Face A et face B, comme les singles d’antan. Sur la première face, Peter Sinfield poète parolier de King Crimson. Sur l’autre, Shel Talmy, producteur américain du British beat. Les deux n’ont pas grand-chose à voir, si ce n’est d’avoir rendu l’âme quasiment le même jour. Biographie express de deux légendes du rock, l’un maître des mots, l’autre sorcier des sons.
SIDE ONE/ PETER SINFIELD, À LA COUR DU ROI POURPRE
The purple piper plays his tune Le flûtiste violet joue son morceau
The choir softly sing Le chœur chante doucement
Three lullabies in an ancient tongue Trois cantilènes dans une langue ancienne
For the court of the crimson king À la cour du roi pourpre
Juste un exemple de la poésie de Pete Sinfield, créateur avec le guitariste Robert Fripp du grand King Crimson (1969 – 1975). Une poésie inspirée par la poésie médiévale celte, Walter Scott et les romantiques anglais, comme d’ailleurs l’étaient Keith Reid (Procol Harum) ou Marc Feld (Tyrannosaurus Rex) qui sera plus connu sous le nom de Marc Bolan avec T. Rex. Un grand poète du rock, sans conteste, à mettre au pinacle avec Lou Reed, Jim Morrison, Keith Reid, Dylan bien sûr, Van Morrison et Ray Davies. Dans Q Magazine, il a été mentionné comme le « premier littérateur du rock progressif » et ses textes sont parus en recueils, n’ayant souvent nul besoin de la musique.
Pete Sinfield est obsédé par le Moyen-âge, les chevaliers, les châteaux-forts, les dames de compagnie, les bouffons et les tournois avec une nette tendance au fantastique, voire à l’occultisme.
Il est né en décembre 1943 à Fulham, au Sud-ouest de Londres, de lointaines origines familiales irlandaises. N’ayant pas connu son père, il est élevé par sa mère, une personne fantasque se battant pour la cause des gitans, le laissant au soin de sa femme de ménage allemande qui se produit comme funambule dans un cirque. On le voit, un univers baroque et coloré qui prédispose peu à la normalité.
Féru de poésie et de littérature, Sinfield quitte pourtant l’école à seize ans pour exercer divers métiers dont ceux d’employé d’une agence de voyages puis d’une compagnie d’informatique. Il retournera quelque temps à l’école, une art-school de Chelsea où la plupart de ses amis sont inscrits. Là, il va apprendre la guitare mais c’est surtout l’écriture de poèmes qui l’intéresse. Il part voyager en Espagne et au Maroc au milieu des années 1960 après avoir fait les marchés à Portobello où il vendait tout un attirail de fringues et d’objets orientaux.
De retour en Angleterre en 1967, il crée un groupe avec Ian Mac Donald, The Creation (rien, ou pas grand-chose à voir avec The Creation produit par Shel Talmy qui sera l’un des fleurons du psychédélisme anglais). N’obtenant pas le succès escompté, Mac Donald lui conseille de laisser tomber la guitare et de se consacrer aux textes, sentant poindre chez lui un poète de talent.
Giles, Giles & Fripp, un trio formé en 1968 avec les frères Mike et Peter Giles et Robert Fripp, recrutent Mac Donald, Sinfield et une ex-chanteuse de Fairport Convention, Judy Dyble. Le groupe, qui ne s’appelle pas encore King Crimson, enregistre une version de « I Talk To The Wind », chanson signée Sinfield et Mac Donald où la flûte domine dans une atmosphère irréelle.
La suite est plus connue. Greg Lake va remplacer Peter Giles à la basse et King Crimson peut démarrer avec un premier album de toute beauté : In the court of the crimson king, où les textes de Sinfield s’accordent à merveille avec la musique, proche du rock symphonique des Yes, Van Der Graaf Generator et autres Genesis.
King Crimson est, avec Led Zeppelin, le phénomène de l’année 1969 en Angleterre et ses concerts ramènent du monde, avec light-shows et utilisation précoce du synthétiseur. Le deuxième album, In the wake of Poseidon, est nettement moins bon et Fripp a déjà d’autres projets comme Centipede.
Lizard, en 1971, renoue avec le tropisme moyenâgeux pour un album remarquable, presque aussi magique que le premier, mais Island (1972) fait rechuter le groupe et Sinfield s’en va après une tournée américaine. Il va produire le premier Roxy Music et travailler avec Emerson Lake & Palmer ou Eno, avant de mettre son talent au service de personnes aussi diverses que Angelo Branduardi ou… Céline Dion. Triste fin.
