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JOHNNY VIOLA : LES 80 ANS DE JOHN CALE

John Cale – Facebook – Portrait de l’artiste en jeune homme

John Cale, alias Johnny Viola, le dandy gallois qui jouait de la viole électrique au sein du Velvet Underground de Lou Reed. Il a quitté le Velvet un peu après Nico ; Lou ne supportant pas que l’on puisse lui faire de l’ombre. Nico qu’il a produit, avant les Stooges, Patti Smith ou les Modern Lovers. Il a sorti une douzaine d’albums solo et presque autant de musiques de films. « Un déséquilibré, un homme heureux », comme disait de lui le critique rock Yves Adrien dans Rock & Folk. Les gens heureux sont censés ne pas avoir d’histoire mais lui en a une et une longue, qu’on va essayer de résumer ci-dessous.

John Davies Cale est né le 9 mars 1942 à Garnant, Pays De Galles. Petit prodige, il joue dès l’enfance du piano et du violon et, à l’âge de huit ans, a participé à une émission pour la B.B.C. Adolescent, il écrira un essai théorique sur la composition musicale dans l’œuvre de Leonard Bernstein. Un tel talent précoce se remarque, et, à lui qui s’intéresse à la musique contemporaine, ses maîtres conseillent à ses parents de l’envoyer à New York, là où tout se joue dans ce domaine. En 1964, il est enrôlé dans le Theatre Of Eternal Music de La Monte Young, père avec Terry Riley de la musique dodécaphonique dite encore atonale après avoir étudié avec Yannis Xenakis à l’université du Massachusetts au début des années 60. Sa voie semble tracée. Sauf que Cale n’a rien d’un singe savant obéissant à ses mentors ; il entend marier les explorations de la musique contemporaine à la fureur du rock’n’roll. Parallèlement à La Monte Young, il joue aussi avec Terry Riley, chef de file de l’école hypno-répétitive new-yorkaise et s’installe définitivement à New York où il fréquente des jeunes marginaux embarqués eux aussi dans le Theatre Of Eternal Music et dans sa nouvelle œuvre : The Dream Syndicate. Tony Conrad est violoniste quand Walter De Maria joue des percussions avec Angus Mc Lise dans le syndicat du rêve.

John Cale et Lou Reed se sont rencontrés à Greenwich Village, en glandeurs esthètes tous deux amateurs de musique et de littérature. Il serait hâtif de parler d’amitié, mais Cale accepte la proposition de Reed de faire partie des Primitives où il tiendra la basse. Amenés par Cale, Conrad et De Maria se joignent au groupe avant de promptement faire machine arrière après quelques apparitions hasardeuses dans des centres commerciaux ou des lycées. Puis viendra un premier simple enregistré sous le nom de The Ostrich. L’aventure aura au moins permis à Reed et à Cale de sympathiser, et Reed propose à son nouvel ami de lui faire écouter certaines de ses compositions pour la marque Pickwick. La plupart sont jugées sans intérêt, mais John Cale est subjugué par l’une d’elle : « Heroïn ». « Les morceaux que Lou avait écrits pour Pickwick n’avaient rien de neuf ou d’excitant. Puis il m’a joué « Heroïn » et ça m’a renversé. Les paroles et la musique étaient vraiment lubriques et dévastatrices, et elles collaient parfaitement à ma définition de la musique ». John Cale, cité dans Le Dictionnaire Du Rock – 2000 – Robert Laffont.

Alors que John Cale montre de plus en plus d’intérêt pour le rock après Dylan et l’explosion de la pop anglaise, Lou Reed est flatté de constater qu’un musicien issu du classique puisse s’intéresser si peu que ce soit à ses chansons. Mais, après les départs de Conrad et De Maria ayant ponctué le triste épisode Ostrich (lequel aura valu quand même un passage du groupe à la télévision, chez Dick Clark), tout est à refaire. Lou se rappelle au bon souvenir d’un ancien condisciple en littérature de l’université de Syracuse, l’un des rares de qui il est resté proche, Sterling Morrison, né le 29 août 1942 à East Meadow (État de New York). Morrison a d’abord appris la trompette, avant de se passionner pour la guitare en écoutant les disques de Bo Diddley, de Chuck Berry ou de Jimmy Reed. Pour la batterie, John Cale fait appel à Angus Mc Lise, un autre percussionniste (tablas) et poète du Theatre Of Eternal Music, et il accepte de faire partie de l’orchestre après quelques hésitations. Mc Lise vient de passer quelques années en Inde et a fait des études de musicologie ; bien qu’il le quittera vite, son influence sera importante sur le groupe et sa musique, lui donnant cet aspect répétitif et déstructuré. Plus question des Primitives, trop connotés Ostrich. Début 1965, le groupe s’appellera les Warlocks puis les Falling Spikes, appellations éphémères prè-Velvet. Ils répètent dans un petit appartement de Ludlow Street, et créent notamment un nouveau morceau évoquant les pulsions fétichistes : « Venus In Furs », du nom du roman de Leopold Sacher-Masoch. De l’aveu de Lou Reed, le titre est alors semblable à un madrigal folk, la crudité du texte formant contraste avec une certaine joliesse musicale.

Mais c’est l’histoire du Velvet Underground qu’on ne va pas raconter ici plus avant. Elle a été suffisamment documentée. Qu’on sache que Cale, après avoir cosigné le « Black Angel’s Death Song » du premier album (celui à la banane) a marqué de son empreinte le deuxième, White light / White heat, où son influence est déterminante, tirant le groupe plus vers le son, le bruit et l’improvisation que sur la chanson et la mélodie. L’album est sorti en janvier 1968 et Cale se voit signifier son congé quelques mois plus tard, après une improbable tournée « coast to coast ».

