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NOTES DE LECTURE (58)

GILLES PERRAULT – NOTRE AMI LE ROI – Gallimard.

Les lecteurs fidèles de ce blog savent tout l’intérêt que l’on porte à Gilles Perrault, écrivain admirable, essayiste rigoureux et conscience sociale. On avait lu et aimé son Pull-over rouge (sur l’affaire Ranucci) et son Homme à part (sur l’affaire Curiel) mais on n’avait pas encore eu l’occasion de lire Notre ami le roi, dont on s’était laissé dire beaucoup de bien).

Soit le Maroc depuis la fin du protectorat et l’indépendance accordée sous Mohammed V jusqu’au début des années 1990, quelques années avant le règne de Mohammed VI (M6 pour les intimes). Bref, on a tout le spectre du Maroc sous Hassan II et son régime policier où règnent les militaires, ces mercenaires qui ont servi la France durant la seconde guerre mondiale et en Indochine et se sont mis au service du roi, en tortionnaires en chef et ourdisseurs de complot. Ce seront Oufkir puis Dlimi. À eux l’ordre par la répression ; aux anciens partis s’étant battus pour l’indépendance comme vitrines démocratiques et à lui, le roi, le pouvoir, incarnant le pays en ambassadeur à l’international se livrant à ses petits et grands plaisirs royaux. Notre ami le roi, c’est un souverain autocrate et d’une rare hypocrisie que les journalistes les plus éminents viennent ponctuellement interviewer pour un tour d’horizon de l’actualité du Proche et du Moyen-Orient. On pense à un Jean Daniel, souvent cité, mais d’autres moins connus se sont rompus à l’exercice avec une déférence rare.

Perrault nous convie dans les premières pages à un précis d’histoire marocaine. Le Maroc est le seul pays du Maghreb à avoir échappé aux invasions turques et le caractère alaouite de son Islam est profondément original, avec un roi « commandeur des croyants ». Perrault parle déjà du Makhzen (littéralement le magasin), ou l’état profond marocain, qui s’oppose au peuple des montagnes et aux paysans. Ce sont eux qui ont mené la guerre du Rif en 1958 et combattu les colonisateurs.

Hassan II arrive au pouvoir en 1961 alors que la guerre d’Algérie se termine. La France ne voulait pas lâcher l’Algérie, son pétrole et son gaz, mais elle laisse filer le Maroc après avoir négocié des accords sur les phosphates entre le palais et les industriels français. Le Maroc est libre.

C’est d’abord l’affaire Ben Barka, le seul véritable opposant retrouvé mort après un séjour parisien où il devait rencontrer De Gaulle. Puis ce sont les émeutes de Casablanca la même année, réprimées dans le sang. Hassan et ses troupes ne souffrent aucune contestation, sous peine de prison, de torture.

En 1970, c’est la tuerie de Skhirat où des militaires attaquent l’une des propriétés du roi à l’occasion de son anniversaire. Le coup n’est pas passé loin mais Hassan sévit, lui qui ne connaît pas la mansuétude. On soupçonne Oufkir d’avoir été mouillé dans l’affaire, mais lui dit sérieusement que, s’il l’avait été, le putsch aurait réussi. C’est ensuite, en 1972, l’avion royal qui est attaqué en plein ciel par des avions de chasse. Cette fois, Oufkir est le cerveau et il va se suicider après ce ratage qu’il assume. Sa famille restera quinze ans emprisonnée dans des conditions inhumaines.

Des prisons justement, que Perrault nous fait visiter, Kenitra ou le bagne de Tazmamart où les prisonniers meurent d’inanition dans un tombeau à ciel ouvert. Perrault passe ensuite à la marche verte et à la conquête du Sahara espagnol, à la répression des Sahraouis et des jeunes gauchistes ayant fait leurs classes dans les université françaises. Des années de prison pour une poignée de tracts.

