Les séances de psychothérapie chez le docteur Le Paon, lacanien revendiqué, étaient plutôt décevantes. Je caressais ses chats dans la salle d’attente en jetant un œil sur ses numéros du Monde empilés. Tout y passait, j’égrenais mes souvenirs assis dans un fauteuil à côté du sien, je n’avais même pas le droit au divan. Il me ramenait sans cesse à ma petite enfance, estimant que tout était joué dès l’âge de quatre ans.
Certaines séances se passaient mal, lorsqu’il n’ouvrait pas la bouche alors que j’attendais la formule introductive et que je restais muet durant la demi-heure. Je lui reprochais son mutisme et il me renvoyait au mien. Je lui disais qu’il exerçait une profession de fumiste et de charlatan et il me répondait que j’étais bien placé pour parler avec mes congés maladie. Pourquoi ne pas larguer les amarres et assumer la clochardisation ? C’était pour lui une option, avec des odes à la responsabilisation et à la liberté individuelle. Certaines fois, je le détestais avec son jargon, ses sourires doucereux et ses provocations d’intellectuel nietzschéen.
Il recevait dans une maison de maître, près de la gare de Tourcoing, et s’arrangeait pour espacer suffisamment les visites de façon à ce que ses patients ne se rencontrent pas. Je terminais certaines séances en larme, il me poussait à exprimer mes émotions et je quittais parfois son cabinet euphorique, comme si j’avais eu enfin la révélation. « Vous êtes maître du ça !», m’avait-il dit un jour, ce qui signifiait que je pourrais tenir la folie en respect toute ma vie. C’était du moins mon interprétation.
Il n’arrêtait pas de débusquer les actes manqués et les hasards objectifs. Lorsque j’arrivais en retard, c’était que je ne voulais pas lui parler. Je n’étais pourtant pas responsable des pannes de métro. Quand j’amenais un livre à la consultation, c’était pour lui délivrer un message en fonction du titre ou de l’auteur. Si j’oubliais ma feuille de maladie, c’est que j’étais guéri et n’avait plus besoin de ses services. Tout était signifiant, tout faisait sens, les choses qui me paraissaient les plus anodines et les plus futiles.
Son manque d’empathie m’empêchait de voir en lui un gourou, mais je n’en étais pas moins réceptif à ses paroles qu’il lâchait comme des oracles, en fin de séance, comme un sphinx avec des airs de chattemite. Mes progrès n’étaient pas évidents, et il tenait à ce que j’inventorie tout ce que j’avais réalisé de façon concrète, dans le monde réel et pas dans mes phantasmes et mes rêveries. Le bilan était maigre mais il n’était pas pressé. Après tout, les psychanalyses pouvaient bien durer sept ans, alors… Un jour, j’arrivais très en retard à sa consultation et à moitié ivre après un repas entre amis. Loin de s’en formaliser, il y voyait une preuve que j’étais vivant. C’est lui qui m’avait incité à écrire en trouvant parfois mes paroles inspirées. J’étais flatté.
Avec Criel le poète, les choses étaient aussi difficiles. Il m’avait fixé un rendez-vous dans un bistrot au centre de Lille et était venu avec son dernier roman. Je croyais qu’il allait me l’offrir, mais il attendait que je l’achète. Premier malentendu. On avait discuté de poésie et de jazz, et il énumérait tous les gens de plume qu’il avait connus dans le Saint-Germain-Des-Près des années 1950. Il me racontait sa vie, les petits métiers qu’il avait dû exercer pour survivre, tout en se consacrant à son œuvre, une quinzaines de recueils de poésie et autant de petits romans. Il travaillait la nuit dans ce bar de snobs et écrivait la journée, déchirant des pages entières pour ne garder que la substantifique moelle. On avait parlé politique, des municipales à Paris. Ce qui s’appelle un échange de vue ou un tour d’horizon, comme on dit en langage diplomatique, mais j’étais très déçu d’une rencontre que je m’étais plu à imaginer plus enrichissante et surtout plus déterminante pour mon avenir.
Avant de le voir, j’avais passé une visite de contrôle chez un psychiatre de la Cosmodémoniaque qui avait conclu à l’absence de pathologie majeure et m’avait conseillé de prendre un animal ou de faire du cheval. Je lui avais relaté l’entretien et il haussait les épaules en comparant les médecins du travail à la musique militaire. Un oxymore, j’avais retenu le mot.
Je le revis de loin en loin, lui envoyant mon premier manuscrit en attente de ses avis autorisés, mais il faut croire que mes premiers pas de clerc dans la voie littéraire n’avaient pas soulevé en lui un grand enthousiasme. Je le comprenais et me demandais qui m’avait rendu si hardi d’empiéter dans son domaine, lequel ne souffrait pas la médiocrité.
