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NOTES DE LECTURE 64

Un lecteur, pour une fois. Ce n’est pas moi, ça aurait pu. Photo Jacques Vincent.

DANIEL BEN SAID – UNE LENTE IMPATIENCE – STOCK.

Pour moi, Ben Said, c’était un vieux dirigeant de la Ligue Communiste, un peu connu pour des essais philosophiques et des écrits sur Walter Benjamin. C’est bien plus que ça, à lire ce livre qui est à la fois une autobiographie, une histoire collective de la Ligue et des mouvements sociaux sur fond d’histoire politique de la seconde moitié du XX° siècle.

D’abord, on est surpris par le style et le vocabulaire mis à son service. Le bonhomme sait écrire et ça se sent dès les premières phrases. On sent qu’il a beaucoup lu, et pas seulement Trotski ou Marx.

L’histoire autobiographique d’un Juif séfarade d’Afrique du Nord dont la famille s’est établie à Toulouse. Un bistrot toulousain où des ouvriers viennent discuter politique et où on supporte le Téfécé. Beaucoup d’oncles sont morts en déportation et le jeune Ben Said se sent une dette envers eux. C’est ce qui l’amènera en partie à créer, avec Krivine, Weber et Janette Habel, les Jeunesses Communistes Révolutionnaires (scission de l’Union des Étudiants Communistes) au milieu des années 1960. Un Gaullisme déliquescent et une société bloquée qui sera réveillée par Mai 68 où notre homme prendra sa part. Puis ce sera la Ligue Communiste en 1969 et son adhésion à la IV° Internationale et les affrontements musclés avec les fascistes d’Occident d’abord, puis d’Ordre Nouveau et du PFN.

La Ligue, c’est aussi une histoire d’amitié et plusieurs personnages font l’objet d’affectueux portraits, car Ben Sa, comme on l’appelait, est un cœur tendre, un sensible, un gentil. Puis c’est la dissolution par Marcellin en juillet 1973 et ces fières paroles de Ben Sa (non citées dans ce livre) : « nous avions une organisation à perdre et un monde à gagner ! ».

Puis viennent les années 1970 et les solidarités internationales avec Ben Sa dans le Portugal des œillets, puis dans l’Espagne post-franquiste après avoir aidé les militants basques de l’ETA et d’une section rattachée à la IV° Internationale. Ce sera aussi l’Italie des années de plomb avec la description d’un congrès de Lotta Continua.

Ben Said est partout, avec parfois Christophe Aguiton à ses basques. En Amérique du Sud, il participe aux débats internes entre partis trotskistes, avant la dictature ; au Brésil, il arrive après la fin de la dictature et se lie d’amitié avec des révolutionnaires brésiliens autour du P.T qui allaient devoir se ranger à la real politic ; au Mexique, ce sont d’autres révolutionnaires nostalgiques des Pancho Villa ou Zappata qui doivent composer avec les réalités. C’est un peu le globe-trotter au service de la révolution internationale et ce n’est pas la partie la plus intéressante de ce livre passionnant.

Plus intéressant sont ces chapitres sur ce qu’être juif, religion et ethnie, ou sur ce que ça fait de ne plus l’être. On entre ici dans la mystique, le messianisme, avec le mythe du peuple élu et de ses générations passées du judaïsme au communisme dans les tragiques soubresauts de l’histoire. Ben Said fait le compte de tous les révolutionnaires passés à la Tora ou au Talmud, à commencer par Benny Levy, secrétaire de Sartre et leader de la Gauche Prolétarienne. Ben Said parlera de juif marrane, ces juifs convertis au catholicisme mais qui sont restés juifs dans leur tréfonds.

Après le judaïsme, c’est Marx et ses différents exégètes. Marx ou plutôt les Marx et les marxismes. Là aussi, de belles leçons d’histoire, de politique et de philosophie. Ben Said reste marxiste envers et contre tout et a toujours vomi le stalinisme, même si la chute du mur symbolise pour lui la défaite du mouvement ouvrier international. Voir aussi Traverso, dont on a déjà parlé ici, avec qui il a beaucoup en commun.

On n’oublie pas Ben Said le philosophe qui connaît mieux que personne Marx bien sûr, mais aussi Althusser, Foucault, Guattari, Deleuze, Derrida… Il a enseigné à l’université de Vincennes puis Saint-Denis Paris VIII. Un philosophe, pas nouveau mais vrai qui manie le concept avec dextérité.