Le roi agit à sa guise, graciant certains et en condamnant d’autres sans la moindre logique et en tout arbitraire. La logique, c’est lui et rien d’autre. Aussi séducteur avec ses interlocuteurs occidentaux qu’impitoyable avec son peuple, Hassan II est un roi shakespearien qui n’aura fait, toute sa vie durant, que jouer avec les siens, les promouvant un jour avant de les écarter le lendemain, selon son bon plaisir. Auditionné par Amnesty International, il parlera de ses bagnes et de ses prisonniers politiques comme de « son jardin secret ». Il n’y poussait guère que des cadavres. On sort de cette lecture profondément écœuré par un homme qui aura fait vivre à son peuple une véritable tragédie, ayant toujours su faire bonne figure aux yeux du monde. « Quand viendra-t-il, le temps du Maroc ? », interroge l’auteur à la fin de son livre. Euh, pas tout de suite…

NIKOS KAZANTZAKI – LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST – Presses Pocket / Plon.

Kazantaki, le cinquième évangéliste, le meilleur. Photo Wikipedia.

On connaissait le film éponyme de Scorcese qui avait fait un tollé chez les ultra-cathos proches de l’extrême-droite, mais on n’avait jamais lu le livre. C’est en plongeant dans L’été grec de Lacarrière, qu’on est tombés sur quelques noms d’une littérature grecque assez peu connue par ici. Kazantzaki était souvent cité, un nom difficilement prononçable et des thèmes souvent tournés vers le sacré et le religieux. Pas vraiment sexy a priori, mais pourquoi pas ?

Le titre de l’édition originale était tout simplement La dernière tentation, le « du Christ » ayant été ajouté avec le film. L’auteur n’a pas de chance avec les titres, puisque son Alexis Zorba n’a connu le succès international qu’après l’adaptation cinématographique de son compatriote Cacoyannis sous le titre de Zorba le Grec. Zorbec le gras, aurait dit Pierre Dac, pas Grec le moins du monde, lui.

Un phénomène que ce Kazantzaki, écrivain (une œuvre colossale), dramaturge (des dizaines de pièces) et philosophe, spécialiste de Nietzsche et de Bergson, entre autres. Bref, un auteur complet et prolifique avec une œuvre d’une richesse rare.

Ce roman a paru en 1954 et l’auteur est mort trois ans plus tard. Le livre, publié en France en 1959, a été mis à l’index par la papauté et on doit bien avouer qu’on se demande pourquoi. Il s’agit en fait de l’Évangile selon Saint-Mathieu revisité, avec quelques variantes, mais fidèle aux Saintes écritures dans les grandes lignes. Apocryphe ? Même pas, ou à peine.

Jésus travaille comme menuisier à fabriquer des croix pour les crucifixions. C’est un être torturé qui ne sait quelle voie suivre. Il est amoureux de Marie-Madeleine, la prostituée de Magdana et ne sait pas choisir entre une vie normale avec mariage, enfants et un certain confort d’un côté ; et des signes d’une divinité qui l’appellent à un destin prodigieux. Ce que Nietzsche appellerait une destinée de surhomme : prêcher la bonne parole, réunir des gens autour de lui, mourir sur la croix et ressusciter pour appeler à la vie éternelle dans la foi et l’espérance. Bref, se faire petit et passer à côté de son destin, ou l’assumer et devenir le jouet de forces qui le dépassent, à commencer par le père éternel, qui l’appelle et le guide.

Jésus a un frère, Jacques, mais les textes saints nous disent que les supposés frères n’étaient en fait que des cousins lointains, dans la tradition juive. On voit souvent le personnage de Barabbas, bandit de grand chemin qui nourrit une haine envers Jésus et Marie-Madeleine est omniprésente en putain revendiquée secrètement amoureuse de Jésus. Autre petite différence, le personnage de Mathieu, l’évangéliste, qui est ici comme un scribe consignant l’épopée, comme les bardes dans les romans de chevalerie. Et puis il y a Lazare, serviteur zélé après avoir été ressuscité.

Mais l’auteur livre la clé de son livre dès la préface : le combat entre la chair et l’esprit. Le réel et l’idéal. Ainsi, dans les derniers chapitres imagine-t-il une vie, ou une mort, parallèle, rêvée. Jésus n’est plus crucifié et n’a plus besoin de mourir. Il s’appelle désormais Lazare. Marie-Madeleine a été tuée par Saül, qui deviendra Paul. Jésus retrouve Marie et Marthe et ils élèvent leurs enfants tout en reprenant son métier de charpentier fabricant de berceaux, plus de croix. Les joies terrestres de l’amour et du foyer contre les promesses d’éternité et d’ailleurs, le monde de l’esprit. C’est en cela que l’évangile selon Kazantzaki est scandaleux et choquant pour le Vatican.

