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CHRISTOPHE, PETIT RICHARD… ET DE SI JOLIES CHOSES

CHRISTOPHE, PETIT RICHARD ET DE SI JOLIES CHOSES.

UN FANTÔME DISPARAÎT

Pendant des années, j’ai eu l’ambition d’écrire une biographie de Christophe (oui le chanteur, Daniel Bevilacqua). Je l’avais vu plusieurs fois lors de sa tournée de 2000 – 2001 (période Comme Si La Terre Penchait), aussi bien à Paris que dans le Nord (Lille, Roubaix, Boulogne). Je m’étais même enhardi à aller le trouver en coulisses pour lui faire part de mon projet. Malgré des encouragements polis et difficilement audibles, j’avais bien senti que je ne devrai compter sur aucune recommandation ni aide de sa part, sans parler d’une éventuelle collaboration totalement à exclure. J’avais passé quelques appels à des responsables de collection dont les coordonnées m’avaient été données par un critique de renom et ils accueillaient tous ma proposition avec une indifférence agacée. L’un d’eux alla même jusqu’à me confier qu’il « avait aussi l’intention d’écrire une biographie de Christophe ». J’étais bien avancé.

Je m’étais pourtant longuement documenté et je savais presque tout du Beau Bizarre, de sa naissance à Juvisy Sur Orge jusqu’à ses œuvres les plus récentes et cette tournée sans fin, en passant par ses débuts de gratte-guitare sur la côte d’Azur, « Aline » et le ridicule procès intenté par Jacky Moullière (neveu Salvador), sa fausse sortie de la fin des années 60 et son retour en majesté sous l’égide de Jean-Michel Jarre. Un parcours chaotique comme celui des bolides Formule 3 qu’il prenait plaisir à piloter à Montléry. Christophe – mon Christophe – n’avait rien d’un marchand de soupe ou d’un chanteur populaire. Au début des années 70, dans une interview à SLC, il disait avoir découvert Wagner et ne plus écouter que ça. Drôle de pistolet. Je le voyais comme un prince, un dandy aux vestes roses poussière dont le col laissait passer le jabot d’une chemise immaculée. Plus il prenait de l’âge, plus je le percevais comme une sorte de vampire dont les lunettes noires et la moustache cachaient mal le teint blanchâtre du noctambule rêveur et impassible.

J’avais écouté des tas d’interviews où sa voix mal assurée, voilée, s’essayait maladroitement à rythmer des bouts de phrase, des anglicismes et des citations. Il n’avait rien à dire, mais il le disait si bien. Le bonhomme n’en était pas moins fascinant, une sorte de Nosferatu pop ayant délaissé les hits sucrés pour se reconvertir en sculpteur de sons qui devait à l’invention du synthétiseur son retour en grâce après les années sombres.

Pourtant, « Succès Fou » avait encore cette magie des premiers temps, mais il était passé à autre chose depuis les petits bijoux ciselés avec son ami Jarre et ce Beau Bizarre, ce pur enchantement juste avant la nuit des volutes sonores et des complaintes aphones échappées de machines dont lui seul savait explorer l’âme.

Et puis, à quoi bon écrire sur quelqu’un qui se sentait si peu de ce monde et n’aspirait qu’à rejoindre ces espaces infinis dont il semblait issu. Poussière multicolore flottant dans l’éther. Phalène ou luciole. Un poète sublime qui avait depuis longtemps remplacé les mots par les sons et il aurait fallu lui rendre hommage dans le seul langage qu’il connaissait : la musique. Mon inexpérience dans ce domaine me disqualifiait pour ce faire et je n’avais plus qu’à espérer que mon Christophe retrouverait dans on ne sait quel enfer ou paradis perdu miltonien Alan Vega ou Syd Barrett, ses propres idoles.

LA PÊCHE NOIRE

L’état de Georgie a enfanté au moins trois génies. Trois génies quasiment inventeurs d’un genre : Otis Redding (né à Dawson) pour la soul music ; Ray Charles (né à Albany – Georgie) pour le rhythm’n’blues et Little Richard Penniman (né à Macon) pour le rock’n’roll. Trois princes de la musique populaire noire, autant dire de la musique populaire tout court.

Ce n’est pas par hasard que Nik Cohn, illustre rock critique anglais, avait titré en 1968 A wopbopaloobop A lopbamboom sa monumentale histoire du rock, sortie en 2001 en 10/18. L’autre Nick (Toshes), avait recensé les Héros Oubliés Du Rock’n’roll (sorti chez Allia en 2000), soit les secousses telluriques qui allaient accoucher du big bang rock’n’rollien, et voir surgir à la face de l’univers la génération des pionniers, Elvis Presley et Chuck Berry en tête, suivis de peu par Jerry Lee Lewis et Little Richard. De quoi procurer à une jeunesse occidentale dévorée d’ennui ses premiers grands frissons, ses premiers grands plaisirs.

