers temps d’une décroissance où se posaient des questions du genre le « dé » de décroissance n’évoque-t-il pas le « dé » de développement ; ou qu’est-ce qui doit vraiment décroître ? Querelles de chapelles qui céderont vite la place à une critique radicale du productivisme et du capitalisme pour un futur de sobriété et de convivialité qui n’exclut pas l’auto-limitation, compte tenu de la raréfaction des ressources et d’une baisse nécessaire de la production et de la consommation.
Serge Latouche, l’un des grands théoriciens de la décroissance avec Paul Ariès (malheureusement absent de ce livre) fait le bilan de ces 20 années, en partant de Nicholas Georgescu-Roegen, mathématicien avant d’être économiste et le premier à avoir théorise les limites physiques de la planète face aux quantités d’énergie requises par le système économique, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Il l’a d’ailleurs fait plus en physicien qu’en économiste, sans jamais prononcer le mot « décroissance », puisque ce sont ses traducteurs et éditeurs français qui, avec sa permission, ont introduit le mot.
Latouche passe en revue les autres théoriciens de ce qui deviendra la décroissance : André Gorz et sa vision autogestionnaire, Jacques Ellul et sa critique de la technique, Ivan Illich et son éloge de la convivialité face à un monde bureaucratique de spécialisation technique contre-productif.
Pour quel bilan ? Malgré le constat largement partagé et la richesse théorique, la décroissance n’a pas réussi à s’imposer comme imaginaire et futur désirable.
C’est un peu ce que confirme Agnès Sinaï qui manie les concepts d’anthropocène (responsabilité de l’humain dans le réchauffement depuis la première révolution industrielle) et l’entropie (niveau de désorganisation et d’imprévisibilité d’un système). Elle insiste sur l’inactualité de la décroissance, en dépit d’une actualité qui devrait lui donner le vent en poupe.
Timothée Parrique répond aux économistes atterrés critiques de la décroissance, notamment à David Cayla sur la notion de PIB et les indicateurs de richesse. Pour lui, ce n’est plus désormais l’unité de compte monétaire qui importe, mais l’unité d’énergie. Soit l’économisme qui doit s’effacer devant les sciences physiques pour informer et dire l’état du monde.
Luc Semal parle lui d’une décroissance en catastrophe qui serait rendue nécessaire par une impréparation et une dérive productiviste. C’est un peu ce que redoutent les collapsologues et autres effondristes, mais lui refuse d’en arriver là et en appelle à penser la décroissance dans la démocratie et la solidarité. Invité sur Radio Campus dans l’émission Angle d’ATTAC (16 décembre), il développe ses vues et parle de rationnement ou de restriction sans en venir à des caricatures de pénuries et de paupérisme.
Giorgios Kallis évoque la riche école de Barcelone, tout un pan de l’université à l’origine de bien des concepts de la décroissance, apportant un savoir académique incontestable à ce qui est trop souvent perçu comme un catastrophisme irrationnel.
La contribution de Philippe Bihouix est intéressante et originale puisqu’elle pose la question de savoir si la décroissance est encore possible techniquement, compte tenu des dégâts du capitalisme sur la nature, mais aussi de l’avancée des sciences et des techniques. Il s’agit de repenser un monde futur dans les débris de l’ancien avec ses villes, ses transports, ses centres de production… Et surtout les valeurs, les besoins et les désirs véhiculés par la société marchande.
Guillaume Faburel s’en prend à la ville, « antre de la croissance ». Pour lui, la métropolisation et la concentration dans les villes des humains et des capitaux ne permettront pas la moindre décroissance. Pour lui, il convient d’occuper différemment l’espace et de faire revivre les campagnes et les zones périurbaines, seuls territoires à la dimension des enjeux.
Pierre Thiesset pourfend la « sobriété technocratique » prônée par certains écologistes tels Yves Cochet, qui transposent un imaginaire de bunkers hyper-connectés. Il s’en prend aussi aux collapsologues et à la dépolitisation des questions écologiques dans l’impuissance et la résignation.
Le passage le plus intéressant est peut-être celui où Fabrice Flipo nous met en garde contre les verts-bruns, ou la récupération de l’écologie par l’extrême-droite. Il part d’un livre de Alain De Benoist, théoricien de l’extrême-droite dite « nouvelle » qui reprend des concepts de nature et d’environnement, en semant la confusion pour prouver que l’écologie est de droite. Outre qu’il s’agit là d’une imposture, Flipo voit aussi des verts-bruns dans ceux qui veulent imposer des mesures écologiques par la force et la contrainte.
Alain Gras nous ramène à la question la plus importante, celle de l’imaginaire. Il passe lui aussi par l’énergie et par les bifurcations possibles à travers des civilisations qui n’ont pas mis la technique au-dessus de tout. Est-ce qu’il faut faire tout ce que l’on peut faire ? Comment l’énergie est-elle devenue notre credo ? Y avait-il d’autres voies possibles ?
Geneviève Azam, d’ATTAC, développe « la perspective de la subsistance » qui s’oppose à l’’économie de la prédation dont le principe repose sur les groupes humains les plus stigmatisés : les pauvres, les femmes, les minorités raciales ou sexuelles, s’inspirant des théoriciennes de l’éco-féminisme.
Enfin, Corinne Morel-Darleux conclut ce riche ouvrage en parlant de ses interventions en milieu scolaire et d’imaginaires à décoloniser. D’urgence ! Comment ?
Dommage que ce livre ne fasse pas plus de place aux solutions concrètes à mettre en place pour aller vers ce futur désirable, comme ils disent. Sauf à considérer qu’il s’agit juste de changer d’imaginaire, à l’échelle de toute l’humanité. Vaste programme, comme disait l’autre.
DÉCROISSANCES – Regards croisés sur les urgences du temps présent – ouvrage collectif – Le passager clandestin.
Je ne serai plus ici pour constater qui aura eu raison dans ses prédicitions, mais tout ceci n’est pas de bon augure. Ceci me fait aussi penser au film « Soylent Green » de 1973 avec Charlton Heston et Edward G. Robinson.
Il y a de quoi s’inquiéter pour nos enfants et petits-enfants. Le genre humain passe son temps à creuser sa tombe…