L’inconnue au livre, au bord de la Seine. Photo Jacques Vincent (pas besoin de son aimable autorisation, c’est un ami).
JERÔME FERRARI – LE SERMENT SUR LA CHUTE DE ROME – Actes Sud.
Un roman sorti chez Actes Sud en 2012 et qui a décroché le Goncourt la même année. Cela valait-il un Goncourt ? Et, question subsidiaire, que vaut vraiment un Goncourt tant le prix consacre aussi bien des romans médiocres que des chefs-d’œuvre, parfois (rarement). En tout cas, c’est l’assurance pour le lauréat de figurer en tête des ventes et de pouvoir vivre quelques années de sa plume. C’est déjà ça.
On a ici un mélange de roman familial et d’essai sur Saint-Augustin, ce père de l’Église auteur du célèbre Sermon sur la chute de Rome, cette Rome impériale dévastée par les invasions barbares au V° siècle.
Les premières pages sont consacrées à une vieille photo de 1918 qui met en scène les grands-parents du personnage principal, Marcel et Jeanne-Marie ainsi que son père Jacques qui vient de naître. Matthieu est donc leur petit-fils qui entame des études universitaires à Paris, venu de sa Corse natale, avec son camarade Libero. Des études que tous deux délaissent pour reprendre un bar en décrépitude dans leur village corse.
On suit l’évolution du bar, de sa clientèle et de ses serveuses en même temps qu’on est amenés à s’intéresser à la trajectoire du père, soldat perdu de la seconde guerre mondiale, en plus de la sœur partie faire des fouilles archéologiques dans l’Algérie en pleine guerre civile et bien sûr Saint-Augustin lui-même mettant en parallèle la chute d’une civilisation avec l’immortalité de l’homme, pour le peu qu’il se fasse chrétien.
On a donc un enchevêtrement de récits, du trivial à l’historique, et Ferrari entremêle trois histoires en mettant l’accent sur la fin, la chute et la mort. Le père ballotté par la guerre qui devient un fonctionnaire de l’Afrique Équatoriale Française et qui voit son épouse mourir et les indépendances arriver ; les prêches de Saint-Augustin quand Rome est en feu et que les manteaux des barbares baignent dans le sang des vierges ; ce bistrot qui ressemblait à un petit paradis et qui, à la suite d’histoires de fesses et d’indélicatesses de tiroir-caisse, est devenu un véritable enfer. Les serveuses finiront dans des bars à putes et Libero sera incarcéré pour le meurtre d’un client. Quant à Matthieu, on le laisse au bord du suicide, ayant perdu pied, désespérant du monde et de l’humanité et toujours en congruence avec le sermon de Saint-Augustin qui clôt l’ouvrage.
L’écriture est ciselée et on pense aux grands prosateurs que sont Michon ou Bergougnoux, mais on est un peu perplexes sur l’articulation entre les différents thèmes, n’était leur commune obsession du déclin et de la chute. À lire la biographie de Ferrari en quatrième de couverture, on apprend que l’auteur a enseigné la philosophie en Corse puis en Algérie et qu’il est un spécialiste de Saint-Augustin (sur lequel il a fait sa thèse) et de Leibniz. On comprend que le personnage de Matthieu est très proche de lui, sauf qu’il aura été sauvé par la grâce de l’écriture. Un petit miracle, qui doit peut-être beaucoup à Saint-Augustin, son idole.
Ferrari Jérôme, à ne pas confondre avec l’humoriste Jérémy Ferrari. Mais pas grand risque de les confondre.
SAUL BELLOW – L’HIVER DU DOYEN – Flammarion.
Le genre de roman dont on se dit tout de suite qu’on ne va pas le finir. Ça commence mal, avec des situations sur lesquelles on s’attarde et des digressions philosophiques en parallèle. Rien de passionnant de prime abord, et puis on s’accroche et on va au bout. Et on se dit qu’on a bien fait de s’accrocher car cela en valait le coup.
Le roman est paru en 1982 et se passe pour une part dans la Roumanie de Ceausescu et à Chicago pour une autre. Le doyen, un professeur de littérature à l’université – Robert Corde – a accompagné sa femme à Bucarest où est en train d’expirer sa belle-mère. Elle finit par rendre l’âme et Corde et son épouse ont été obligés de faire jouer leurs relations pour de rares visites et pour un enterrement décent.