On connaît l’histoire du petit Richard, de ses premières vocalises à l’église sous la férule de son père dévot jusqu’à son enterrement dans le cimetière de Huntsville (Alabama). Une vie qui démarre au moment où, après avoir largué les amarres avec sa nombreuse famille qui le rejette en tant qu’homosexuel, Little Richard signe les hymnes les plus fulgurants du rock’n’roll avec notamment « Tutti Frutti » et son contenu (homo) sexuel explicite, au moins dans le texte original. Son père est assassiné devant un bar louche de Macon et il a eu toute latitude pour graver sur le label Specialty, de 1956 à 1959, ses premiers albums et une flopée de singles caracolant tous dans les charts (« Jenny Jenny », « Good Golly Miss Molly », « Lucille », « Rip It Up » et surtout ce « The Girl Can’t Help It » qu’il interprète dans le film La Blonde Et Moi de Frank Tashlin avec Jane Mansfield). La voie est libre mais le paradis innocent du rock’n’roll va vite se transformer en purgatoire quand les roucouleurs du College rock (les Pat Boone, Frankie Avalon et autres Fabian) vont pousser les rockers dans l’abîme, avant l’oubli et les rédemptions plus ou moins sincères.

Presley part servir l’oncle Sam en Allemagne quand Chuck Berry et Jerry Lee Lewis ont maille à partir avec la justice pour de sombres histoires de mœurs. Eddie Cochran meurt accidentellement à Londres alors qu’il était en tournée avec Gene Vincent. Richard Penniman, lui, revient au Gospel et aux Spirituals, comme pour chercher on ne sait quelle rédemption pour sa vie de patachon et ses mœurs dissolus.

Les Beatles et les Stones pourront triompher en rendant hommage aux pionniers, lesquels feront des derniers tours de piste, comme à Toronto en 1969 ou à Wembley en 1972. Little Richard paraît maintenant coiffé à la Pompadour avec bijoux et falbalas. Il revendique pleinement son homosexualité à la faveur de l’émergence du rock décadent et de ses plus belles créatures.

Après le Londres du British Beat, c’est l’Amérique – du Detroit du MC5 au San Francisco de Creedence Clearwater Revival – qui lui rend des hommages appuyés. Hendrix l’avait d’ailleurs accompagné lors d’un enregistrement à Los Angeles en prélude à sa météorique carrière. Le Voodoo Chile pouvait désormais reprendre le flambeau dans une démesure à l’extrême limite d’une folie incandescente qui guette la moindre ouverture.

Mais Little Richard était déjà loin, quittant à regret le cimetière des éléphants des vieilles gloires du rock pour donner sporadiquement une prestation médiocre pour nostalgiques incurables. Las Vegas et ailleurs. La folle de Macon, la pêche noire de Georgie tire son ultime révérence ce 9 mai 2020, des suites d’un cancer des os. Noir, homosexuel, subversif et génial, il avait tout pour plaire à l’Amérique de Trump. R.I.P (it up).

SOURIEZ, VOUS ÊTES PHIL MAY

Originaires de Dartford (Kent), les Pretty Things (ainsi nommés en hommage à Bo Diddley) firent longtemps figure d’outsiders flamboyants du Swinging London. Voisins des Rolling Stones en essuyant les plâtres dans le même circuit des nuits londoniennes, leur guitariste, Dick Taylor, avait même fait parti des premières versions des Stones en tant que condisciple de Keith Richard à la Sidcup Art School. Mais Dick Taylor n’avait pas le physique avantageux d’un Brian Jones et ses rêves de gloire prirent vite fin, vite ensevelis sous les brumes de Londres. London Town.

Mais il aura une deuxième vie avec les Pretty Things de Phil May, un groupe qui poussera plus loin les limites de l’outrage avec un leader dont le physique androgyne rivalise avec celui d’un Mick Jagger. Les Pretty Things dynamitent des classiques rhythm’n’blues sous l’influence de Bo Diddley, grand prêtre vaudou du rock’n’roll et de Chuck Berry ; inventant ce rock « Chuck’n’Bo » qui allait devenir leur marque de fabrique, celle aussi des Yardbirds et des Animals.

J’ai écrit une biographie du groupe, sortie chez Camion Blanc en 2015 (1), basée largement pour la documentation sur le maître ouvrage de Alan Lakey (The Pretty Things – Growing Old Disgracefully). C’est ensuite Mike Stax – éditeur du fanzine Ugly Things – qui écrira sur leur tournée néo-zélandaise de 1965, une visite catastrophique aux confins de l’empire, marquée par le scandale, la violence et les pires dépravations. Les Pretty Things enregistrent leurs premières bombes chez Fontana, produits par Bryan Morrison et managés par Jimmy Duncan – un intellectuel, lui, ami de Donovan – avec autant de reprises de Bo Diddley que de Jimmy Reed et un batteur fou (premier d’une longue série) du nom de Viv Prince qui sera le modèle de Keith Moon dans la destruction et le saccage.

Toujours en 1965, ils s’illustrent au Blokker Festival de Rotterdam et font donc scandale lors d’une tournée calamiteuse aux antipodes, bannis de Nouvelle-Zélande après des frasques dont la moindre constitua la tentative de viol collectif sur la jeune Sandie Shaw également au programme. Version journalistique contestée plus tard avec vigueur par May. Leurs passages à la télévision dans les émissions pour teenagers sont autant de scène d’un petit théâtre de la cruauté, parsemés par des accès de sauvagerie que retiendront les punks, une décennie plus tard.

