J’en avais déjà publié ici l’introduction. Le livre est sorti fin mars, avec une couverture constituée d’un patchwork de couvertures de livres entre lesquelles serpente un lézard ; le fameux lizard de Jim Morrison et des Doors. 375 pages au total avec une bibliographie conséquente en fin de volume, le tout en 18 chapitres plus un épilogue. Un ouvrage qui s’est efforcé de tisser des liens, de jeter des passerelles et de chercher des filiations entre deux univers pas si éloignés : le rock et la littérature ou la guitare et la plume.
Après une courte introduction à haute teneur autobiographique, pour dire comment j’étais entré dans le monde des livres par le rock, les deux premiers chapitres sont consacrés aux écrivains rockers. Dylan bien sûr (et prix Nobel), Leonard Cohen, Patti Smith mais aussi Ray Davies, Pete Townshend et Jim Morrison dont les fulgurances poétiques ont transcendé le genre.
D’autres écrivains rockers moins connus font l’objet d’un chapitre. Ils sont plus récents et plus méconnus, du génial Mick Farren, journaliste au NME et auteur prolifique, au dandy Elliot Murphy, au ténébreux Nick Cave et au Punk Richard Hell. Tous se sont inspirés de la Génération perdue ou de la Beat Generation pour donner au rock ses plus beaux textes.
On passe ensuite aux écrits saints et à leur influence sur des gens comme Dylan, le Band, Cohen plus toujours Patti Smith et les deux Morrison (Van et Jim). Les évangiles, l’apocalypse, le cantique des cantiques et les actes des apôtres ont été pour eux une source miraculeuse d’inspiration. Dylan, surtout, s’est beaucoup amusé à jouer avec les saintes figures de la Bible et des évangiles, les mettant en scène dans une longue histoire de l’Amérique qui va jusqu’à nos jours .
Les poètes romantiques anglais, de William Blake à Oscar Wilde, ont influencé des groupes comme Procol Harum, King Crimson et tout ce courant qu’on a pu qualifier de Progressive rock. Keith Reid, parolier de Procol, s’est beaucoup inspiré de Coleridge quand Pete Sinfield, avec King Crimson, a fait honneur à Walter Scott. On pourrait citer aussi Shelley, Byron, Keats… Tout le groupe des Lakers, ces poètes qui se réunissaient sur les bords du Lake District, pour taquiner la muse, plutôt que le goujon.
Les quelques précurseurs du surréalisme tel que défini par Breton – Swift, Sade, Lewis Carroll, Edgar Poe, Lautréamont, Alfred Jarry – auront aussi su toucher, par leur folie et leur génie, les rockers les plus intrépides. Randy Newman avec Swift, le Velvet Underground avec Sade, le Jefferson Airplane et tout le courant psychédélique avec Lewis Carroll, Jim Morrison encore lui avec Lautréamont et Soft Machine avec Jarry, sans oublier Pere Ubu de Cleveland qui a su faire revivre l’ermite de Courbevoie. Les Beatles ont cité Edgar Poe dans « I Am The Walrus », et l’univers du poète maudit de Baltimore ne leur était pas étranger.
Les romantiques français ont été à la base des vocations de Big Jim Morrison ou de Patti Smith dont l’admiration pour Rimbaud tient de l’adulation quasi religieuse. Tom Verlaine, de Television, n’a pas choisi son pseudonyme par hasard et le A Certain General de Parker Delany a pris comme raison sociale un vers du poète maudit. On parle aussi de Baudelaire, cet amoureux de la beauté à qui Lou Reed ou Mick Jagger doivent tant, sans parler de nos Frenchies Christophe ou Gainsbourg. Tous les écrivains « fin de siècle » sont passés en revue, pour leur contribution pas si modeste à la morbidezza romantique jamais absente du langage rock.
Cela pourra sembler déplacé, mais le roman russe occupe un chapitre important. N’oublions pas que Morrison, encore lui, était obsédé par la figure du mal décrite par Dostoïevski, que Jagger a écrit « Sympathy For The Devil » d’après Le maître et Marguerite de Boulgakov et que les chansons des Kinks et de Ray Davies doivent beaucoup au personnage du Oblomov, de Gontcharov, dans l’aboulie et la prostration.
Dada et les surréalistes auront joué un rôle éminent dans les textes de nombreux poètes du rock, notamment les groupes psychédéliques américains des années hippies. Robert Hunter avec le Grateful Dead, Arthur Lee avec Love ou Joe Mac Donald avec Country Joe & The Fish, entre autres, ont su mettre de l’onirique, du beau et de l’absurde dans leur univers. Proches de Dada, on peut se référer à Frank Zappa et ses Mothers Of Invention ou à Captain Beefheart et son Magic Band, sans parler de groupes Kraut-rock comme Faust ou Neu. Les figures tutélaires de ces courants littéraires auront abreuvé un rock audacieux et novateur qu’on peut retrouver chez Pink Floyd, Soft Machine et dans le psychédélisme anglais de Cream.