La défunte était une ancienne ministre de la santé tombée en disgrâce. Sa fille est une astrophysicienne renommé passée à l’ouest et qui rêve d’aller faire des observations au Mont-Palomar. Les autres personnages des chapitres roumains sont des domestiques souvent soupçonnés d’espionner le couple pour renseigner la police politique. Corde a peur de sortir, pressentant des ennuis, et il passe ses journées au domicile de la défunte et se remémorant les derniers événements vécus à Chicago, sa ville natale et la ville qui abrite le couple. La seule chose qui le distrait à Bucarest sont les visites d’un ami de jeunesse devenu un journaliste politique en vue qui profitait d’une tournée dans les pays de l’Est pour s’entretenir avec lui et se remémorer le passé.
Et il y a Chicago, la ville monstre que les plaisirs débridés ont transformé en enfer moderne. Corde, en plus d’être un brillant universitaire, écrit des articles pour le Chicago Tribune (Chicago Herald dans le livre). Des pamphlets qui critiquent la ville et ses pouvoirs publics, ses institutions, l’état de ses prisons et de ses hôpitaux. Il parle dans ses articles d’un gardien de prison qui témoigne des horreurs de l’univers carcéral, de même qu’il relaye la parole d’un Noir ex-toxicomane criminel qui a ouvert un centre de désintoxication. De plus, il est mêlé à un procès qui a vu l’un de ses étudiants défenestré par un couple de noirs ; un procès où son neveu fait tout ce qu’il peut pour trouver des circonstances atténuantes au couple et peser sur son jugement.
On le voit, on a plusieurs récits dans cette histoire dense et touffue, mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est dans l’opposition des deux mondes, l’enfer urbain de Chicago et la grisaille sinistre de Bucarest. Deux mondes entre lesquels Bellow se refuse à choisir, et de longues digressions philosophique dignes parfois d’un Musil (mâtiné de Jung et de Nietzsche) nous incitent à penser qu’il voit partout un même nihilisme, l’américain étant pervers et décadent quand le roumain est autoritaire et liberticide ; avec une activité constante des deux côtés pour cacher la désolation.
Il y a aussi cet article qu’il veut écrire d’après les travaux d’un scientifique dont la théorie est que le plomb a ruiné l’empire romain et que si les individus contemporains se comportent d’une façon aussi stupide et vile ce serait à cause de cet empoisonnement au plomb dommageable à leur entendement.
Un roman qui, sous des dehors ironiques et drôles, est d’une insondable profondeur et une réflexion de moraliste sur le monde, l’humanité, la politique, le savoir, le pouvoir, les relations humaines. On a là un roman philosophique d’un pessimisme terrible.
Bellow avait reçu le prix Nobel en 1976 et on le dit proche d’un Philip Roth. C’est à mon humble avis le sous-estimer. Il n’est pas de cette trempe des Styron ou Irving qui faisaient les choux gras des rubriques littéraires des hebdomadaires français des années 1980. Il est plus que cela. Un grand ami de Delmore Schwartz et une sorte de Norman Mailer qui aurait délaissé la rage pour l’ironie.
L’hiver du doyen prend des airs de fin du monde, de l’individu à l’universel. Bellow est mort à 90 ans, comme quoi le désespoir conserve. Cool Saul !
ÉMILE ZOLA – L ‘ASSOMMOIR – Fasquelle / Le livre de poche.
Il y avait longtemps qu’on n’avait pas parlé de Zola et de ses Rougon-Maquart, soit l’histoire « physiologique » d’une famille sous le Second-Empire, celui de Napoléon III, dit Badinguet. Zola, Balzac, Dumas, on tourne toujours autour du même pot et on n’en finit pas de leurs œuvres inépuisables. Et c’est tant mieux !
Pauvre Gervaise ! Elle se fait plaquer par Lantier dès le premier chapitre, le révolutionnaire la laissant seule avec leurs deux gosses, Étienne et Nana. Puis elle rencontre Coupeau et se marie avec lui, au grand dam de son éternel soupirant Goujet qui l’aime d’un amour pur et sincère. Elle est enceinte de ses œuvres, une petite fille. Le mariage, et le baptême qui suivent, sont une réussite littéraire peu commune, deux récits pleins d’une bouffonnerie et d’un-pittoresque très colorés. On croirait lire du Céline et on a cette description naturaliste d’un quartier de Paris dans ces années 1860, avec ses ouvriers, ses commerçants, ses mauvais garçons, ses gisquettes et ses commérages. Gervaise s’est endettée pour ouvrir une blanchisserie qui marche du tonnerre, avec des employées au caractère bien trempé, fleurs du Paris ouvrier de ces temps, petites chipies effrontées.
