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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (18)

MARTHA

Daniel Grardel, infatigable arpenteur et illustrateur des endroits interlopes de sa métropole.

La Belgique n’était pas encore à la mode. J’y habitais, à la frontière, derrière le rideau de frites, avais-je tendance à plaisanter un peu lourdement. En passant et repassant cette frontière, j’avais toujours en tête cette chanson de Dylan « The Girl From The North Country », et en particulier ce vers qui se prêtait tellement bien à ces journées de vent et de pluie : « when the wind is heavy on the bordeline ». Un immense champ de maïs avec à sa tête un roi d’opérette. C’était, de ma fenêtre, ce que j’entrevoyais dans les pires moments, au bout d’une quinzaine d’années passées là, à la frontière. Pour aller travailler de l’autre côté, je passais la douane où des employés pour la plupart désœuvrés depuis l’Acte Unique, arrêtaient parfois quelques camions, comme pour combattre le poids de leur oisiveté et se donner une contenance.

Je partageais donc ma vie depuis plus de 15 ans avec Martha, la fille du Nord, une frontalière qui avait quitté le Nord de la France pour suivre ses deux premiers maris en Flandres occidentales. Les deux travaillaient dans des agences en douane. Elle y était restée, en Belgique, dans une grande maison isolée avec jardin sur la grand route entre Menin et Mouscron. On avait trois chats dont un gros blanc presque aveugle et un vieux gris sénile qui commençait à faire n’importe où. Pour compléter le trio, une petite chatte mal nourrie à la naissance qui, rachitique, ne s’alimentait presque pas. Trois officiellement, mais les gamelles débordantes de nourriture attiraient tous les chats du quartier. Les femelles faisaient parfois leurs jeunes dans notre véranda et Martha les noyait. Elle avait toujours refusé de les faire stériliser.

J’avais pris la peine de prendre des cours de néerlandais, d’aller voir des matchs de foot de l’Excelsior de Mouscron, d’écouter la RTB et de regarder les programmes de télévision dans Humo, le magazine où dessinait Kamagurka. « Le monde fantastique des Belges », tel était le titre de sa planche hebdomadaire dans le Charlie Hebdo qui venait de reparaître. Il y décrivait des Flamands mesquins, bêtes et méchants. « Le Flamand est travailleur et âpre au gain », avait dit sentencieusement mon professeur de droit qui était également citoyen belge, avocat et premier échevin du bourgmestre de Mouscron. « Il n’y a rien de plus à en dire », avait-il ajouté, perfidement. Moi, je les observais et ils semblaient toujours occupés, les hommes au bricolage et les femmes à leur ménage. Les hommes allaient travailler dans leurs voitures américaines à la zone industrielle du coin quand les femmes allaient s’employer comme secrétaires chez des notables ou femmes de ménage chez des bourgeoises emperlées avec de hautes permanentes peroxydées qui les faisaient ressembler à des héroïnes de Dallas. Bref, depuis le temps et bien que travaillant en France, c’était devenu mon pays.

J’avais fait de rares infidélités à Martha mais je mettais un point d’honneur, depuis 5 ans, à lui être fidèle. Ce n’était pas très difficile, tant les occasions étaient quasi inexistantes. Ma dernière aventure m’avait laissé un goût amer et j’évitais maintenant soigneusement tout ce qui aurait pu me faire replonger. Trois semaines d’euphorie et trois mois de dépression, j’avais déjà donné.

Je connaissais Françoise depuis longtemps, mais nous n’étions pas spécialement proches. Elle travaillait comme moi à la Cosmodémoniaque et elle avait été l’une des premières femmes à être recrutée pour les constructions de lignes téléphoniques. Une chose avait changé nos relations. Par l’intermédiaire de l’une de ses copines, elle avait adhéré à mon syndicat et ça avait eu pour effet de créer des liens.

C’est donc à la faveur d’un congrès départemental de SUD Cosmo qu’on s’était rapprochés. Elle m’avait confié qu’elle n’était pas trop à l’aise avec tout ça, entendre les textes, les amendements, les discours, les motions, les votes… Moi, j’avais tendance à fanfaronner, comme pour l’impressionner, montant à la tribune plus souvent qu’à mon tour pour y aller de mes interventions qui se voulaient drôles et pertinentes ou pour défendre des amendements déposés par la section. Je faisais mon show. On déjeunait ensemble et on passait la journée assis côte à côte, elle qui m’avouait humblement son peu de culture syndicale et moi qui pontifiait en lui expliquant les enjeux et en répondant avec empressement à toutes ses questions.