Toi tu ne connaissais pas Criel et tu n’avais aucune espèce d’admiration pour les gens de lettres. Tu ne lisais pas et tes seuls centres d’intérêt étaient le sport, la chanson et les filles, ou plutôt la fille, celle que tu convoitais. En même temps que tes indemnités de chômage, tu avais reçu une convocation pour un stage de préposé des postes, en région parisienne. La missive t’indiquait que tu avais brillamment passé les épreuves, te classant à un rang élevé. C’était là ton premier vrai succès mais tu étais partagé entre la joie de la réussite au concours et l’obligation de quitter le cocon familial. Un cocon qui t’engluait comme une mouche dans une toile d’araignée.
Je t’avais parlé de ma thérapie, mais c’était pour toi du charlatanisme et de l’auto-suggestion et mes soi-disant progrès relevaient plus de la foi que de la réalité. D’ailleurs, tu aurais plus eu confiance aux curés qu’aux psychiatres que tu confondais dans un même mépris. Tu n’étais pas prêt à ouvrir ton imaginaire à n’importe qui et mes discours enthousiastes de néo-converti te fatiguaient au plus haut point. « Va donc chez les curés », finissais-je par te dire avec humeur et tu me rétorquais que tu ne connaissais rien de pire que ces bonnes femmes moches devenues des chieuses sauvées par la grâce de la psychanalyse. Je ne voyais pas de quoi tu pouvais bien parler. Mon prosélytisme avait en tout cas atteint ses limites.
Le soir de l’élection d’un maire socialiste dans notre ville, je manifestais ma joie devant notre père qui maugréait en silence. Depuis la libération,Tourcoing n’avait connu qu’un maire de droite et les grandes villes tombaient comme des dominos : Reims et Saint-Étienne aux communistes et plusieurs autres aux socialistes. J’aurais dû cacher ma joie et me faire petit, mais il l’avait mauvaise et douchait mon enthousiasme en me parlant des vite-minhs, des viet-congs, de la dictature en Algérie, de Cuba et des pays de l’est. Je réfutais ses arguments en lui répondant que le communisme restait à inventer mais que j’étais communiste. Une sorte de meurtre d’un père qui ne me considérait plus comme son fils.
Il était monté se coucher et j’avais fait le déplacement jusqu’à la mairie pour saluer le nouveau maire, un démocrate-chrétien passé avec armes et bagages dans le camp socialiste, comme beaucoup. On était nombreux, et je reconnaissais quelques anciens camarades du PSU. Il ne restait plus qu’à attendre les Législatives de l’année prochaine pour que le triomphe fût total et que cette clique finisse par rendre les armes. J’y croyais dur comme fer, même en me remémorant cette forte pensée de Raoul Vaneigem qui voulait que « l’espérance est la laisse de la soumission ».
Ayant épuisé le bénéfice de mes congés maladie, il me fallait reprendre le collier. Un chef de centre m’avait convoqué pour atténuer mes craintes d’une reprise s’annonçant difficile. J’aurai juste à faire le secrétariat d’un cadre et à aider des collègues d’un bureau de dessin dans les tâches qu’ils pourraient déléguer.
La première partie ne comportait pas de difficultés majeures, mais la seconde recelait des embûches et j’étais dans l’embarras avec ces plans à photocopier et ces cartouches au normographe. Je ne leur étais pas très utile et ils devaient passer derrière moi. Ils devaient me percevoir comme une sorte de Stan Laurel ou de Harpo Marx, en beaucoup moins drôle, plein de bonne volonté mais d’une inefficacité redoutable.
Après quelques semaines à user les patiences, on m’avait proposé un poste à Roubaix pour un travail administratif plus dans mes cordes. Un central téléphonique près de la grand-place où on me fit bon accueil. Je travaillais à la mise à jour de fiches techniques en fonction des modifications du réseau, un travail qui me prenait à peine la demi-journée. Le reste du temps, je passais mes coups de fil aux amis de Paris ou je discutais football avec le chef de bureau.
Il s’appelait René Vercauteren, comme le joueur d’Anderlecht, un bon vivant débonnaire et jovial qui m’avait à la bonne. Il tétait sans arrêt ses Willem II et vidait ses demis en fin de vacation, dans le même bistrot où tu t’abreuvais avec tes potes avant ta disgrâce.
Affecté à la gestion du personnel, de la paie, des indemnités et des congés, un grand chevelu et barbu qui me fut tout de suite sympathique. Léon était un écolo radical, lecteur de Charlie Hebdo et présent à tous les rassemblements antinucléaires dans toute l’Europe. Il avait un appétit d’ogre et buvait sec, avec un humour pince-sans-rire qui lui faisait user et abuser de farces et attrapes pour rigoler aux dépends de ses collègues. Une sorte de Gaston Lagaffe en trois dimensions.