La génération perdue est celle des écrivains majeurs des États-Unis entre la crise de 1929 et la seconde guerre mondiale. Beaucoup ont quitté le cauchemar climatisé pour trouver refuge en Europe, ce fut le cas de Fitzgerald, de Hemingway, de Dos Passos, de Ezra Pound ou de Henry Miller. Elliot Murphy avec Fitzgerald ou Bruce Springsteen avec Steinbeck, l’identification a souvent été fructueuse avec des ballades entre rock et folk. Miller et son hédonisme libertaire a beaucoup influencé le mouvement hippie et ses courants musicaux.
Pas tant que les poètes de la Beat Generation qui auront été les véritables sources d’inspiration pour le Folk et le Protest-song d’un Dylan et de tous ses épigones. Dylan qui citait Kerouac et Woody Guthrie parmi ses plus grandes influences. On peut citer aussi les Fugs et leur rock poétique urbain ou le Velvet Underground, sans négliger le fait que Ferlinghetti tenait sa librairie City Lights Book au cœur de Haight Ashbury, le quartier hippie de San Francisco. Quant à Ginsberg, il aura été de tous les rassemblements et festivals pop en véritable rock star.
Des Angry young men anglais, de John Sillitoe ou Harold Pinter, on peut voir une filiation dans bien des groupes du Swinging London. Des voyous dynamiteurs de hit-parades qui prenaient modèle sur leurs grands frères écrivains ou dramaturges de l’Angleterre d’après-guerre, de la misère et de la reconstruction, avec une conscience sociale aiguisée. On pourrait parler des Animals, de Them, des Kinks, des Who ou des Small Faces. Des cinéastes aussi, du Free Cinema dont le chef de file Richard Lester a fait tourner les Beatles.
Quelques théoriciens de l’acide – Tim Leary, Ken Kesey ou Emmett Grogan – nous permettent d’évoquer les grandes figures de l’ère hippie et le San Francisco de ces années-là où de jeunes turcs inventaient un nouveau monde avec quelques pilules oranges.
Autre chose que ces poètes de la rue qu’étaient Hubert Selby, Delmore Schwartz, Charles Bukowski ou Norman Mailer. Ceux-là ont été les mentors des chantres de la déprime comme le Velvet Underground ou des rebelles absolus qu’auront été le MC5 ou les Stooges, sans préjudice de tous ces groupes anglais de Ladbroke Grave, des Deviants de Mick Farren aux Pink Fairies.
Les derniers chapitres sont consacrés à la littérature de genre (Fantastique, Science-fiction) et à la bande dessinée. Lovecraft, Tolkien pour le fantastique et les grands auteurs de la Speculative Fiction dont le maître incontesté reste Philip K. Dick. Ils ont influencé des groupes aussi divers que le Blue Öyster Cult, Hawkwind côté SF, ou des tas de groupes de Hard-rock pour le fantastique, Led Zeppelin ou Black Sabbath en premier lieu. Pour la bande dessinée, on a l’embarras du choix entre nos français (Gotlib, Druillet, Margerin), les Néerlandais (Ever Meulen, Joos Swarte) et les Américains (Crumb, Shelton ou S. Clay Wilson).
L’écriture Gonzo et ses représentants, les Tom Wolf, Hunter S. Thompson ou Robert Greenfield, a bouleversé les canons de la presse rock et a aussi influencé la vague punk et des personnages comme Kim Fowley ou Iggy Pop, en princes de l’outrage.
On termine avec le polar anglais des David Peace, des Ian Rankin ou des Jake Arnott qui ont pu inspirer Elvis Costello ou Morrissey et ses Smith. Et Bret Easton Ellis dans tout ça ? Pas de nos auteurs favoris mais ses romans sont truffés de titres de groupes pop des années 1980.
Les années où tout cela se termine, car l’inspiration se tarit et les poètes du rock sont une espèce en voie de disparition, même si on peut encore en cherchant bien trouver des traces de poésie et de littérature dans certaines œuvres, trop rares.
Voilà, c’est en vente dans toutes les bonnes pharmacies pour la pas si modique somme de 30 Eugros et, comme disait le Choron pour une campagne de publicité pour Hara Kiri, « si vous ne pouvez pas l’acheter, volez-le ! ».
En guise d’épilogue, John Sinclair, poète saxophoniste de Detroit (Michigan) un temps leader des White Panthers et manager du MC5 est décédé début avril. Chroniqueur de jazz à Downbeat et dans son journal Fifth escape, il avait écrit une biographie de Thelonious Monk et vivait depuis longtemps à Amsterdam pour échapper aux foudres d’une justice américaine revancharde contre les activistes de son acabit. John Lennon lui consacre une chanson (« John Sinclair ») sur son album Sometimes in New York City (1972), c’était bien le moins. Il écrivait ses poèmes en jouant du saxophone, à moins que ce ne soit l’inverse. Good bye John, avec toute mon admiration. Mets bien le bordel là-haut !
30 mars 2024
Merci Didier pour ce travail encyclopédique remarquable qui démontre une double connaissance spectaculaire – celle de la musique internationale, et celle de la litérature internationale – que tu réconcilies avec aisance, et qui remet les pendules à l’heure. Ceux qui pensent tout savoir seront surpris des découvertes qu’ils y feront, et ceux qui découvrent encore ces riches cultures seront heureux de faire ce parcours avec toi. Toutes mes félicitaions et tous mes vœux de succès bien mérité.