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NOTES DE LECTURE (19)

THEODORE STURGEON – LA SORCIÈRE DU MARAIS (Nouvelles) – Les belles lettres.

Theodore Sturgeon – portrait de l’artiste avec un rat sur le dos.

« Il y a chez Theodore Sturgeon une profonde haine de la réalité. C’est pourquoi il est un si bon guide du fantastique ». Gérard Klein. Nous ne parlons pas ici de l’animateur de radio qui eut son heure de gloire dans les années 1960 – 1970, mais du grand Gérard Klein, certainement le plus grand auteur français du genre.

Du genre, quel genre exactement ? Tant Sturgeon déroute, à la lisière de la science-fiction et du fantastique, deux genres pour lesquels il est aussi doué. On connaît (ou on devrait connaître) ses romans : Cristal qui songe, Killdozer ou Les plus qu’humains, trois œuvres majeures de la science-fiction américaine où tous ses thèmes sont présents : l’anormalité, la monstruosité, l’écologie, l’enfance et la prédation capitaliste.

On a ici 9 nouvelles, les 5 premières, les moins intéressantes, penchent du côté du fantastique avec tout le catalogue du gothique : sorcellerie, vaudou, fétichisme et autres bizarreries dont un chat criminel qui parle et une fille pas tout à fait vierge qui voit la licorne et en meurt. Ne manquent que les vampires et les fantômes. Mais là n’est pas l’essentiel et c’est dans les dernières nouvelles, de science-fiction celles-là, que Sturgeon se montre à son meilleur.

Dans La peur est une affaire, un homme qui prétend avoir vu des extraterrestres se transforme en gourou et reçoit la visite d’un véritable extraterrestre sous forme d’hologramme, lequel lui demande de revenir sur les contre-vérités qu’il assène dans ses best-sellers. L’homme qui apprit à aimer conte l’histoire d’un jeune hippie qui a réussi à bricoler une sorte de moteur basé sur le mouvement perpétuel, lequel rend inutile le pétrole. Sa découverte lui fait fréquenter les hautes sphères et il abandonne ses idéaux comme finalement son invention pour ne pas bouleverser les grands équilibres. Même chose pour Le dossier Verity, ou un chercheur découvre un remède contre le cancer grâce aux expérimentations botaniques d’un vieux beatnik, mais le remède a des effets hallucinogènes et les trusts pharmaceutiques font litière d’une invention qui causerait leur perte. D’une drôlerie féroce.

Case et le rêveur est une longue nouvelle – un court roman – qui décrit le voyage spatio-temporel d’un aviateur ou d’un spationaute qui a mis en pratique les théories d’Einstein sur l’espace-temps. Il a trouvé la mort et un extraterrestre le ressuscite et lui fait revivre un grand amour à travers le temps. Poétique, voire lyrique. Enfin, Le scalpel d’Occam, plus confuse, évoque l’autopsie d’un milliardaire – dit le patron – que deux frères veulent faire passer, de même que son second décédé un peu plus tôt, pour des extraterrestres. Ils veulent prouver à un citoyen américain modèle que « la cupidité et la négligence suffisent largement pour détruire cette planète ».

Le monde de Sturgeon (1918 – 1985) est dément et il s’est toujours revendiqué de lointaines origines haïtiennes (d’une famille nommée Waldo qui aurait donné le mot vaudou). Il change de nom et doit prendre celui de son beau-père qui le tyrannise, d’où cette passion pour l’enfance et la fuite dans le merveilleux. Il place ses premières nouvelles dans des revues spécialisées et devient dans les années 1950 l’un des pères de la science-fiction moderne.

Klein toujours : « un beau jour, vous tombez sur un livre de Theodore Sturgeon… / … Et voilà que vous basculez dans un autre monde, celui qui s’étend au-dehors de l’humain, ou celui que composent toutes les formes de cristaux songeurs ». Sturgeon n’a pas le style d’un Bradbury mais il a l’imagination délirante d’un Phil K. Dick et l’attention aux grandes questions philosophiques et contemporaines d’un J.G Ballard, d’un Norman Spinrad ou d’un Robert Silverberg. Un scientifique, un philosophe et, surtout, un magicien.

TREVANIAN – INCIDENT À TWENTY-MILE – Gallmeister.

Les fidèles lecteurs de cette chronique connaissent bien Trevanian comme auteur de polar, mais il s’agit ici de western, si on peut en parler comme d’un genre littéraire. Ce n’est pas par hasard qu’il cite John Ford ou Sergio Leone dans une courte dédicace.

C’est le ressort narratif de bien des westerns : une bande de hors-la-loi qui vient terroriser une petite ville et ses habitants. La petite ville, c’est Twenty-Mile en 1898, une ville-champignon devenue ville-fantôme où quelques mineurs forent encore pour extraire du minerai, encore appelé « fool’s gold », l’or des fous. Ils descendent en ville tous les samedis soirs. La ville, c’est donc Twenty-Mile Wyoming, au bord des montagnes, le Wyoming de Craig Johnson. Les hors-la-loi, Lieder, un tueur psychopathe éloquent évadé du pénitencier de Laramie, qui ne parle que de pureté de la race américaine et d’élimination des étrangers parasites – juifs de préférence – et des bureaucrates de Washington. Les deux autres ? Un gros débile fornicateur et son mignon, un gamin falot et vicieux.