Il y avait aussi Paul, un vieux lignard recyclé dans les bureaux à la suite d’un accident de travail où il était tombé sur la tête. On aurait dit Elmer dans Bug’s Bunny avec une sempiternelle casquette pour cacher des cicatrices et des joues rondes de baigneur. Un patoisant peu disert, qu’on disait diminué par sa chute ou un peu sénile. Contrairement aux autres, Paul ne buvait pas et ne fumait pas. On lui confiait la maison lorsque nous étions tous au bistrot.
Il y avait aussi deux chargés d’études, un nom prétentieux pour des études de câblage entre le central téléphonique et le domicile des abonnés via les points de concentration. Ils étaient de sortie toute la journée. L’un au physique de sanglier taciturne noyé dans sa graisse ; l’autre un butor ambitieux qui se serait bien vu chef à la place du chef. Heureusement, on les voyait peu.
En tout cas, j’avais trouvé un collectif de travail qui m’acceptait et j’eus vite fait de prendre mes marques. C’était d’autant plus facile que les moments de convivialité n’étaient pas rares. Le Carillon pour les pots du soir et le Lapin blanc pour les grandes occasions. Là, on pouvait passer l’après-midi à s’en foutre plein la lampe et à picoler comme des rats morts. Le patron était un homosexuel féru de littérature et on discutait jusqu’à pas d’heures des mérites comparés de Céline ou de Proust. En toutes occasions, le chef nous couvrait et il avait recours à son imagination débordante pour, à chaque fois, trouver des excuses variées à ses collègues. Il était syndiqué à la CGT et votait PCF. Un matin, je m’étais retrouvé avec un mince opuscule de Lénine sur mon bureau, Le gauchisme ou la maladie infantile du communisme. Il m’avait percé à jour.
Le matin, les ouvriers des télécoms, les lignards, venaient chercher leur travail du jour et remettre les documents pour celui de la veille. Des rudes gaillards, des cow-boys, la plupart toujours entre deux cuites et mal embouchés. Ils parlaient un patois que j’avais du mal à comprendre et devaient me prendre pour un fils de bourgeois perdu dans leur monde de peine, de sueur et de fruste camaraderie. Les jours où ils n’avaient pas reçu leurs indemnités à temps, ils téléphonaient à la permanence syndicale et se mettaient en grève comme un seul homme. Il fallait l’intervention d’un bureaucrate s’excusant du retard et promettant d’y remédier au plus vite pour les voir repartir. C’était leur quinzaine, un poste de recette stratégique inconnu de leurs épouses qui leur permettait d’aller au bistrot ou au claque. Leur trésor caché.
La copine de Léon s’appelait Maria. Une belle brune à cheveux longs, aux yeux d’un noir profond au sourire magique. Elle avait quelque chose de la Gréco et je me disais qu’il avait bien de la chance. On avait sympathisé et, outre nos ribaudes habituelles avec Léon, on allait au restaurant tous les trois, parfois au cinéma et je me sentais bien parmi eux, en ami du couple et confident de l’un ou de l’autre. Je m’étais trouvé une famille, un endroit où on m’appréciait, et le plus difficile allait être de gérer ces cuites quasi quotidiennes, au resto ou au bistrot, et il m’arrivait certains soirs de laisser mon dîner et d’aller directement me coucher, au grand dam de notre mère. J’avais décidé de boire de l’eau gazeuse mais celui qui payait la tournée refusait de prendre en compte ces verres volés à l’ivrognerie générale. « Moi je paie pas de l’eau ! ». C’était la règle et j’en étais quitte pour y aller de ma poche. Le midi, on jouait aux cartes au Carillon avec probablement des anciens collègues à toi, du Crédit du Nord. Je les questionnais mais personne ne se souvenait de toi.
Toi tu étais parti faire ton stage à Paris et je n’avais pas de nouvelles. Tu avais pris tes quartiers chez notre frère aîné à Boulogne, un simple trois pièces avec un coin cuisine. Son ami ingénieur était retourné à Nantes, ou plutôt à Saint-Nazaire, où il avait trouvé un emploi de métreur en bâtiment et il envisageait lui aussi de partir vivre avec sa promise en Loire-Atlantique. J’étais venu te voir à Paris le jour de cette finale de coupe entre le Stade de Reims et Saint-Étienne. Tu n’avais pas trouvé de place et on avait regardé le match à la télévision. J’étais aussi déçu par le résultat que par le fait d’avoir effectué le déplacement pour rien. Pas pour rien, disons que je t’avais vu. Tu avais un peu grossi et tu prenais des médicaments. Marie-Claude se faisait rare et elle allait bientôt disparaître de ta vie. Tu apprenais laborieusement tes départements avec les chefs-lieu et les sous-préfectures et je te faisais réviser. Tu m’avais parlé d’un contact avec la JOC et d’une adhésion à la CFDT. Peut-être étais-tu en train de te politiser, ce qui ne laissait pas de m’étonner. Tu parlais aussi de prendre un appartement dès que tu aurais connu ton affectation. Tu semblais presque optimiste.