Libéré du Velvet Underground, Cale produit le sublime Marble index de sa copine Nico, toujours en 1968. Il produira ses deux derniers albums, Desertshore (1970) et The end (1974). En 1969, c’est lui qui est aussi à l’origine du son sale et métallique du premier album des Stooges, une tuerie dantesque qui annonce à la fois le Heavy metal et le Punk-rock. Il y aura aussi, en 1975, le premier album d’un lutin facétieux et surdoué nommé Jonathan Richman (et ses Modern Lovers) puis la poétesse Patti Smith et son Horses, avec Lenny Kaye à la guitare, ex rock critique. Johnny Viola fera feu de tout bois (Siouxsie, Eno, Squeeze…), mais ne néglige pas une carrière solo exceptionnelle.

Elle avait commencé avec Vintage violence en 1970, un superbe disque, enchaînement parfait de chansons pop baroques et intimistes (on peut citer « Gideon’s Bible » ou « Hello There »). Elle s’était poursuivie avec Church of anthrax, en 1971, en collaboration avec Terry Riley, un mélange détonnant de rock progressif et de musique contemporaine au contenu hypnotique et vertigineux. Un vortex de métal et de souffre. The Academy in peril (1972) est plus apaisé, lorgnant vers la musique classique, là où John Cale se souvient avoir été un jeune musicien prodige dans son Pays de Galles natal. Des études au piano qui doivent autant à Satie qu’à Brahms ou Debussy. La pochette, une suite de diapositives le représentant, est à nouveau l’œuvre de Warhol.

C’est en 1973 que Cale sort son chef-d’œuvre décadent, Paris 1919. Johnny Dandy apparaît sur la pochette en costume vanille trois pièces et pompes deux tons, et ce concept-album nous conte l’histoire d’une fin de race britannique aspirée par le foisonnement artistique de l’Europe d’après la première guerre mondiale. Du Noël des enfants au Pays de Galles jusqu’à l’Antarctique (qui commence ici) en passant par l’Andalousie, Paris, Shakespeare et Graham Greene. Admirable de bout en bout.

La même année, on peut assister aux retrouvailles de Cale avec Lou Reed et Nico au Bataclan. Le retour du Velvet ? Pas vraiment mais un concert mémorable. Fear est produit par Eno et Phil Manzanera, de Roxy Music, et c’est dire que Cale est de plus en plus proche d’un rock décadent qui a vu Bowie conquérir le monde. Décadent à sa façon, unique, dans un voyage musical au bord de la folie avec des accès de démence (« Gun », « Ship Of Fools ») et des accalmies (le splendide « You Know More That I Know »). « Say fear is a man’s best friend ! », hurle-t-il jusqu’à la nausée.

1975 est une année prolifique avec deux albums au compteur. Cuir et Ray bans pour Slow Dazzle et son bouleversant hommage à Brian Wilson (« Mr Wilson ») d’entrée, plus une reprise folle furieuse de «  Heartbreak Hotel » et ce « Guts » plein de bruit et de fureur. Johnny got his gun. Camisole de force et tragédie grecque pour Helen of troy. Chris Spedding est crédité à la guitare sur les deux albums, et le disque contient aussi ses trésors (« My Maria », « I Keep A Close Watch »), sans parler d’une reprise inattendue de Jimmy Reed (« Baby What You Want Me To Do?) et d’une composition de Jonathan Richman (« Pablo Picasso »).

On clôture la décennie avec un manifeste punk époustouflant, cet Animal justice du feu de dieu. Avec un John Cale masqué au poteau d’exécution et un « Hedda Gabler » (clin d’œil à Ibsen) aussi lancinant que glaçant. C’est l’époque où il se produit sur scène en décapitant des poulets pendant « Chicken Shit ». Faut-il en rire ? Un déséquilibré sûrement, un homme heureux ? Sabotage / Live, en 1979, est enregistré au CBGB et en dit long sur les limites atteintes par Cale dans la violence, et dans la souffrance.

La suite est moins flamboyante. On citera pour mémoire Honi soit… (1981), Music for a new society (1982), Caribbean sunset (1983), Artificial intelligence (1985) ou encore l’excellent Words for the dying en 1989 avec la fameuse Falklands suite, enregistrée avec des orchestres symphoniques aussi bien à Moscou qu’à Londres. On n’oubliera pas non plus l’hommage à Andy Warhol enregistré avec Lou Reed, l’émouvant et crépusculaire Songs for Drella qui prouve que les deux amis n’avaient rien perdu de leur génie – c’est le mot qui convient – dans les années 1990. On a pu le voir en concert en 1996 avec orchestre symphonique dans un répertoire classique comme on l’avait vu plusieurs fois dans les années 1970 avec un killer band dévastateur. Avec un égal bonheur.

Plus de place pour parler de ses musiques de films qui avaient commencé avec Paul Morrissey au début des années 1970 (dont Heat, avec le beau Joe d’Alessandro) et qui ont ensuite accompagné des œuvres de Jonathan Demme, Olivier Assayas, Philippe Garrel ou Xavier Beauvois, entre beaucoup d’autres.

C’est maintenant le portrait de l’artiste en vieil homme qu’il faut tirer avec, espérons-le, une forme de sagesse qu’il aura su puiser chez Terry Riley, chez John Cage, son presque homonyme, et dans les philosophies orientales ; lui l’écorché vif, le masochiste, le lunatique, l’héroïnomane qu’on aimerait imaginer heureux avant le grand sommeil. Lui, John Cale, le poète musicologue, l’un des tous derniers grands hommes de ces temps qui en comptent assez peu.

13 avril 2022

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