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NOTES DE LECTURE (29)

ROMAIN ROLLAND – HAENDEL – Actes Sud

Haendel, peint par Balthasar Denner (wikipedia)

Je considère Georg Fredrich Haendel comme le plus grand musicien classique de tous les temps, juste après Bach. Le premier était de Halle, le second de Leipzig, la Prusse orientale qui va devenir la RDA après la seconde guerre mondiale puis la grande Allemagne réunifiée.

Romain Rolland est un écrivain communiste et pacifiste, auteur de nombreuses biographies de musiciens (Beethoven, Strauss) mais aussi d’écrivains (Tolstoï) et de peintres (Michel Ange). Il a aussi inauguré les fresques littéraires à plusieurs tomes avec Jean-Christophe, avant Les Thibault de Roger Martin Du Gard ou Les hommes de bonne volonté d’un Jules Romains. Ce fut aussi un familier de Stefan Zweig, de Herman Hesse et de Gandhi, versé à la fin de sa vie dans les philosophies orientales et le mysticisme. Un profil intéressant, on le voit.

Voilà pour Rolland. On sait tout de Haendel en lisant ces pages, ce qui ne rend pas forcément le récit captivant. Haendel dans les grandes cours d’Europe, de Halle à Hambourg, de Venise à Hanovre pour finir à Londres (il sera naturalisé Anglais) au service des têtes couronnées d’Albion. On sait tout des intrigues pour la succession entre la maison de Hanovre et le Prince de Galles, entre autres. Des rivalités entre musiciens et hommes de cours. On sait tout aussi sur les nuances et les caractéristiques de la musique italienne, française, allemande ou anglaise. Haendel, à Londres, fréquente Jonathan Swift et le poète Alexander Pope. Il compose la plupart de ses opéras selon des épisodes de la bible (Le messie) et ses œuvres les plus connues (La sarabande, Water music, Firework music…). Il devient plus anglais que les Anglais eux-mêmes et la seconde partie du livre, consacrée à son œuvre après sa vie, ressortit plus à la musicologie avec un Rolland qui décortique ses opéras, ses oratorios, ses symphonies, ses musiques de chambre, d’orchestre, instrumentales… Cette partie a tendance à nous tomber des mains et on retiendra surtout la vision qu’a l’auteur d’un génie musical enthousiaste et curieux de tout, profondément humain. L’égal de Bach sans la ferveur religieuse et le mysticisme, et le précurseur des romantiques allemands du XIX° ; Beethoven et Wagner bien sûr.

Bref, une lecture intéressante par sa matière historique et politique, mais fastidieuse justement par ses aspects musicaux, ce qui est un comble. En plus, les notes en bas de page sont surabondantes et nuisent à la fluidité de la lecture. Heureusement, la préface est de l’excellent Dominique Fernandez, qui lui aussi, connaît la musique. Enfin, c’est quand même un bel hommage à un Haendel en majesté. C’est l’essentiel.

STEFAN ZWEIG – LA PITIÉ DANGEREUSE – Grasset / Le livre de poche.

Toujours dans mes panthéons personnels, j’ai pour Stefan Zweig une admiration sans borne. Il est à la fois un immense styliste et connaît parfaitement les recoins de l’âme et les secrets du cœur. Et les circonvolutions du cerveau et de la conscience, car n’a-t-il pas été l’un des grands écrivains de cette Autriche-Hongrie où sévissait un certain Sigmund Freud ?

Zweig était d’ailleurs un ami de Freud, comme il l’était de Romain Rolland, de Richard Strauss ou d’Arthur Schnitzler. L’un des grands écrivains de cette Mittle Europa avec Musil ou Kafka. J’en ai déjà parlé dans ce blog à l’occasion de son testament politique, Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen qui annonçait la barbarie nazie et le désastre, mais c’est ici de roman qu’il s’agit avec La pitié dangereuse. Et quel !

Le lieutenant Anton Hofmiller est en garnison du côté de Vienne, encadrant une joyeuse bande de uhlans ruthènes, quand il est invité dans une famille noble où les deux filles de la maison le prennent en sympathie. Ilona, l’aînée, lui voue une grande estime mais Édith, la cadette paralytique, finit par tomber amoureuse de lui.

Embarrassé par cet amour et peu désireux d’y faire écho, Hofmiller ne veut tromper personne sur la nature de ses sentiments. C’est juste de l’amitié qu’il ressent pour la pauvre infirme. C’est là que la pitié devient dangereuse, car il s’enfonce malgré lui dans l’ambiguïté et, par peur de décevoir la jeune fille et de la pousser au suicide, il s’embrouille et la laisse espérer, comme s’il ne parvenait plus à voir clair en lui et à évaluer la vraie nature de ses sentiments. Les longues conversations avec le médecin de famille et avec le père ne changent rien et il finit par mentir à tout le monde à l’issue de ce qui ressemble à une cérémonie de fiançailles où il a eu la faiblesse d’accepter une bague.

Tout cela finira tragiquement, on s’en doute. Après une suite de contretemps et de malentendus, Hofmiller, pour éviter le suicide, prend la fuite et la grande histoire rejoint la petite.

