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NOTES DE LECTURE 60

Nathalie, charmante jeune femme capturée par notre chasseur de liseuses, Jacques Vincent.

NORMAN MAILER – LES NUS ET LES MORTS – Albin Michel / Le livre de poche

On a déjà parlé ici de Norman Mailer, écrivain prodige new-yorkais, une diva mégalomane et irritante qui fut le héros turbulent de la nouvelle gauche américaine, mais un putain d’écrivain. On en a déjà parlé à propos d’autres ouvrages, mais celui-ci est son premier. Peut-être son meilleur avec le dernier, Le chant du bourreau.

Un long récit de guerre (730 pages bien tassées) sur une patrouille de bidasses yankees soumis aux ordres stupides et contradictoires de ganaches cyniques et cruelles. En jeu, la conquête d’une petite île (Anopopéi) au large du Japon.

André Maurois, qu’on connaît plus familier d’un Alexandre Dumas, écrit dans sa préface : « voici un livre dur, déplaisant, irritant, mais inoubliable ». Il est aussi difficile à lire et l’auteur se plaît à décrire des paysages de l’île japonaise où se déroule l’action, même si ces descriptions sont parfois admirables.

De quoi est-il question ? Une patrouille d’une douzaine d’hommes donc, littéralement happés par la jungle, essayant de gagner des positions sur les troupes japonaises invisibles dans la fatigue, la puanteur, la peur et la crasse. 12 salopards, tel aurait pu être le titre, et le génie de Mailer consiste à résumer la vie de chacun des protagonistes dans le civil : parents, école, premiers boulots, premières amours, apprentissage de la vie jusqu’à leur incorporation.

Ils s’appellent Stanley, Pollack, Rige, Goldstein, Croft, Martinez, Roth, Red Valsen, Wyman, Hennessey, Wilson, Brown, Minetti… Tous copains, tous Américains. Il est toujours question d’une bataille antérieure à Motome où plusieurs d’entre eux se sont déjà illustrés, mais on n’en sait pas plus.

Le sergent s’appelle Croft, une brute sadique, et les gradés ont pour noms Cummings, général cynique et pervers, Danelson, commandant calculateur et tordu et Hearn, lieutenant humaniste et fraternel qui croit en la démocratie. Il est d’abord l’ordonnance de Cummings quand que celui-ci envoie dans une mission suicide pour s’en débarrasser, presque par caprice après ce qu’il a ressenti comme une humiliation. Les longues conversations entre les deux hommes, opposés en tout, sont des morceaux de bravoure philosophiques et politiques. Celui qui croit en l’homme, celui qui ne croit qu’en lui, à sa carrière et à son avancement.

Les morts, ce sont Hennessey qui meurt d’entrée, puis Wilson victime d’un tir ennemi et de dysenterie, Roth, tombé dans un ravin… Les autres auront laissé beaucoup de leurs espoirs et de leurs rêves, plongés dans une guerre absurde où des stratèges auto-proclamés les envoient au casse-pipe sans vergogne. Le talent de Mailer est aussi de nous placer dans les têtes de ces gars avec un Goldstein victime de l’antisémitisme de ses camarades quand Martinez subit les mêmes brimades en tant que tex-mex. C’est en fait un microcosme de l’Amérique que Mailer nous présente, même s’il manque les Noirs-américains absents – volontairement ? – de ce périple meurtrier.

Mailer a été dans le Pacifique, en tant que cuistot, et les lettres envoyées du front à sa femme ont constitué les repères chronologiques de cette équipée sous les tropiques. Il était, lui, en Indonésie et s’est porté volontaire pour le front. Pas un planqué, le bougre et, lorsqu’il parlait du Vietnam, ce n’était pas qu’en simple commentateur gauchisant.

On a parlé au sujet du roman d’un Guerre et paix de la seconde guerre mondiale, et on n’a même pas envie d’ajouter « toutes proportions gardées » tant ce récit dégoûte au plus haut point de la guerre présentée ici de façon nue et abjecte ; sans le moindre romantisme guerrier et sans la moindre histoire d’amitié virile qui font souvent le succès de tous ces films, de tous ces livres sur le sujet. Rien de tout cela ici : la merde, la boue, la sueur et cette immense fatigue qui recouvre tout.

Mailer en Tolstoï américain ? Disons plutôt en Dostoïevski tant il sonde lui aussi les profondeurs de l’âme sans complaisance et sans apprêt. Il est, avec Hubert Selby et William Burroughs, l’un des plus grands écrivains de ces États-Unis de la seconde moitié du 20° siècle. Rien moins.

Un génie, une vraie star.

JUAN JOSÉ SAER – L’ENQUÊTE – Points / Seuil.

On sait peu que l’Argentine a toujours abrité une nombreuse colonie syrienne. Un Carlos Menem pour le pire et, pour le meilleur, l’écrivain Juan José Saer dont il est ici question.