On avait séché la dernière après-midi, passée à se bécoter dans sa voiture. Je rentrais chez moi tard dans la soirée en ayant réfléchi sur tout le trajet à justifier mon retard. Martha m’attendait, attristée par ce qu’elle devinait être une nouvelle incartade. Je n’avais pas trop envie de la démentir et elle pouvait bien penser ce qu’elle voulait. On en était encore qu’aux préliminaires et rien n’était engagé, rien n’était consommé, surtout.

Le week-end, Françoise était allée à Presles à la fête de Lutte Ouvrière où sa copine militait. Elle m’en avait ramené un petit souvenir, une édition originale d’un bouquin de James Elroy, en anglais, que je conservais précieusement sans être capable de le lire. Les camarades vendaient donc les marchandises les plus discutables du capitalisme dans tout ce qu’il avait de plus viriliste et mafieux. Chirac venait d’être élu à la présidence de la République et, au premier tour, des bourgeoises du XVI° arrondissement avaient voté Laguiller tandis que la candidate qui avait eu mon suffrage avait fait un score piteux. Jospin, challenger, avait fait un score honorable et la seule satisfaction était d’avoir vu Balladur mordre la poussière avec des trémolos dans ses « je vous demande d’arrêter !» adressés à ses partisans. N’empêche, je regardais la soirée électorale partagé entre tristesse et colère. La gauche, toute la gauche, avait perdu et j’étais pris de vomissement en voyant le grand con lever les bras dans ce qui était déjà le véhicule présidentiel, suivi par la moto d’un journaliste téméraire. À pleurer. Je suis sûr qu’une défaite de Chirac m’aurait calmé et que je serais resté en Belgique jusqu’à la fin de mes jours. À quoi ça tient. Là, puisque j’avais perdu, je remâchais le proverbe « malheureux au jeu, heureux en amour », et je décidais de passer à l’offensive.

J’étais d’autant plus perdant, sur tous les tableaux, que je recevais le lendemain une lettre d’un auteur de chez Gallimard qui me disait avoir défendu mon manuscrit en comité de lecture, mais que la maison avait décidé majoritairement de ne pas le publier. Je n’avais pas suffisamment confiance dans la qualité de mes écrits pour insister, et j’avais décidé, au bout de ce qui était le cinquième refus, d’arrêter les frais.

Je portais l’estocade un peu plus tard, à une fête du syndicat pour son cinquième anniversaire dans un bistrot lillois. Le patron, qu’on appelait Pantoufle, semblait dérangé dans la lecture de son journal du soir par une quinzaine de syndicalistes en bordée. Son serveur, en Shiva de comptoir, renouvelait les bières à une vitesse folle et nous avions commandé des pizzas et des portions de frites pour nous sustenter. J’avais passé quelques heures avec Françoise dans la chambre d’un squat où logeait un camarade. J’avais cette fois la permission de minuit, mais ce n’est qu’au petit matin que je rentrais saoul comme un cochon, dégueulant tripes et boyaux avant de me mettre au lit. Face aux explications attendues, je me montrais agressif et sûr de mon fait, sans que Martha ne cherche à me pousser dans mes retranchements. « Me pose pas de questions, je ne serai pas obligé de te mentir », m’étais-je exclamé, parodiant un morceau de Johnny Thunders, le chérubin héroïnomane des New York Dolls. « Si tu le prends comme ça, tu peux aussi bien partir », m’avait-elle répondu. Je me le tenais pour dit et je considérais l’échappatoire comme une virtualité devenue imaginable.

Début juillet, on était allés au festival de Torhout avec Françoise et j’avais prétexté une sortie entre copains dans ce lieu que je fréquentais chaque année pour pouvoir passer la journée avec elle. Martha semblait à nouveau sceptique mais me laissait le bénéfice du doute. On avait passé l’après-midi loin de la scène et nous avions trouvé mieux à faire que d’applaudir les groupes qui se succédaient. J’avais juste consenti à une exception pour R.E.M, mon groupe favori du moment. Moi aussi, j’avais perdu ma religion et la culpabilité commençait à distiller son poison.

La semaine d’après, je prenais des demi-journées de congés que je passais chez elle et je rentrais le soir avec une envie de pleurer en voyant Martha préparer tristement le dîner en me demandant comment j’avais passé ma journée. Je mentais mal et je devinais qu’elle savait que j’avais une liaison, en ayant la pudeur de n’en rien laisser paraître.

