Autant parler franc : le Grateful Dead n’a jamais compté parmi mes groupes favoris. C’est en tout cas un groupe important dans l’histoire du rock, d’abord en tant que formation phare avec le Jefferson Airplane de l’Acide rock mais aussi et peut-être surtout dans la déstructuration de sa musique, abandonnant la mélodie et les rythmes binaires pour de longues explorations aux confluents du Free-jazz et de la musique atonale ou du Raga indien. Il fallait s’équiper d’un gros shilom pour adhérer totalement aux improvisations lysergiques du Dead, mais prendre un ticket pour ces voyages pouvait nous transformer. La mort, le 25 octobre, de Phil Lesh, beaucoup plus qu’un bassiste, nous donne l’occasion d’évoquer la grandeur du mort reconnaissant.
L’histoire du Dead se confond, au moins à ses débuts, avec celle des Merry Pranksters dont il n’est pas hors sujet de retracer l’odyssée. Une bande de vieux Beats qui, dès 1963, ont semé les graines, du côté de San Francisco, du psychédélisme et de la Hip Generation. Leur histoire est contée dans le Acid test -(Points Seuil – 1975) de Tom Wolfe, écrivain et journaliste dandy venu d’une riche famille du Sud. On se contentera ici de l’introduire en tant que chantre, barde ou aède de l’odyssée des Joyeux Lurons, autrement dit les Merry Pranksters, soit une quinzaine de chevelus camés et de filles libérées qui vont parcourir les États-Unis dans un bus bariolé aux couleurs de l’arc-en-ciel conduit par un certain Neal Cassady. Roll on, to the magical mystery tour !
L’épopée culmine à l’été 1964, quand le bus scolaire bariolé part de San Francisco pour New York où trois événements mettent la grosse pomme en effervescence, à des titres très divers : l’exposition internationale, la campagne électorale mettant aux prises Lyndon B. Johnson et Barry Goldwater, sénateur ultra-réactionnaire de l’Arizona et la sortie du deuxième livre – son chef-d’œuvre – de Kesey, un pavé de 800 pages au titre surprenant (Parfois J’ai Comme Une Grande Idée, sorti en France tardivement chez Toussaint Louverture). Le titre est repris d’un vieux blues de Leadbelly. « Votez pour Goldwater, histoire de rire », sera leur slogan un poil déconcertant. On a en effet beaucoup ri, de Nixon à Trump…
L’aller se fera par le sud ; Arizona, Texas, Nouvelle Orléans, Géorgie… Le retour par le Nord, du Michigan au Montana avant l’Oregon et la Californie. Sur une autre route où Cassady tape sans arrêt sur la calandre de son bus ou tout autre objet à sa portée, comme un batteur de be-bop ; où les autres chantent ou grattent la guitare ; quand Kesey apaise tout son monde en gourou bienveillant. Tout est filmé et ce long film hyperréaliste servira de fil conducteur à Wolfe.
Les deux années qui suivent sont plus compliquées. Traqués par la police et le F.B.I, les Pranksters vivent dans une propriété achetée par les époux Kesey mais l’expérience de vie communautaire devient difficile, avec la parano policière, les mauvais trips, les rivalités et la promiscuité. D’autres personnages comme Stanley Owsley III, autre pape du LSD, viendront défier Kesey en abandonnant l’esprit festif et subversif du voyage. Kesey qui se dira très déçu par sa visite new-yorkaise à Timothy Leary, expérimentant scientifiquement les hallucinogènes comme un chercheur scientifique, sans joie et sans extase. Les membres des Warlocks, groupe de Palo Alto qui deviendra le Dead, sont de toutes les fêtes.
Puis Kesey se carapatera au Mexique pour éviter une première incarcération, laissant en plan toute sa tribu. Il reviendra en homme traqué et n’échappera pas à la prison avant de se rapprocher de Freewheelin’ Frank et des Hell’s Angels du chapitre d’Oakland, loin des rêves pourpres des hippies de San Francisco. Un rêve qui tournera au cauchemar dans les banlieues chics de Los Angeles. Comme en écho, Cassady sera retrouvé mort le long d’une voix ferrée, alcool et barbiturique.
Tom Wolfe n’a pas fait le voyage et son superbe roman s’appuie sur des dizaines de témoignages de Pranksters recueillis après la bataille. Guérilla pacifiste contre l’Amérique WASP du conformisme, de la violence, du consumérisme, du fric et du cynisme. Chercheurs d’ailleurs. D’une vie proche des beautés de la nature et des liens d’amitié et d’amour entre les humains. Loin du ratio, de l’efficacité et du fric.
Le Grateful Dead accompagnera donc les aventures de Ken Kesey et de ses Merry Pranksters, allant jusqu’à emprunter le bus magique. Jerry Garcia, Mickey Hart, Tom Constanten et Ron «Pig Pen » Mc Kernan seront du nombre des premiers suiveurs. Kesey et sa famille élargie sera parfois proche de groupes comme l’Airplane ou Country Joe & The Fish, soit les groupes de San Francisco les plus engagés politiquement. Pas par hasard, bien sûr. Le Dead sortira de ce substrat, de ce bouillon de culture, pour s’affirmer comme le groupe phare de l’acide rock californien.