J’avais profité de ma visite pour aller voir Jacques dans sa piaule du Marais. On avait pas rompu le fil et la complicité était intacte. On repartait chez les disquaires avec la même envie et on allait voir tous les concerts possibles. Toujours La Parallèle et l’Open Market quand aux Halles, le trou était presque rebouché et on construisait un hypermarché. On allait au Café de la gare ou à la Pizza du marais voir la bande à Romain Bouteille ou le chanteur Évariste. Mai 68 n’en finissait pas, presque dix ans après.
Et puis ils ont débarqué un matin. Jacques s’était fait un nouveau copain, Hervé, qui se shootait à l’héroïne entre deux cures de désintoxication à Marmottan, chez Olivenstein. Il était avec un ami à lui, un junky mal repenti qui lui servait de porte-flingue. On écoutait un album des Stranglers et on en était à « Someday I’m gonna smash your face » quand l’ami sortit un couteau de chasse en donnant un grand coup de pied dans la chaîne Hi-fi.
Ils avaient tous les deux des mines renfrognées, comme s’ils nous agressaient malgré eux, à leur insu. Hervé m’avait ligoté et bâillonné sur un fauteuil tandis que l’autre – on n’a jamais su son nom – amenait mon ami sous la menace de son couteau à un distributeur automatique dont il était censé tirer le maximum. En supplément de programme, ils avaient raflé tout ce qu’ils avaient pu : fringues, disques et chaîne Hifi. Puis ils étaient repartis et le voleur en chef, à la vue d’un recueil de poèmes de William Blake sur la table de nuit, avait déploré que c’était toujours chez des gens cultivés qu’ils étaient contraints de faire leur basse besogne. Pour un peu, il nous aurait fait des excuses.
On était allés manger un sandwich et, l’après-midi, mon père s’était pointé devant la concierge pour lui demander où j’habitais. Il n’aurait pu mieux tomber, nous incitant à porter plainte, et la pignole vitupérait Mai 68, la démission des parents, l’éducation permissive et la libéralisation des mœurs. Mon père se demandait quand cette furie aurait terminé avec ses imprécations et s’inquiétait plutôt de notre triste sort.
Il nous conduisit dans sa 4L à Boulogne, et les trois frères étaient réunis dans de sinistres circonstances pour envisager la riposte. De l’avis général, il convenait de ne pas laisser passer pareilles voies de fait et que cela équivaudrait à encourager le vice, autant dire la propagation du mal avait souligné notre mère. Jacques repartit dans son Berry natal quand je profitais du véhicule paternel pour retourner dans le Nord. Le lendemain, les fermes résolutions contre nos agresseurs avaient fait long feu. « Plus à plaindre qu’à blâmer », avait conclu doctement notre frère aîné, recueillant l’assentiment général.
L’été fut encore un sale moment à passer et on était repartis à Londres, à la Toussaint. À trois cette fois-là, avec Martin. L’album des Sex Pistols venait de sortir mais l’explosion punk avait libéré tellement d’énergie que la ville semblait au repos, comme pour un retour à la normale. Cette fois, on avait vu Muddy Waters au Victoria Theatre et les Stranglers et les Dictators à la Roundhouse. Du blues du Mississippi aux derniers hurlements punk. La boucle était bouclée, en attendant la New wave et d’autres vertiges. Jacques connaissait quelqu’un et il lui tardait de la retrouver, ce n’était plus comme avant, comme si notre jeunesse était déjà passée.
Tu avais terminé ton stage et, après quelques vacances, tu étais affecté dans un bureau de poste à Montparnasse. Une année qui avait mal commencé mais qui se terminait plutôt bien, sans drame en tout cas. Ce n’était que partie remise.
Quelle belle continuation de ce récit si personnel et si touchant.
De ces quidams, quelques-uns me furent connus. En particulier, Léon, le barbu-chevelu, bien entendu… Ce récit étalé dans le temps me rappelle un peu « Les années » d’Annie Ernaux.
Oui Leon, mon ami de ces temps difficiles. Merci pour la comparaison avec Annie Ernaux. Prix nobel tout de même… Je plaisante. Amitiés