L’archiduc Franz Ferdinand est assassiné et la première guerre mondiale peut commencer. Hofmiller essaiera d’oublier son malheur dans les hauts faits d’arme, rongé par la culpabilité et le remord. On sent la torture de l’inconscient et du judéo-christianisme chez Zweig et son personnage. On sent aussi l’immense bonté et la fragilité d’un homme qui mettra fin à ses jours trois ans après la parution de ce roman terrible, fuyant l’horreur antisémite en exil à Persépolis, au Brésil, avec son ami Georges Bernanos. Zweig le romancier atteint les sommets de Zweig le nouvelliste.

À propos de la pitié, de la vraie pitié : « l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée à tenir avec persévérance jusqu’à l’extrême limite des forces humaines ». La pitié, et le chagrin qui surnagent, dans cet océan tourmenté de bonté humaine.

JEAN GIONO – QUE MA JOIE DEMEURE – Grasset / Le livre de poche

Dans mon panthéon littéraire encore, le grand Giono. Une sorte de Céline provençal fada et un peu sorcier. Sans conteste l’une des proses les plus singulières de la littérature française. Si on connaît le côté lumineux de Giono, avec ses récits enjoués et lyriques (Colline, Un de Baumugnes, Le grand troupeau, Le chant du monde ou Jean le bleu), sa période sombre, après-guerre, est la plus intéressante, avec des chefs-d’œuvre comme Le hussard sur le toit, Les âmes fortes ou Un roi sans divertissement. Un point de rupture – la guerre – où Giono, jusque-là chantre des beautés de la nature, se fait explorateur des tréfonds de l’âme humaine, jusqu’à en extraire l’ordure et la sanie. Que ma joie demeure appartient à la première catégorie, qu’on se rassure.

Encore qu’on y dénombre deux suicides et une mort violente, mais c’est habituel chez Giono où autant la nature est magnifiée que l’homme est rapetissé à la hauteur de l’animal. D’ailleurs, l’animal, le végétal et le minéral sont parés de toutes les vertus quand l’humain se réduit à des gestes de survie, à un parler sommaire et des comportements bizarres qu’on appellerait des « coups de lune ». En fait, chez Giono, l’animal est humain et l’humain est la bête.

Une communauté rurale dans les Alpes de Haute-Provence, comme d’habitude. Manosque et les environs. Ce n’est pas la Provence qui chante et qui rigole, mais une Provence noire, obscure, froide, montagneuse où la vie est dure et où la nature ne fait pas de cadeaux.

Bobi est acrobate dans des cirques itinérants et il voit un paysan (Jourdan) labourer la nuit. Loin de s’en étonner, il lui donne un coup de main et lui apprend en même temps à lire la carte du ciel et à localiser Orion. Petit à petit, Bobi le sorcier, le magicien, s’impose dans la communauté jusqu’à faire venir un cerf (mi-animal, mi-arbre) sur leurs terres, et des biches prises au filet dans un pays voisin. Bobi et Jourdan qui vont convertir les paysans voisins à une sorte de communisme rural : plus de clôtures et chacun cultive les champs désormais communs à tous. On essaie de se débarrasser de l’argent pour se consacrer tout entier à l’amour, à la joie.

La joie qui, hélas, ne demeure pas et est toujours gâchée par des drames humains (le suicide d’Aurore, celle qu’aime Bobi, elle-même traumatisée par le suicide de son père), les inondations, les catastrophes, le labeur, l’envie, le crime, les amours contrariées et les amitiés victimes du temps qui passe.

Giono sait tout cela, et il nous emmène les yeux fermés dans son récit comme un maître enchanteur connaissant la nature sur le bout des doigts. On a parfois l’impression de lire une langue étrangère tant les mots utilisés, certaines phrases et certaines locutions sont incompréhensibles aujourd’hui. Ce parler paysan et ces descriptions de végétaux dont on n’a jamais entendu parler. Loin de nuire au roman, cela ajoute encore à la magie et, quand on parle à tout bout de champs de « nature writing », il faut savoir que Giono est le véritable précurseur d’un genre appelé à faire florès, surtout aux États-Unis. Mais on ne va pas opposer la Provence au Montana ou au Wyoming.

Alors voilà, il faut lire un tel livre pour se dire qu’on passe à côté de la vie, de la vraie, telle que nous la décrit le puissant Giono, barde tellurique et dionysiaque de la nature et du vivant. Tel Homère qui avait dressé la carte du monde antique, Giono a esquissé les contours d’un monde souterrain, en-deça ou au-delà de nous. Un monde perdu mais dont on perçoit encore parfois les traces, de façon fugace, dans nos rares moments de joie. Ce roman, c’est 500 pages d’une prose poétique hallucinée, le long récit tortueux du ravi de la crèche. Le fou parle. Mieux, le fou écrit. Giono, un prophète !

1° juin 2022

Comments:

J’ai lu ce livre il y a plus de cinquante ans, et j’en garde encore un grand souvenir.
La description passionnante sủr plusieurs dizaines de pages d’un repas de village et la fin, je cite de mémoire: « la foudre lui planta un arbre d’or entre les deux épaules ».

Quand je pense que je n’aimais pas Giono dans ma jeunesse. C’est quasiment devenu mon écrivain français favori. Comme quoi, on change…

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