Mais Paul De Tarse revient lui faire reproche de son incapacité à jouer le rôle divin qui lui a été assigné. C’est en fait Pilate qui aurait été crucifié et Paul qui se sent investi de la mission abandonnée par Jésus, au nom de ce quelque chose de plus grand que l’homme qu’on appelle le sacré, l’absolu.

Le dernier chapitre est encore le plus curieux, avec les apôtres devenus vieillards qui viennent reprocher à Jésus de les avoir fait rêver, et de les avoir trahis. Judas lui reproche sa traîtrise, un comble. Seul Thomas le sceptique ne lui en veut pas.

Ultime rebondissement, Jésus mourra bien sur la croix et sa tentation n’était qu’un rêve. « Tout est accompli ». Un livre fort et obsédant comme on n’en lit pas tous les jours. L ‘écrivain au patronyme quasi imprononçable est un grand conteur, un démiurge et pas loin d’être un génie. L ‘évangile selon Saint-Nikos, soit le cinquième. Le meilleur !

PATTI SMITH – JUST KIDS – Denoël / Folio

Depuis le temps, on connaît bien la dame, aussi irritante qu’émouvante. La fan absolue de Rimbaud qui rêve d’Éthiopie et de Charleville – Mézières, l’amie des grands esprits du Chelsea Hotel, William Burroughs en tête et bien sûr la rockeuse et la poétesse. On avait déjà eu l’occasion de lire d’elle Mister Train, en gardant un souvenir mitigé. C’est ici de sa relation avec Robert Mapplethorpe qu’il est question, une amitié amoureuse qui plonge ses racines dans leurs adolescences communes.

Il s’agit en fait d’un tombeau pour Mapplethorpe, mort du sida en 1989, mais c’est aussi une autobiographie de la poétesse qui va de ses jeunes années à Chicago et dans le New Jersey jusqu’à la première partie de sa carrière de rockeuse à succès. On passe donc de Brooklyn où elle fait la connaissance de Mappelthorpe, qui restera comme son frère (incestueux) au Chelsea Hotel puis au Max’s Kansas City et au CBGB ; et à son ascension en tant que chanteuse et poétesse.

L’occasion de tirer des portraits de ses amis et de ses amants : Sam Sheppard, Jim Carrol, Tom Verlaine, Lenny Kaye, William Burroughs, Alan Lanier et enfin Fred « Sonic » Smith (ex MC5) qu’elle épousera et avec qui elle aura d’autres enfants que le premier, abandonné à une nourrice à la fin de son adolescence.

Disons que tout cela se lit bien, mais on est un peu assommés par le côté « artistes prédestinés » de Smith et Mapplethorpe, comme s’ils appartenaient tous deux à un monde à part avec la certitude d’être marqués du sceau du génie. C’est un peu irritant et gageons que sans les nombreux contacts du Chelsea Hotel qu’ils ont su faire fructifier, les deux auraient peut-être eu à assumer la vie du commun des mortels. Beaucoup de culot au service d’un talent certain, mais pas de génies.

On se pose parfois la question de savoir si ce livre aurait autant d’intérêt s’il avait été écrit par quelqu’un d’autre qu’une célébrité comme Patti Smith. Question évidemment absurde, puisque son vécu est irremplaçable et qu’il donne beaucoup de prix à ce roman.

On prend quand même beaucoup de plaisir à pénétrer dans ce monde interlope de l’underground new-yorkais dont la capitale est la Factory Warhol, avec ses artistes autoproclamés, ses camés lunaires et ses travestis. Et puis, il y a ces pages émouvantes sur la mort de Mapplethorpe qui succède à celles de nombreux amis dans un milieu artistique que n’a pas épargné le sida.