Le samedi, je participais à la journée porte ouverte de l’établissement psychiatrique où séjournait mon frère. Martha avait refusé de m’accompagner et j’y étais allé avec mon père. À peine avalé le dessert d’un petit repas convivial, je prétextais un impératif d’agenda pour laisser la compagnie à ses futures réjouissances et me rendre en centre ville où Françoise m’attendait. La directrice m’avait fait comprendre que ma conduite, ne serait-ce que par égard aux patients et au personnel, n’était pas très respectueuse. Tout était contenu dans ce « vous nous quittez déjà ? » que j’interprétais ainsi. Je manquais décidément à tous mes devoirs.

Certains soirs, je lui demandais d’appeler la cabine téléphonique côté français, à Halluin, à une heure précise. Je la rappelais et on discutait des heures. Mes sorties s’effectuaient sous les motifs les plus divers, un paquet de cigarettes ou un journal à acheter. Un soir, à cours d’idées, j’avais même acheté un bouquet de fleurs à Martha, à son grand étonnement. Françoise allait parfois me proposer un rendez-vous à l’impromptu, dans un parc avoisinant, et, là aussi, je sortais sous n’importe quel prétexte. Il fallait beaucoup d’imagination.

Elle me mettait en garde contre tout écrit, pour éviter que nous ne soyons découverts. Nonobstant, je lui écrivais sans cesse des poèmes. C’était pour calmer mon angoisse devant cette situation déstabilisante. Aussi bien, je ne savais faire que ça. J’étais, de plus, jaloux comme un tigre et ne souffrait pas ce que j’imaginais être des minauderies avec d’autres.

Je n’avais même plus à la jouer fine, tant le doute raisonnable avait fait place à une quasi-certitude pour Martha. J’esquissais parfois un geste affectueux pour lui montrer que, malgré tout cela, je tenais encore à elle, mais elle n’y prêtait pas attention comme pour me signifier qu’elle aurait préféré que je lui dise la vérité plutôt que de continuer à faire semblant.

Le week-end du 14 juillet, on l’avait passé à la mer dans une dernière tentative, que je savais vaine, de nous raccommoder. On était allés à l’endroit habituel, De Haan (Le Coq), un faubourg de La Panne où on avait nos habitudes. On avait parlé d’avoir une vraie discussion, à coeur ouvert, de tirer les bilans, de faire le point et tout ce genre de choses. Au lieu de ça, on était restés silencieux. Elle avait peur de savoir et de perdre toutes ses illusions quand je craignais de tout avouer et de devoir la quitter. Un jeu fermé qui s’était soldé par un match nul. On n’était pas plus avancés.

Jusqu’à l’accident. Elle conduisait nerveusement sa Volvo et, un peu après Furnes, elle avait fait une embardée qui nous l’avait projeté dans le fossé, de l’autre côté de la route. J’étais ensanglanté et, par chance, elle n’avait rien. Des voitures s’arrêtèrent avant celle d’un médecin qui, après un bref examen, nous conduisit à l’hôpital de Furnes où nous avons passé la nuit, en observation.

Elle n’avait rien donc et je n’avais aucune fracture malgré un corps endolori, juste quelques contusions. Et beaucoup de confusion, ajoutais-je in petto. Lorsqu’on lui demandait les jours suivants comment elle avait pu perdre le contrôle de son véhicule, elle répondait que c’était à cause de moi qui m’était mis à vider le cendrier par la fenêtre. Elle me donnait une fois de plus le mauvais rôle, mais j’avais trouvé un autre théâtre où m’exprimer, une autre pièce à jouer avec une nouvelle partenaire.

Je retrouvais Françoise après ce week-end qui faillit être tragique mais je minimisais les événements pour ne pas qu’elle se sente si peu que ce soit responsable de ce qui pouvait passer pour une querelle de vieux couple dont elle aurait été la cause. On déjeunait ensemble le midi, chez elle, et je reprenais le boulot vers 14h30 avec des jambes en coton et des souvenirs pleins la tête. Le service, que je dirigeais tant bien que mal, allait à vau-l’eau et mes supérieurs me conseillaient de me ressaisir, d’abord de réduire significativement mes absences syndicales et, ce n’était pas dit comme cela mais l’intention y était, de mettre un terme à cette liaison ridicule au vu et au su de tout le monde qui nuisait gravement à ma conscience professionnelle et risquait fort de me faire perdre mon poste. Je n’étais plus un adolescent et il fallait que je me libère de cette relation toxique dans laquelle je me perdais. Je n’étais plus moi-même et on avait déjà supporté par le passé mes peines de cœur, mes langueurs et mes états d’âme. L’entreprise avait changé et on aurait peut-être plus autant de patience.