Le livre se termine sur la vision d’un homme malade qui délaisse les luttes et les voyages politiques pour se consacrer à l’écriture, et on se dit que la politique y aura perdu ce que la littérature et la philosophie y auront gagné. Car Ben Said est un grand écrivain. On termine sur l’instabilité du monde, le triomphe du capitalisme financiarisé mais aussi, comme toujours avec lui, sur des raisons d’espérer avec les grèves de 1995, les luttes des « sans » ou la montée de l’altermondialisme. Dans l’attente, non du grand soir, mais d’une défaite du capital et de l’émergence d’un monde nouveau dessiné par André Breton dans ses prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme.

De belles pages sont aussi consacrées aux derniers jours de Trotski, « le vieux », au Mexique, avant le roman de Paduro. Ben Said a toujours eu la fibre latino-américaine. Viva Ben Sa ! Gloire au camarade Daniel !

Ben Said mourra en 2010 et il laisse un grand vide, lui qui se définissait plus comme un militant que comme un intellectuel ou un philosophe. Un grand militant, un grand penseur, un grand homme !

JEAN-CLAUDE IZZO – SOLÉA – Série noire / Gallimard.

Autant l’avouer tout de suite, je n’ai jamais été un fan de Izzo. Ça tient un peu du polar régional, politique certes, mais avec Marseille à chaque coin de page ; la mer, le ciel et les lumières. Et les îles du Frioul, le Panier, l’Estaque, les Calanques… Faut vraiment aimer. Ne manquent que l’O.M, Pagnol, la Cannebière et Notre-Dame de la Garde.

On a ici un prologue avec Babette, une femme planquée dans une ferme du Gard, chez un ami sûr. Elle a enquêté sur la maffia et a accumulé les documents compromettants pour la pieuvre dans trois disquettes (on ne parlait pas encore de clés USB, on est en 1997) dont l’une cite des noms d’hommes politiques et d’hommes d’affaire. Izzo entrecoupe ses pages de révélations de la mafia extraites de rapports de l’ONU et d’articles du Monde Diplomatique (c’est écrit en dernière page), et ça fait un peu remplissage.

L’intrigue est bien menée. Montale, ancien flic mis à son compte, est poursuivi par un tueur de la maffia qui connaît ses liens avec Babette . Tous ses amis disparaissent les uns après les autres : Sonia, une femme qu’il venait de rencontrer puis Mavros son meilleur ami, toujours de la même façon, égorgés de droite à gauche, une signature. Montale vient d’être largué par Lole, la femme de sa vie et il tombe amoureux d’une commissaire de police qui enquête sur les faits et avec qui il est forcé de collaborer. On a droit à des notations justes sur l’amour, sur la mort et sur la vie, peut-être un peu trop tirées vers le sentimental, lui parlerait de romantisme. .

Izzo parle beaucoup des crimes de la maffia sur la Côte d’Azur, de l’affaire Yann Piat, du clan Forgette, des politiciens corrompus et des affairistes véreux, convoquant aussi les thèses altermondialistes sur le secret des affaires, l’évasion fiscale et la finance toxique. On est évidemment séduit par un discours politique qui va dans le bon sens. On est aussi ému par cette connivence, cette amitié et cet amour qui relient entre eux des personnages bien campés et attachants. Ça ne vaut pas un roman comme Total Kheops, mais ça tient la route, même si on n’est toujours pas convaincu par un romancier qui s’accorde trop de facilités.

Montale a été incarné par Delon à la télévision et Izzo a été journaliste à La Marseillaise, le quotidien communiste local. C’est un fan de jazz et de salsa. « Soléa » est d’ailleurs un morceau de Miles Davis. Et puis, outre le Pastis (que je déteste), Montale est un grand amateur de Lagavulin (pas peu cher, peuchère!). Un homme de goût, vé !

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ALPHONSE DAUDET – LES CONTES DU LUNDI – Fasquelle / Le livre de poche

Ah Daudet ! Les lettres de mon moulin, Le petit chose, l’une de mes grandes tendresses. Dommage qu’il ait enfanté un fasciste notoire, son fils Léon, mais bon… On dit que les chiens ne font pas des chats. En l’occurrence, et en l’occurrence seulement, on préférera les chiens.

Daudet père a été aussi touché par le virus de l’antisémitisme, fort tard, et on mettra ça sur le compte de la sénilité.