Il y a aussi les personnages pittoresques du village, dont un couple d’homosexuels formé par un Indien Cherokee et un vieil instituteur féru de lettres latines, une famille d’immigrés suédois chassée d’une secte protestante pour adultère, une autre famille de juifs new-yorkais partis vers l’ouest, le propriétaire du saloon et ses filles plus un pasteur-prédicateur alcoolique rongé par la culpabilité et un barbier poitrinaire à perruque maniéré. Et le jeune Matthew, un petit gars du Nebraska doux comme un agneau venu chercher du travail à Twenty-Mile après avoir tué son père alcoolique qui battait sa mère (ce qu’on découvre à la fin). Du travail, il en trouve, des petits boulots que lui confient les habitants de la ville, en le payant des clopinettes. Il se donne pour toute la cité dans une abnégation absolue et en devient le larbin. Matthew, adorable de naïveté et de générosité, qui surprend par ses réflexions profondes, son aptitude à rendre service, ses affects joyeux et aussi ses zones d’ombre.

Avec la bouffonnerie, le cynisme et l’ironie d’un Charles Williams dans sa saga des Ploucs côté style,on se trouve bien dans l’univers de Jim Thompson et de ses 1275 âmes (Coup de torchon pour le cinéma), avec une même figure de l’humiliation et du mépris qui prend des airs christiques. C’est bien sûr lui qui sera le héros et nettoiera la ville avec le fusil de chasse de feu son père, et il sera tenté de devenir shérif pour de bon et de faire payer à ses concitoyens leur lâcheté et leur veulerie durant l’invasion, avant de se raviser et de passer définitivement de l’autre côté, au pays de ses rêves où règne son héros littéraire, un cow-boy intrépide du nom du Ringo Kid.

Sur la situation peut paraître banale, le récit ne l’est point, pas plus que la description des personnages, la conduite de l’intrigue et les expressions savoureuses. C’est magistral de bout en bout, riche de personnages inoubliables dont certains sont portés sur la bonté et d’autres, par contraste, enclins au mal. Un western métaphysique sur lequel plane l’ombre de Freud.

Dans la dernière partie, et en guise d’épilogue, Trevanian raconte la genèse du roman, tout ce qui a contribué – les lieux et les gens – à ce qu’il l’écrive et c’est tout aussi passionnant.

On connaissait et on appréciait le Trevanian auteur de polar, mais on retrouve ici son humour, sa maîtrise du récit et ses talents impressionnants de conteur. L’auteur mystérieux dont on ne sait rien, ou pas grand-chose est en tout cas un immense écrivain.

GEORGES SIMENON – MAIGRET ET SON MORT – Les presses de la cité.

Ce vieux Simenon, personnage controversé mais vrai prodige de la littérature, tant en qualité qu’en quantité. Un ultra-libéral avant la lettre et exilé fiscal, qui aura défendu son frère, néo-nazi rexiste, jusqu’au bout et se vantait de s’offrir une prostituée par jour. Une maraude par jour et point n’est besoin de médecin, aurait pu dire Rabelais. Plutôt un triste sire, on le voit.

Parmi les quelques 200 Maigret, celui-là, trouvé dans une boîte à livres. Maigret et son mort, quelqu’un qui l’avait harcelé au téléphone au motif que des tueurs le poursuivaient et qui demandait sa protection. Maigret se reproche de n’avoir pas pris l’appel suffisamment au sérieux et il s’en veut, culpabilisé par la mort de cet homme dont il porte le fardeau tout au long de l’enquête. C’est devenu son mort et il ne le laissera à personne.

La dépouille a été retrouvée Place de la Concorde, comme si on voulait que tout le monde la découvre. Après enquête, la victime tenait un bistrot près des quais de Bercy avec son épouse, Nine que, d’après les appels téléphoniques, Maigret était censé connaître. Il avait vaguement connu une Nine (Aline) à Cannes, il y a longtemps. Maigret est perplexe. Avec son équipe, il planque et fait rouvrir le bistrot avec un couple de proprios factices issus de la police judiciaire. Le piège fonctionne et, après bien des détours, Maigret se lance à la poursuite de criminels tchécoslovaques spécialisés dans l’extorsion de fonds dans des fermes isolées de Picardie, avec la vieille méthode des chauffeurs du XIX° siècle. Le mort de Maigret était tombé accidentellement sur leur chef, sur un champ de courses.

On suit la progression de l’enquête avec intérêt, avec tout l’éventail des méthodes policières : surveillance des gares et des routes, rafles dans les clandés et les meublés, fichiers, interrogatoires, indics, filatures… Tout y est. Mais l’intérêt d’un Maigret va bien au-delà de ça. Tout est dans l’atmosphère, de tabac de pipe, de bières au comptoir, des choucroutes de brasserie, de chaussettes à clou, de concierges, de petits truands, de prostituées… Atmosphère de cette France de l’après-guerre, des années 1950 qui revient par bouffées nostalgiques au fil des pages cornées qu’on tourne à toute vitesse.

« Il avait plus tout le dimanche », c’est par exemple par cette phrase que commence Maigret et l’homme du banc, et toute sa magie est dans le son qu’elle rend et dans l’image qu’elle renvoie : un lundi matin brumeux où on se remet péniblement au travail. C’est du grand art, c’est du Simenon ; quelqu’un qui, quoi qu’il eût pu être, connaissait les hommes, les mots et cette chienne de vie.

11 décembre 2021

Comments:

Merci Didier pour les deux introductions sur Theodore Sturgeon et Trevanian, deux auteurs que je ne connaissais pas … et ton article sur Simenon me transporte 33 ans en arrière quand j’avais produit l’épisode de « Maigret à New York » pour Antenne 2, et c’était l’un des tous derniers épisodes avec Jean Richard, sinon le dernier.

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