On sait relativement peu de choses de lui et Wikipedia ne nous en dit pas beaucoup plus, à part le fait d’être Syrien d’origine. Après quelques romans de jeunesse, il s’est établi en France, à Paris, en 1968 et a enseigné la littérature à l’université de Rennes, publiant une dizaine de romans traduits, dont celui-ci, qui allaient le rendre célèbre. Célèbre mais pas trop, pas autant qu’un Cortazar, qu’un Sabato ou un Bioy Caseres, pour citer ses compatriotes.

Dans un numéro récent de Libération, Philippe Lançon chronique la réédition d’une partie de ses romans et nous en dit plus sur l’auteur et notamment sur ses goûts – ou plutôt ses dégoûts – littéraires. Saer déteste Sollers, Simenon et Le Clézio. Pourquoi Simenon ? En littérature étrangère, il hait Vargas Losa, Salman Rushdie et, on comprend moins, n’attribue aucune qualité à Joseph Conrad. Et le jeu de massacre continue de la part de quelqu’un qui, au moins, n’a pas peur de déboulonner les statues et de dézinguer les mythes.

Un roman étonnant, c’est l’épithète qui nous vient d’emblée à l’esprit. L’histoire, racontée par un dénommé Pigeon Garay à ses deux amis, Soldi et Tomatis, d’une enquête criminelle à Paris dans le XI° arrondissement menée par le commissaire Morvan et son adjoint l’inspecteur Lauret. Un tueur en série de vieilles dames, il en est à 27, doublé d’un assassin prudent et méticuleux qui ne laisse aucun indice. Morvan a tout d’un Maigret, jusqu’à la caricature, et son adjoint est plus dans l’air du temps, un ancien de la mondaine qui a gardé quelques accointances avec des prostituées de luxe et des proxénètes.

Au beau milieu de l’enquête, l’auteur nous emmène en Argentine où les trois compères, revenus de Paris, dînent à la terrasse d’un bistrot après avoir pris livraison du manuscrit d’un certain Washington, que celui-ci n’a jamais cherché à faire publier de son vivant. Ils sont certains qu’il s’agit là d’un chef-d’œuvre et trompent la vigilance de la famille du défunt pour s’approprier les feuillets dactylographiés.

On passe du coq à l’âne mais cela n’a guère d’importance, les pirouettes de l’auteur tenant plus à la virtuosité littéraire et à la fantaisie qu’à la maladresse ou à l’inexpérience.

Quel rapport entre le tueur et le manuscrit ? Aucun a priori, si ce n’est que Saer pose la question de la fiction et de la réalité, qu’il nous fait douter du narrateur, de qui raconte quoi, de la vérité ou de l’affabulation. Washington a écrit un roman sur la guerre de Troie et son personnage principal est un soldat qui n’a rien vu et rien su des enjeux. Morvan se révélera l’auteur des crimes, et on imputera sa folie meurtrière à la mort de son père et à la séparation d’avec son épouse, devenue la maîtresse de Lauret, son collègue. À moins que ce ne soit Lauret lui-même qui ait fait le coup. L’auteur ne tranche pas, nous faisant douter de toute fiction et de tout artifice littéraire, proche en cela de ses compatriotes, les baroques argentins du réalisme magique.

« Il va falloir s’en aller, dit-il, car voici que l’automne arrive pour de bon ». La dernière phrase du livre est l’adieu de Pigeon à ses compagnons et, le livre refermé, on se dit qu’on a découvert un auteur original, inquiétant et habile. Un grand écrivain, disons-le, qui mêle Simenon à Freud, Homère à Bolano, Mallarmé à Cervantès. Saer est mort en 2005 mais avec des individus de ce genre, on ne sait jamais. Peut-être a-t-il laissé un manuscrit inachevé ? L’objet d’une nouvelle fiction ? Vertigineux !

LOUIS GUILLOUX – SALIDO suivi de O.K JOE – Folio / Gallimard.

On a parlé récemment de Louis Guilloux à propos de son chef-d’œuvre, Le sang noir. On se souvient de cet auteur bien à gauche, l’un de ces écrivains anti-fascistes réunis après les émeutes de 1934 et responsable à l’époque du Secours populaire. C’est dire à qui l’on a affaire.

Tout autre chose ici. D’abord une longue nouvelle, Salido, souvenirs d’un combattant anti-franquiste réfugié en France, et O.K Joe, plus conséquent, chronique des tribunaux militaires en Bretagne en 1944 où l’auteur a exercé la fonction d’interprète. Il sera le témoin des horreurs et des exactions d’une guerre que ce pacifiste de toujours a honni.

Salido est un lieutenant de l’armée républicaine, fier et ombrageux. Il erre de gare en gare, réfugié en quête de salut après la défaite et la répression franquiste. Le narrateur, qui travaille au Secours rouge, fait en sorte de l’abriter chez des amis avant de lui faire quitter la ville aidé d’une vieille dame chargée de l’escorter. On suit en même temps le travail de fourmi de ces organisations humanitaires pour se porter au secours des réfugiés.

Mais les choses ne tournent pas comme prévu et la dame en question s’éprend de lui à la faveur de leur séjour parisien. Salido repousse ses avances et finit par se faire arrêter.

Le récit vaut surtout par le contexte de cette année 1939, ses bruits de guerre et les conquêtes de l’armée allemande. La nouvelle se termine d’ailleurs sur l’invasion de la Pologne, la messe est dite.