Les nouvelles de ce recueil, du moins dans sa première partie, ont toutes traits à la guerre de 1870, sous toutes les coutures. Côté armée française, côté villages alsaciens, côté campagne (et à ce sujet, Daudet est beaucoup plus compatissant avec les paysans que Léon Bloy qui les maudissait dans Sueurs de sang) sans oublier du côté de sa chère Provence. Il passe ensuite dans la Marne puis en banlieue et à Paris avec des récits poétiques qui racontent souvent la petite histoire dans la grande. Cette première partie est intitulée Fantaisie et histoire, soit la verve poétique de Daudet se baladant à travers l’histoire dans ce qu’elle peut avoir de plus tragique.

Bazaine, Mac Mahon et Trochut (participe passé de « trop choir » disait Victor Hugo) d’un côté, et Bismarck et ses uhlans de l’autre.

Toujours sensible aux humbles et aux pauvres, Daudet n’exalte pas l’héroïsme, et la meilleure nouvelle et celle qu’il consacre à un dénommé Chauvin (le nom restera), une sorte de Déroulède qui se fera tuer entre la garde nationale et les communards.

Daudet n’est d’ailleurs pas tendre avec la Commune, et bien des personnages d’ouvriers se sont sentis trahis par ses promesses, promis à la misère, au bagne ou à la déportation. On sent bien que les Communards ne sont pas de son bord.

La deuxième partie sont des nouvelles diverses où il recycle ses Trois messes basses (déjà parues dans Les lettres). On a ici des souvenirs d’enfance, des récits de ses réussites et de ses échecs au théâtre, des comtes à la limite du fantastique. La dernière nouvelle est un opéra que Daudet, par l’intermédiaire d’un noble allemand, essaie de faire jouer à Munich, alors que les états du sud de l’Allemagne sont eux-mêmes en guerre contre les Prussiens.

Le tout se lit fort bien, avec de belles phrases poétiques et un sens constant de l’émerveillement. Daudet était un poète de la banalité et du quotidien. Il en faut.

PATRICK DEVILLE – VIVA – Fiction et Cie / Seuil.

Le Mexique de l’époque héroïque et ses héros : Trotsky, B. Traven, Lowry, Artaud, Breton, Rivera, Kahlo, Sandino… Tout ce qu’on aime. Un roman historique, mais qui s’en différencie par la poésie et la mise en fiction de tous ces personnages exceptionnels.

Les gringos s’entassent dans le Mexique de Cardenas, terre d’asile de tous les révolutionnaires de par le vaste monde. Deville se concentre sur le personnage de Trotsky, devant échapper à la fois aux tueurs staliniens à ses trousses, mais aussi aux nazis et à l’extrême-droite. Il reprend un peu la trame de l’excellent roman de Padura, L’homme qui aimait les chiens, soit un long exil et le choix du métier d’écrire tout en caressant encore le rêve d’une révolution mondiale avec la fondation, en 1938, de la IV° Internationale.

On le sait, il n’échappera pas à son tueur, mais l’action se porte aussi sur Macolm Lowry, l’auteur de En-dessous du volcan, fils de la bourgeoisie anglaise venu s’enterrer au Mexique après ses deux amours déçus. Lowry écrira quasiment tout son roman à Vancouver (Canada), ne faisant que boire jusqu’au délire au Mexique.

Et c’est là que la liberté du romancier intervient, qui fait dialoguer tous ces personnages, respectant une certaine vérité historique mais n’hésitant pas à inventer parfois, pour son œuvre littéraire. Les plus beaux portraits sont ceux de Breton, tétanisé devant le vieux qui lui demande d’écrire un manifeste mariant art et trotskisme ; Artaud devenu fou sur les traces du peyotl avec une tribu mexicaine ; Frida Kahlo conchiant les surréalistes et livrant un combat amoureux avec Diego Rivera, lequel apparaît comme un hédoniste laissant ses peintures murales et la révolution pour l’amour des femmes.

Et puis encore Arthur Cravan, le neveu d’Oscar Wilde tant vanté par Breton dans ses Trois suicidés de la société. Cravan le boxeur, battu par Jack Johnson, voulant échapper à la conscription en 1914 et qui finira noyé. B. Traven enfin, le mystérieux agitateur anarchiste ayant fui Munich et ses Conseils sous les coups des Corps francs et qui, ayant brûlé ses papiers d’identité, change de nom comme de chemise, devenu écrivain sans cesser ses menées révolutionnaires. Il sera même sur le tournage du film de Huston, Le trésor de la Sierra Madré (d’après son roman), incognito.