Comme on le disait dès l’entame, c’est touchant et énervant à la fois ; touchant par les qualités humaines et le sensibilité de Patti Smith, énervant de la part de quelqu’un qui vous met sa vie et son œuvre dans la figure, comme si elle était d’une nature exceptionnelle, sûre de son destin d’artiste et d’élue. On n’est pas obligés de prendre ses poèmes malgré ses quelques fulgurances, et les œuvres artistiques qu’elle a fait toute sa vie comme l’expression du génie, loin s’en faut. Patti Smith n’est pas Dylan. Et puis il y a ces fixations sur Rimbaud et sur l’Éthiopie qui sont un peu agaçantes à la longue.

Mais ce livre est aussi un révélateur très politique de ces années 1967 – 1968 jusqu’au mitan des années 1970 aux États-Unis et c’est là où réside peut-être son principal intérêt. Jamais la dame ne s’enferme dans sa tour d’ivoire et elle sait communier avec les bruits du monde. C’est en cela qu’elle fait pencher la balance du bon côté et qu’elle échappe aux accusations de narcissisme ou d’égotisme.

Car Patti Smith est avant tout une belle personne, l’une de celles qui, vers le milieu des années 1970, a réenchanté le rock avec une conscience de classe et un humanisme toujours là. Smith, un nom très commun pour une aventure artistique exceptionnelle. Allez, gloire à elle (in excelsis déo).

JACQUES GAILLOT – COUP DE GUEULE CONTRE L’EXCLUSION – Ramsay

Lu par curiosité ce petit livre de notre curé favori, Monseigneur Gaillot dont on a déjà parlé ici sur le mode obituaire C’est un pamphlet contre les lois Pasqua de 1993, lors de la deuxième cohabitation avec Balladur en tête de gondole

Des lois qui rappellent étrangement les lois immigration actuelles made in Darmanin, et Gaillot reprend la même argumentation que les opposants du jour. Non, ces lois n’arrêteront aucunement une immigration rendue nécessaire par les conflits et la misère . L’immigration est une richesse. Des lois qui n’ont d’autre but que de stigmatiser l’étranger, de lui rendre la vie impossible et de rassurer les bons Français de souche qui rejettent sur des boucs émissaires les difficiles conditions de vie que leur vaut le système capitaliste et le malaise dans la société, comme aurait dit Freud.

Avec des accents de pamphlétaire, un style alerte et beaucoup d’humour un rien désespéré, Gaillot démonte les arguments les uns après les autres et il en appelle à accueillir l’étranger dans une fraternité humaine à l’opposé du cynisme de toutes ces lois qui ne visent qu’à engranger quelques bénéfices électoraux sur le dos des plus pauvres.

Ce n’est pas seulement un cri du cœur, et Gaillot s’appuie sur des éléments chiffrés et des données vérifiables, puisées dans la presse , dans des documents et des rapports d’enquête. Un vrai travail de sociologue, autant que de moraliste. Il exagère peut-être un peu le rôle de l’Église dans ces mobilisations anti-Pasqua, mais, après tout, c’est à Saint-Bernard que des Sans Papiers avaient trouvé refuge, avant l’intervention des play-mobiles d’un certain Jean-Louis Debré, alors ministre de l’intérieur.

Gaillot restitue bien l’histoire politique de cette stigmatisation anti-immigrés, depuis Giscard d’Estaing et son million pour les bons immigrés décidés à retourner au pays. Il mouille aussi la gauche socialiste et Fabius, notamment cette parole scandaleuse qui veut que Le Pen apporterait de mauvaises réponses à de bonnes questions. Déjà une justification des saloperies à venir.

Un coup de gueule salutaire et un hommage à cette génération d’immigrés qui, contrairement à leurs parents obligés de se fondre dans l’anonymat, revendiquent leur place dans la société en vertu de leurs qualités de femmes et d’hommes désireux de se voir considérés comme des citoyens à part entière.

Un paragraphe éclairant sur le télescopage avec l’actualité : « Le 13 août 1993, le Conseil constitutionnel censura de nombreux articles de la loi Pasqua votée au printemps par l’Assemblée nationale. Il fallut donc une réforme de la Constitution pour que la loi nouvelle version – mais finalement à peine modifiée – puisse de nouveau être présentée devant les parlementaires et adoptée ».

Prémonitoire ? En attendant, la lutte continue, et merci Monseigneur !

27 janvier 2024

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