Je n’étais plus si sûr de moi. Je me disais qu’il était encore temps de faire machine arrière et qu’il valait mieux à tout prendre renouer avec le cours d’une relation tranquille et rassurante, plutôt que de m’abandonner à une passion qui risquait de me détruire. C’est dans ces dispositions que je rentrais ce soir-là, le 21 juillet. C’était la fête nationale en Belgique et des festivités étaient prévues un peu partout.

J’avais aussi tenté de rassurer mes parents qui, alertés par Martha, me demandaient des comptes à propos de mon intention supposée de la quitter. Mes explications devaient être laborieuses car ils n’étaient en rien convaincus. On avait décidé de déjeuner chez eux le dimanche d’après, manière de leur montrer que rien n’était compromis. Françoise m’avait fixé un ultimatum, n’appréciant pas mes scrupules et mes doutes. Elle n’avait pas l’intention de jouer sagement le rôle de la maîtresse attendant par intermittence la visite de son amant et elle m’intimait de choisir mon camp. C’était Martha ou elle, en aucun cas les deux. La pression montait, l’angoisse et la culpabilité aussi et j’en étais à ne plus dormir que quelques heures par nuit.

Ce 21 juillet au soir, fête nationale belge, Martha et moi avions tous les deux un peu bu. On s’était engueulés à propos de son père qui, malade, ne supporterait pas l’idée de voir sa fille se retrouver seule. J’avais pris ces propos culpabilisants pour une forme de chantage et je l’avais envoyée paître en lui précisant que je trouvais pour le moins inélégant qu’elle même son père à nos histoires de couple. On était repartis sans se parler et, rentrés à la maison, je lui avais dit que j’avais pris ma décision et que je la quitterai le lendemain. Celle que j’appelais parfois Martha ma chère en souvenir d’une vieille chanson des Beatles ne fit rien pour me retenir, certaine que j’allais lui revenir après quelques jours et une désillusion inévitable qui pendait au nez du romantique velléitaire que j’étais. Elle me connaissait trop bien.

Je partis donc le lendemain et c’est une autre chanson des Beatles que j’avais en tête, à propos d’un poids à porter et du temps que ça prendrait. « Yes, you’re gonna carry that weight… A long time ». Le soir, on fêtait mon départ, ou plutôt ma venue, mon installation définitive, avec Françoise et quelques amis du syndicat. Des joints circulaient et j’en tirais quelques bouffées. Avant des bouffées délirantes. Je passais une nuit blanche effectivement à délirer et à me dire qu’il était encore temps de me repentir. Je voulais quitter la chambre, sortir de là et téléphoner à Martha pour qu’elle vienne me chercher.

Au lieu de cela, c’est Françoise qui me conduisit chez son médecin généraliste à qui je demandais de me placer au plus vite dans un établissement spécialisé, là où mon frère m’attendait depuis longtemps. Il se contenta de me donner l’adresse d’un psychothérapeute de ses relations et me prescrivit un tranquillisant, à prendre immédiatement. Il me signa également un arrêt maladie d’une semaine.

Martha m’appela souvent au téléphone, implorant mon retour. Je bredouillais à chaque fois quelques propos qui se voulaient conciliants avant de lui raccrocher au nez lorsque débordait sa haine et que pleuvaient les insultes. Je me mis sur liste rouge et, même avant cela, elle finit par se lasser et je profitais d’une accalmie pour aller chercher mes affaires chez elle. 2000 disques, un millier de livres, des tas de journaux et une brosse à cheveux. J’avais loué une camionnette qu’un copain conduisait. Elle m’avait dit qu’elle ne se montrerait pas pendant le déménagement.

De l’autre côté, mon père levait les bras au ciel en se demandant si ces va et viens allaient bientôt finir. Sa maison servait d’entrepôt provisoire.

Chez Martha, pendant le déménagement, je ne vis que la petite chatte qui vint me faire ses amitiés et se frotta à moi. Les deux autres ne daignèrent pas se montrer.

Fin novembre, nous étions tous deux devant la porte du centre, au piquet de grève et nous écoutions la radio pour connaître les accords de Dayton sur l’ex Yougoslavie. Nous occupions aussi la grande salle où nous dormions sur des matelas pneumatiques avec une douzaine de syndicalistes. Nous étions dans la lutte ensemble et je me disais que je ne m’étais vraiment pas trompé.

18 juin 2021

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