L’été  1944 à Saint-Brieuc. Les troupes allemandes refluent et les Américains ont débarqué. La libération n’est pas loin. En attendant, le narrateur a été choisi comme interprète par les Américains pour juger certains des leurs qui ont commis des meurtres, des viols et autres sévices.

Louis, le narrateur, constate que tous ces condamnés à la pendaison sont des Noirs, alors qu’un blanc est innocenté après avoir tué plusieurs civils d’une rafale de mitraillette. Les Américains sont venus apporter la liberté et soustraire la France au joug nazi, mais ils ne se sont pas débarrassés du racisme et d’un anticommunisme primaire. Pour eux, la troisième guerre mondiale sera inévitable et elle se mènera contre les Soviétiques.

Des récits bien menés et très politiques. Guilloux a parfois les accents d’un Malaparte, en moins sombre, d’autant qu’il passe son temps avec les libérateurs alors que l’Italien était souvent l’invité des dignitaires nazis.

On est loin ici du Sang noir et de sa beauté mélancolique, mais on retrouve Louis Guilloux, écrivain communiste, antifasciste, résistant et homme de grande qualité.  « Tout est bon dans le Breton » dit la sagesse populaire. Tout est bon chez Guilloux, en tout cas. Kenavo camarade !

PIER PAOLO PASOLINI –LES RAGAZZI – Buchet – Chastel / Le livre de poche.

Si on connaît le Pasolini cinéaste, on connaît moins le poète, l’auteur dramatique et l’écrivain qu’il fut. Un grand écrivain, aussi à l’aise avec la plume qu’avec la caméra. Les Ragazzi ou Pétrole le prouvent, avec autant de puissance, de force et de sens de la polémique que dans ses films. Il a toujours été ce grand imprécateur qui détestait par-dessus tout la bourgeoisie, les conformistes, les assis.

Des gosses mal poussés, après-guerre, dans la Rome de la reconstruction. Ils s’appellent Le Frisé (le personnage principal), Futfutte, Le Morpion, Gégène, Le Bigle… Ils sont la plupart du temps affamés et toujours en quête d’un peu d’argent. Ils traînent, chapardent, volent, se battent, draguent, se prostituent et piquent une tête sous le soleil dans le Tibre ou l’Eniene.

Ce sont avant tout des biffins, des chiffonniers qui revendent de la ferraille trouvée sur des chantiers. Ils sont drôles aussi, et l’auteur sait les faire parler avec leur gouaille et leur vocabulaire peu châtié. Un peu des Pieds Nickelés romains, mais en petite taille. Les adultes sont leurs ennemis et ils fuient leurs parents, quand ils en ont.

Lorsqu’un personnage disparaît, c’est qu’il est en prison ou en maison de correction pour quelques années, ou qu’il est mort, car cette vie violente n’est pas sans périls. C’est le Pasolini de ses premiers films, Mama Roma, Accatone ou La Ricotta mettant en scène le petit peuple romain, les petits truands, les prostituées, les michetons, les ragazzi et les vitollini, ces grands veaux chers à Fellini.

On pense au Satyricon de Pétrone et à ses deux gitons errant dans la Rome antique. Du point de vue du style, s’il y a du Céline, mais on est bien plus proche d’un Francis Carco, d’un Pierre Mc Orlan ou d’un Eugène Dabit ; soit cette littérature dite populaire ou populiste attentive aux proscrits et aux humbles.

C’est comme une comédie italienne dont les héros seraient des adolescents s’efforçant de rire malgré la pauvreté et l’ennui en vivant leurs derniers jours avant une vie adulte qu’ils pressentent d’instinct misérable et décevante.

Et puis il y a Rome et ses faubourgs, une véritable promenade dans la ville éternelle à laquelle nous convie Pasolini, après Stendhal. La dernière scène montre la noyade de deux enfants devant le regard attristé des adolescents restés sur la rive. Comme dans la comédie italienne, le tragique côtoie la farce.

«Du bidonville au terrain vague, de la rue à la prison » nous dit le court texte de présentation, et c’est plutôt au néo-réalisme que ce livre renvoie, dans une Italie exsangue – Rome ville ouverte, Rome ville offerte – d’après-guerre.

Pasolini, catholique et communiste, finira lynché sur la plage d’Ostie par d’autres ragazzi stipendiés par des fascistes. C’est en tout cas ce que révèlent plusieurs enquêtes. C’était à la fin du long Mai 68 italien, au sortir des années de plomb, et l’artiste avait en lui toutes les contradictions, les rêves et les hantises de l’Italie moderne. Comédien et martyr. Saint Pier et Saint Paolo. Pasolini, un saint laïc.

19 mars 2024

Comments:

Merci pour ce rappel sur Norman Mailer (qui aimait bien aller au restaurant Russian Samovar sur la West 52nd Street de Manhattan où je l’ai rencontré car j’y allais aussi souvent avec mon épouse réfugiée de l’ex Union Soviétique il y a une trentaine d’années), et pour ces introductions à des ouvrages que je ne connaissais pas.

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