La mayonnaise prend par le style de l’auteur et ses connaissances des personnages et du contexte. C’est ici d’histoire littéraire, artistique, politique et historique qu’il s’agit. Deville a parfois des grâces d’écriture qu’on trouve chez un Michon ou chez un Bergougnioux. Une référence.

On imagine un tel roman dans le Barcelone de 1936 avec Hemingway, Orwell et Garcia Lorca ou la Commune de Paris avec Rimbaud, Louise Michel ou Jules Vallès. À faire ?

RAYMOND QUENEAU – SAINT-GLINGLIN – L’imaginaire / Gallimard

Ah Queneau, mon cher Queneau, celui que je ne suis pas loin de tenir pour le plus grand écrivain français du 20° siècle (Et Proust ? Et Céline?). J’ai fait une expérience singulière avec ce livre : l’impression de l’avoir déjà lu (et déjà chroniqué va savoir…). Sénilité, troubles de la mémoire ? À nos âges on ne lit plus, disait quelqu’un, on relit. C’est sans doute ce que j’ai fait, involontairement.

Disons que Saint-Glinglin est l’un des romans les plus loufoques et les plus déconcertants de Queneau, l’un des plus mystérieux aussi. Résumer l’histoire n’aurait pas grand intérêt, mais on peut, pour bien savoir de quoi il s’agit, revenir aux cinq thèmes qui découpent le livre.

D’abord les poissons avec Pierre Nébonide, le héros, qui, au lieu d’apprendre une langue étrangère dans un pays inconnu, passe son temps à observer des aquariums, ce qui l’amène à des réflexions philosophiques sur l’être, le néant, la vie. Il n’apprendra pas de nouvelle langue et reviendra dans sa Ville natale (Queneau l’appelle ainsi : La ville natale) pour faire part de ses réflexions et découvertes.

Pour ce faire, il doit prononcer un discours en clôture du Printanier, une fête de village où on présente et vend de la vaisselle avant de la casser après les ablutions. Il faut dire que Pierre Nabonide a un frère, Paul, et une sœur Hélène et que son père est le maire du village.

La commune, La ville natale, est préservée de la pluie par un chasse-nuage, invention du jeune Nabonide qui fait que le temps est toujours ensoleillé. Le frère Paul passe son temps dans « les collines arides » à la recherche de sa sœur Hélène, une simplette emmurée dans un vieux moulin.

C’est la troisième partie du livre, Le caillou, qui voit Pierre et Paul accomplir le parricide et tuer leur père, le maire, à l’issue d’une traque qui évoque la tragédie grecque, Œdipe, Médée, Prométhée et les Attrides. La sœur s’en trouvé délivrée et Pierre devient maire à son tour. L’une de ses premières décisions est de remiser le chasse-nuage dans la réserve. Il peut repleuvoir sur La ville natale.

Deux longs chapitres sont consacrés aux ruraux et aux touristes. Pour les ruraux, une détestation de la vie à la campagne, de la terre, des légumes, des plantes, de l’herbe, des arbres et de tout ce qui pousse. On ne fait pas moins écologiste. Pour les touristes, une actrice américaine et un professeur du nom de Dussouchel qui s’épatent des charmantes coutumes locales. Une actrice qui a vraiment existé, Alice Phaye, dont la plastique émeut surtout Paul Nébonide.

Les étrangers, avant-dernière partie, est consacré au monologue d’Hélène, la fille enfermée, qui parle aux insectes et aux murs, sans aucune envie de sortir de son trou. « Elle ne pleure jamais », conclut-elle.

Et c’est enfin la Saint-Glinglin, une nouvelle fête au village cette fois gâchée par la pluie. Mais le nouveau maire remettra en place le chasse-nuage et on apprend que le père, ancien maire, a finalement été transformé en pierre dans une source pétrifiante. On essaie de lui ériger une statue, et le roman s’arrête là. « Le beau temps, le beau temps, le beau temps fixe ». Il n’y a pas de fin à vrai dire, pas plus qu’il n’y avait de début.

C’est un roman d’une drôlerie féroce, avec une galerie de personnages épatants. Une vision de la France profonde zébrée d’éclairs métaphysiques. Ça tient à la fois du traité de philosophie et de la chronique villageoise. Seul un Queneau peut faire ce genre de choses et c’est pour cela qu’on l’aime. Et qu’on ne vienne pas nous parler d’un Boris Vian, cent coudées derrière le grand Raymond. Que no, que si. Il n’y a que lui pour faire ça. Raymond, l’unique.

28 juin 2024

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