On le voyait venir et le titre est assez éloquent. Coupeau tombe d’un échafaudage en faisant risette à sa fille. Il a une jambe cassée mais se repaît dans sa paresse, passant ses journées à boire à L’Assommoir, le mastroquet où il retrouve Lantier qui s’invite dans le ménage devenu ménage à trois. Il ne retravaillera plus, menant une vie de patachon en buvant force alcools à l’amitié retrouvée. Virginie, rivale de Gervaise, surveille ce ménage à trois en espérant que le drame qui couve les recouvre tous, elle qui s’est sentie profondément humiliée par Gervaise avant d’épouser Poisson, le sergent de ville.
Lantier avance sur des pattes de velours, feignant l’amitié profonde avec Coupeau pour regagner l’amour de sa belle. Coupeau continue à picoler de plus belle, en pleurnichant sur la mort de sa mère venue vivre un temps dans leur ménage. Les funérailles de Maman Coupeau sont aussi un morceau d’anthologie et Zola n’a pas son pareil pour traquer la bêtise, la vulgarité et la mesquinerie. Presque au niveau d’un Flaubert, dans un genre différent. Mais l’argent manque, les clientes désertent et les dettes s’accumulent. On sent bien que tout cela va mal finir.
Gervaise revend sa blanchisserie aux Poisson, Lantier reste dans son trou à rat et les époux sont expulsés et doivent prendre un logement plus petit. Virginie Poisson devient la coqueluche du quartier et Gervaise est méprisée. Les rôles sont inversés. Le ménage à trois s’est déplacé vers Lantier, maintenant chez les Poisson, que Coupeau traite de cocu, lui qui en fut un fameux. Puis c’est la communion de Nana en même temps que la crémaillère de la blanchisserie.
Dernier étage avant la misère, dans un taudis où le voisin de palier prend plaisir à martyriser sa fille et où un vieux travailleur sans pension – le père Bru – mange les quignons de pain que Gervaise lui laisse, comme à un chien. Coupeau, lui, grimpe tous les échelons de l’alcoolisme : hébétude, tremblotte, delirium… Il est interné, sevré, retourne chez lui pour boire de plus belle, jusqu’à ce que sa femme finisse par venir le chercher à l’Assommoir et succombe au même travers. Ils partagent la déchéance, et plus rien d’autre.
Gervaise boit aussi et dévale tous les échelons, jusqu’à faire des ménages chez la Virginie qui embrasse Lantier devant elle. L’humiliation est complète et la vengeance assouvie. Mais c’est le personnage de Nana qui prend la lumière, dans la noirceur, et elle sera l’héroïne du prochain roman éponyme. Gourgandine, voluptueuse, semi-prostituée, comme d’ailleurs sa mère qui, poussée par la misère et la faim, finira par vouloir se vendre. Mais c’est son éternel soupirant, Goujet, qui la sauve de la prostitution. C’est du Zola, comme on dit. La misère sans fard, le sordide et la chienne de vie.
Épilogue, Coupeau se meurt à Sainte-Anne, fou à lier, Gervaise occupe l’escalier du père Bru et meurt d’inanition et Lantier a quitté Virginie, ruinée à son tour, pour une autre commerçante, en coucou faisant son nid chez les autres. On apprécie chez Zola, outre ces scènes truculentes de bouffonnerie, la description minutieuse qu’il fait des métiers, la restitution de la langue vertes et cette description du Paris Hausmanien où déjà les pauvres vivent leurs derniers jours en attendant les riches. Le grand remplacement, déjà, mais à l’envers. Un visionnaire.
LOUIS GUILLOUX – LE SANG NOIR – Folio / Gallimard
Louis Guilloux a souvent été considéré comme un écrivain populaire, voire prolétarien, comme on disait à l’époque. Il a été, avec Malraux, Gide, Breton et les surréalistes, de ces écrivains anti-fascistes rassemblés après les émeutes du 6 février 34 et qui ne sont pas pour rien dans l’avènement du Front Populaire. Mais on aurait tort de ne voir chez Guilloux le Breton (de Saint-Brieuc) qu’un animal politique, il est sans conteste un grand écrivain et son Sang noir est considéré comme l’un des grands romans des années 1930, voire du vingtième siècle.