Durant l’épopée Merry Pranksters, le Dead se fait appeler les Warlocks et jouent gratuitement dans les parcs de San Francisco. Phil Lesh (basse) et Bob Weir (guitare rythmique) rejoignent le groupe pour lui donner une assise plus rock. Après un premier album (The San Francisco Grateful Dead) enregistré en 1967 mais qui ne sortira qu’en 1972 (le Dead ayant longtemps tiré fierté de ne pas se compromettre avec l’industrie du disque), ils signent chez Warner Bros mais les difficultés commencent. Leur premier manager, le père de Mickey Hart, le batteur, pique dans la caisse après les concerts et se révèle être un escroc. Solidaire du paternel, Hart est remplacé par Billy Kreutzman et Bill Graham, patron du Fillmore West, veille sur leurs affaires avant que Rock Scully ne devienne leur manager. Le Dead fait les beaux jours du Fillmore où ils sont quasiment en résidence. Deux albums suivront en 1968. Retour d’abord sur le premier album où le Dead joue des classiques du rock et du blues qu’il déstructure à volonté et on peut trouver là leur reprise du « Morning Dew » de Tim Rose. Une merveille.
Anthem of the sun et Aoxomoxoa (palindrome) sont deux albums difficiles où, sur des textes du poète Robert Hunter, le Dead propose de longues improvisations électriques dont les plus significatives sont « What’s Become Of The Baby ? » ou « Alligator ». Il y aura aussi « Dark Star », un modèle du genre qui figurera sur leur premier album live, Live Dead, en 1969 où il occupe toute une face. C’est l’année où le Dead est engagé au calamiteux festival d’Altamont, un circuit automobile où les Stones seront en vedette avec un service d’ordre assuré par les Hell’s Angels et un mort à l’arrivée. On sent toutefois que le groupe ne s’exprime jamais mieux que sur scène et les enregistrements live sont ce qu’ils font de mieux. De cette particularité, le groupe va user et abuser.
Constanten est parti et le Dead va sortir ses deux plus grands albums. Le groupe abandonne progressivement le psychédélisme débridé et souvent instrumental pour de courtes ballades country inspirées. Ce sera Workingman’s dead puis American beauty, tous deux en 1970. On appréciera tout particulièrement « Casey Jones » sur le premier et « Box Of Rain » sur le second.
Encore un live avec The Grateful Dead Live (1971) et un «The Other One » de dix-hui minutes avant un triple album en 1972 et un « Truckin’ » qui en fait treize. Ron Mc Kernan est mort alcoolique (Death don’t have no mercy), remplacé par les époux Godchaux (Keith et Donna) et le Dead tourne partout, ses disques n’étant plus que des concerts enregistrés dont on compile les meilleurs morceaux. Ainsi a-t-on pu les voir à Faches-Thumesnil, dans la banlieue de Lille. Le Dead choisit la facilité.
Deux albums médiocres (Wake of the flood 1973 et From Mars hotel 1974) et un autre calamiteux, ce Blues for Allah en pleine période punk, navrant anachronisme, le Dead sortira encore une dizaine d’albums (dont un avec Dylan) souvent d’une rare indigence avant la mort de Jerry Garcia en 1995 qui marquera la triste fin du gang hippie de Palo Alto.
La route du rock est jonchée de cadavres et l’histoire du Dead en regorge. Lesh après Mc Kernan, Keith Godcheaux et Jerry Garcia. Quatre de chute et seuls Bob Weir et Billy Kreutzman sont toujours là pour nous parler d’un temps pas si lointain où la jeune Amérique rêvait encore de néons arcs-en-ciel et d’aubes mentholées (merci à Claude Pélieu). La jeune Amérique des années hippies à qui les soli interminables de Jerry Garcia auraient pu servir de bande-son.
Mais la mort n’a pas de pitié, comme le chantait le révérend Gary Davis, pas plus qu’elle n’a de reconnaissance. Elle emporte tout le monde au fil de sa faux, n’épargnant pas même ceux qui lui avaient rendu hommage en la prenant pour nom. Phil Lesh, le natif de Berkeley, ne fera pas exception.
27 octobre 2024
Merci Didier pour cette excellente rétrospective. De Woodstock en août 1969, au Family Dog de San Francisco en mars 1970, j’ai vu le Grateful Dead plus de 20 fois durant cette époque grandiose où ils étaient les rois du Fillmore West et du Winterland. Lorsque le Dead a été incarcéré à la Nouvelle Orléans pour possession de drogues, un concert a été organisé en impromptu le même jour au Winterland pour lever les fonds de $15,000 pour leur permettre d’être libéré sous caution le lendemain. Nous étions plus de 8,000 à répondre aux annonces faites par la station radio KSAN en payant quelque chose comme 2 dollars par personne. Tout le monde a travaillé ou offert ses services gratuitement. Les groupes qui ont joué sur scène étaient It’s a Beautiful Day, Quicksilver Messenger Service (avec Nicky Hopkins), Santana, et Jefferson Airplane. Soirée mémorable pour les héros du coin qui s’étaient fait piéger à la N.O., et qui ont retrouvé leur liberté le lendemain. La société culturelle et artistique que le Dead avait si bien servi leur a renvoyé l’ascenceur avec le sourire. Il en reste trace dans la chanson « Trucking »:
Busted, down on Bourbon Street
Set up, like a bowlin’ pin
Knocked down
It get’s to wearin’ thin
They just won’t let you be
Dans tout ça, Phil Lesh était d’un calme imperturbable, tel l’œil au milieu de l’ouragan, ce qui ne l’empêchait pas de jouer des lignes de basse super créatives, et/ou entraînantes. Un vrai géant de la basse. Rest In Peace, Phil, et merci pour plus d’un demi siècle de beauté musicale.