SIDE TWO/ SHEL TALMY, FILS DE SPECTOR ET DE MEEK
Après les fils de Phil Spector, les Shadow Morton, Sonny Bono et Jack Nitszche aux États-Unis, Shel Talmy aura été avec George Martin et Andrew Loog Oldham LE producteur de l’Angleterre des Swinging sixties et du British Beat. Il est à la fois inspiré par Spector lui-même pour l’amplitude et la profondeur du son et par l’Anglais John Meek pour les premiers tripatouillages électroniques.
Il est né à Chicago en août 1937, d’un père dentiste et d’une mère au foyer. Passionné dès son enfance par les musiques populaires (folk, rythm’n’blues et country) et les techniques de studio, il quitte le domicile familial à 18 ans, en 1955, pour s’inscrire à l’université de Fairfax, à Los Angeles.
Il commence à travailler pour la chaîne ABC avant d’être engagé par les studios Conway comme producteur, de quoi lui mettre le pied à l’étrier. En lien avec Gary Paxton (Hollywood Argyles), il produit des disques de groupes vocaux comme les Marketts ou les Castells qui ne rencontrent pas le succès, loin s’en faut. Mais l’essentiel est, après les sessions, de se familiariser avec le matériel.
À l’été 1962, Talmy part à Londres, recommandé par Nick Venet, producteur de chez Capitol. Il devait y être pour cinq semaines, il y restera bien plus longtemps. Il sympathise avec Dick Rowe, un producteur de chez Decca et produit un single des Bachelors avant le duo Chad & Jeremy.
Mais le Merseybeat à Liverpool puis le British Beat à Londres le trouvent en pool position pour devenir le producteur à la mode. Il fraye avec Robert Wace et Greenville Collins, les managers des Kinks qui lui proposent d’enregistrer « You Really Got Me », lequel fera le hit que l’on sait. Talmy deviendra le producteur attitré de tous les hits et de tous les albums des Kinks, jusqu’à leur virage « operas » en 1968 et les productions de Ray Davies himself.
Parallèlement, Talmy va produire le premier single des Who, « I Can’t Explain », pour la marque Brunswick, et il enregistrera là aussi tous les premiers hits du groupe mod de Shepherd Bush. De « Anyway Anyhow Anywhere » à « My Generation » en passant par « The Kids Are Alright ». Il produira le premier album du groupe avant d’être viré, en 1966, par le duo Kit Lambert et Chris Stamp qui lui reprochent de tirer un peu trop vers lui la couverture.
Avec les Kinks comme avec les Who, Talmy a inventé un son travaillé, caverneux, dur et des effets électro-acoustiques du plus bel effet.
Il produira aussi The Creation (voir ci-contre) et leur fameux Our music is red, with purple flashes, mais aussi les Easy Beats (« Friday On My Mind »), Manfred Mann (« Ha Ha Said The Clown »), Amen Corner (« If Paradise Is Half-Past Nice »), Roy Harper et aussi les premiers singles d’un jeune homme nommé Davy Jones qui se fera connaître plus tard sous le pseudonyme de David Bowie.
Il y aura aussi des choses plus improbables comme Pentangle, groupe de folk anglais (pour trois albums), plus Mickey Finn (seconde moitié de T.Rex) ou encore les Nashville Teens. Au total, une soixantaine de singles qui en font l’un des producteurs les plus prolixes, avec un certain Kim Fowley.
À la fin des années 1960, il retourne aux États-Unis et travaille pour des artistes comme Lee Hazlewood ou Tim Rose, plus un album solo de Nicky Hopkins, Anglais lui.
Les années Punk le ramèneront en Grande-Bretagne pour produire les Damned, les Fuzztones, Little Steven et aussi un single de reformation des Small Faces, un groupe qu’il aurait aimé produire.
Dans les années 1980, Talmy s’est progressivement éloigné du rock business, retournant couler des jours tranquilles à Los Angeles, si tant est que ce soit possible.
Il y mourra le 13 novembre, à l’âge canonique de 87 ans, ce qui est très vieux pour un rocker. On perd avec lui un sorcier du son et un producteur dont les goûts exquis l’ont toujours amené à travailler avec les meilleurs, éclaboussant chaque production de son génie caractériel.
S)hel, que j’aime ! Ou Talmy you’re comin’ back to me. Ain’t that funny ?
1° décembre 2024