De quoi est-il question ? Une ville de 20000 habitants nous dit-on, qui pourrait ressembler à Saint-Brieuc, en 1917, à l’arrière d’une guerre qui n’en finit pas. On suit quelques personnages ayant tous des fonctions dans le lycée de la ville, notamment Cripure (le surnom vient de la Critique de la raison pure transformé en Cripure de la raison tique), professeur de philosophie un peu loufoque, auteur de quelques ouvrages vite épuisés. Il y a aussi Nabucet, le plus riche de la ville, un notable mondain et autoritaire ami des ganaches qui mène son petit monde à la baguette. Cripure le hait.
Et beaucoup d’autres personnages tous aussi pittoresques les uns que les autres. On les suit dans l’atmosphère étouffante d’une ville moyenne de province, avec ses coteries et ses commérages. Beaucoup de jeunes gens sont partis à la guerre et n’en sont pas revenus, parfois fusillés pour l’exemple car c’est le temps des mutineries et des crosses en l’air. Marchandeau, le proviseur du lycée, passe du patriotisme à la Déroulède à une dépression profonde en apprenant la mort de son fils.
Cripure vit avec Maïa, une ancienne prostituée illettrée et gaillarde, Amédée dont on ne sait s’il est son fils ou son neveu, et leurs 4 chiens. Madame a un amant et elle s’occupe de Cripure avec la dévotion d’une mère, le prenant totalement en charge. Lui est obsédé par l’image du cloporte que lui renvoie son miroir. Il est désespéré à la suite du suicide – noyé en mer après un dépit amoureux – du philosophe sur lequel il avait écrit un livre ; mais surtout par le deuil d’un amour fou qu’il vivait avec Toinette, laquelle lui a préféré un officier allemand. Cripure se hait autant qu’il hait Nabucet, lequel représente tout ce qu’il déteste. Il se meurt d’ennui dans cette ville où des tas d’intrigues dérisoires se nouent, racontées par des personnages hauts en couleur qu’on suit chapitre après chapitre. Il traîne sa carcasse en ville comme un Diogène silencieux et n’a guère d’intérêt pour ses contemporains, cloportes sortis d’un endroit sombre et courant vers la mort. Lui s’abandonne à son désespoir et à sa solitude.
Quelqu’un du lycée a dévissé les ailettes de sa bicyclette, une cérémonie réunit toutes les personnalités de la ville en l’honneur de Madame Faurel, dont les œuvres charitables en direction du front sont saluées et Nabucet provoque Cripure en duel après qu’il l’eût giflé. Voilà en gros toutes les intrigues d’un long roman où on se doute bien que là n’est pas l’essentiel. On suit aussi les malheurs d’une aristocrate nommée De Villeplane et de son amant Kaminsky dans leur château où loge un jeune appelé à partir à la guerre. C’est bien là que se joue l’intérêt d’un récit qui évoque pudiquement les horreurs de la guerre en les mettant en tension avec les frivolités de la vie quotidienne à l’arrière. Le plus terrible est que chacun se regorge de patriotisme avant que la mort d’un des leurs ne vienne leur rappeler leur inconscience, leur inconséquence.
Au final, Cripure finira par se suicider d’un coup de revolver, mais d’autres penseront qu’il a été tué en duel. C’est aussi le talent de Guilloux de laisser vivre ses personnages et de ne pas se poser comme un Dieu qui les observerait en surplomb. Maïa est désespérée et éconduit son amant – le triste Bourcier – et la vie continue. Toute la ville pleure maintenant le philosophe fantasque et misanthrope qui s’est tué après que ses chiens eussent dévoré ses manuscrits.
« Ce livre tendu et déchirant qui mêle à des fantoches misérables des créatures d’exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir et de l’espoir » (Camus). Pas mieux. On pense aussi à La nausée de Sartre, mais avec un humour et une verve que Guilloux a en propre. Quand on pense qu’on aurait pu mourir sans avoir lu un tel roman . Plus qu’une faute, un crime contre la littérature. On en lira d’autres !
27 février 2024
Merci Didier pour ces introductions à des ouvrages que je ne connaissais pas.