L’année 1966 marquera un tournant avec de plus en plus de compositions originales (Taylor – May) et l’apport instrumental de Don Povey et Wally Waller (ex Fenmen) entrés en lieu et place de Brian Pendleton et de John Stax. Les jolies choses, nommées ainsi par dérision, accouchent en studio de petites perles mélancoliques (« London Town », «My Time », « Progress ») mais ce n’est rien à côté de ce qui va suivre. Nul groupe anglais n’aura mieux pris le tournant psychédélique qu’eux, avec tout d’abord Emotions (1967) puis SF Sorrow, l’un des premiers opéras rock et chef-d’œuvre absolu du genre (1968) et, pour clore cette fantastique trilogie, Parachute (1970) qui sera classé meilleur album de l’année par les critiques de Rolling Stone. Une référence. Après bien des déboires, ils sont passés chez E.M.I (Rare Earth aux États-Unis) et sont maintenant produits par Norman « Hurricane » Smith, vieux producteur maison qui les laisse donner libre cours à leur folie créatrice.

Parallèlement, les Pretty Things mèneront une carrière obscure sous le nom des Electric Bananas (une demi-douzaine d’albums dont le premier servira de bande-son à un porno soft produit par Menahem Golan). Le groupe nous gratifie d’un superbe « I See You » lors de leur passage à Amougies, en fin de programme, et on pourra aussi les voir à la Taverne de l’Olympia avant une première dissolution prélude à d’incessants changements de personnel.

Entre temps, il s’est passé quelque chose d’incroyable avec Philippe Debarge, un de leur fan français, un dandy fils de famille qui les fait venir à ses frais sur la Côte d’Azur pour les accompagner sur son disque. Un fan qui réalise son rêve dans l’été sans fin de Saint-Tropez. C’est en fait Debarge qui chantera sur des chansons du groupe. Les enregistrements resteront longtemps inédits avant parution en 2009 sous le titre éponyme (Philippe Debarge). Après cet impromptu azuréen, Dick Taylor s’est retiré sur l’île de Man et c’est Peter Tolson (ex Edgar Broughton Band) qui tiendra la guitare.

Ils sont remis sur les rails en 1972 sur le label Swansong – celui de Led Zeppelin – avec leur manager Peter Grant aux commandes. C’est reparti pour quelques albums dispensables et des tournées minables au fin fond des États-Unis. « Les Pretty Things reviennent, tout peut recommencer ! » ; c’est ainsi que Yves Adrien – sorte de Lautréamont punk – ponctue son manifeste Je Chante Le Rock Électrique dans un Rock & Folk de 1973. Ils reviennent certes, mais pas au mieux de leur forme. Des anges cabossés.

Quand même, David Bowie, fan transi, les remet au goût du jour avec deux reprises (dont leur inoubliable « Don’t Bring Me Down ») dans son testament du British Beat, Pin Ups et Phil May ne cache plus une bisexualité qui s’accorde à merveille avec l’univers du rock décadent. Mais le grand retour est compromis par des rivalités entre les membres alimentées par des problèmes d’ego (et aussi d’héro).

Phil May fait des infidélités au groupe avec ses Fallen Angels. Ils reviendront encore après qu’un fan éperdu – Mark Saint-John – sera devenu leur manager et producteur. On peut citer, pour mémoire, leur version du « Eve Of Destruction » de Barry McGuire sortie à la fin des années 80, avant quelques rares albums ne leur rendant pas toujours justice.

Il m’a été donné de voir les Pretty Thing une bonne douzaine de fois et j’aurais toujours le souvenir de ce concert lors d’une fête de la musique sur le parking d’un supermarché. Ils en étaient là. Devant une poignée de fans et quelques curieux, ils reprenaient inlassablement leurs hits légendaires avant quelques extraits de SF Sorrow pour nous faire grimper au ciel. Un dernier album en 2015 (The Sweet Pretty Things… are in bed now, of course) et des concerts aux quatre coins de la vieille Europe, en galériens du rock. Jusqu’à un dernier set à Londres, en décembre 2018, avec David Gilmour et Van Morrison en guest stars. Exit les jolies choses.

Ces dernières années, Phil May s’était retiré dans le Norfolk avec son ami, considérant terminée sa carrière, et partant celle de son groupe. Il est décédé le 15 mai des complications cardio-vasculaires ayant suivi un banal accident de vélo. Comme Nico à Ibiza en 1988. Le parallèle n’est pas fortuit.

L’ange maudit du rock anglais nous laisse inconsolable et on se passera encore SF Sorrow, ce conte électrique où un gamin solitaire explorait son monde intérieur dans une douce schizophrénie acide. SF Sorrow is dead ! Les Pretty Things ne reviendront plus jamais. 

(1) Didier Delinotte – Les Pretty Things : Une Institution ! – Camion Blanc – 2015.

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