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CONSTERNANTS VOYAGEURS

1. MUNICH 1972

La discobole, un timbre de la Bundespost, comme il est écrit. Munich, ça nous a déçus.

En partant, j’avais dans la tête cette chanson de Henri Tachan, « Les Jeux Olympiques », « tous ces athlètes dans la foulée / Pour un marathon fantastique / A la seule force du mollet ». Et je repensais à Mexico, la Place des 3 cultures et le poing ganté brandi vers le ciel des athlètes noirs sur le podium. Mais je fus vite tiré de ma rêverie par les conversations sans intérêt de mes compagnons de route. Sans intérêt, mais à voix très hautes – il fallait bien couvrir le bruit de la R8 Gordini en fin de vie – à l’arrière de laquelle j’avais pris place, entre mon frère Jean-Bernard et un de ses collègues du Crédit du Nord, Claude. La banque avait aussi fourni le chauffeur, un dénommé Yves, et son copilote, ou plus prosaïquement celui qui siégeait bravement à la place du mort, Richard. Une folle équipée partie depuis Roubaix et qui à présent traversait la Belgique vers Charleroi, Namur, Arlon, le Luxembourg et la Moselle, direction l’Allemagne, la Bavière et Munich, pour les Jeux olympiques pour lesquels je n’éprouvais pas un grand intérêt. Disons que j’étais le cinquième passager, par raccroc, comme on fait le quatrième à la belote. J’avais passé mon bac et je cherchais du travail. Je donnais l’impression de m’emmerder et mon frère avait suggéré aux autres, un peu par pitié, que je pouvais aussi bien faire partie du voyage, du périple, avait-il dit, vite repris par ce pédant de Yves :

« – Ah non Jean-Bernard, soyons précis sur les mots. On utilise le mot périple lorsque l’on franchit des océans ou des étendues d’eau. L’Allemagne fédérale n’a pas encore été victime d’un raz-de-marée que je sache.

Et les autres de rire à gorge d’employés, comme je me disais in petto pour des employés de banque. Je m’étais déjà fait mon idée sur les forces en présence et j’en étais presque à regretter maintenant de les avoir suivis.

C’était toujours pareil. Quand ils ne parlaient pas de leurs flirts ou de football (ils étaient tous supporters du LOSC), ils abordaient des sujets aussi passionnants pour moi que les bagnoles et leurs vies professionnelles, avec des phrases lénifiantes entrecoupées des mots « coupons », « valeurs », « indices », « taux actuariels » ou « agios ». J’en avais la migraine et ils finissaient par s’étonner de mon peu d’appétence à prendre part à leurs conversations.

«  – Il dit jamais rien ton frangin, avait dit Claude, l’ami de mon frère.

– Faut le brancher sur les sujets qui le passionnent, le rock, les livres, la politique…

– Ah non pas la politique, avait tranché Yves. C’est des sujets à disputes, comme la religion d’ailleurs ou le fric ».

Chacun s’était tacitement rangé à son opinion, ce qui valait validation de mon mutisme. Ça m’arrangeait bien finalement. On s’était arrêtés à une station service à Luxembourg et c’était maintenant l’achat de cartouches de cigarettes et de bouteilles d’alcool qui les occupaient.

Comme il fallait s’y attendre, tous les hôtels de la ville étaient complets, et on avait trouvé un terrain de camping à la périphérie de la ville. Yves, précautionneux et prévoyant, avait amené sa tente qu’on eut grand mal à installer, et ses ustensiles de campeur. On avait roulé toute la journée et, le matin, après une nuit d’insomnie pour la plupart d’entre nous, on buvait notre Nescafé trempé de biscuits au milieu d’Allemands bedonnants à la peau rougie par le soleil, certains ouvrant déjà leur première boîte de bière de la journée.

Seul Claude, l’ami de mon frère, savait un peu d’allemand et il glanait laborieusement des renseignements utiles à nos futurs déplacements. Où se trouvait l’Olympiastadium ? Comment on s’y rendait ? Quels étaient les tarifs et où on pouvait se procurer des billets ? « Black market », avais-je entendu. Les quatre, très démocratiquement (ils ne m’avaient pas consulté) avaient décidé de faire l’impasse sur Nuremberg et Augsbourg, trop loin, pour se consacrer aux compétitions d’athlétisme et au football au stade olympique de Munich.

On avait passé les premières journées dans des brasseries à siroter des bottes de bière et à se taper de colossales choucroutes, et on était arrivés juste à temps pour la cérémonie d’ouverture et le retour de la flamme olympique. Devant ce symbole d’une humanité enfin unie et solidaire, Richard et Yves avaient eu les larmes aux yeux quand mon frère, son ami et moi jetions des regards amusés vers eux, comme pour souligner une émotion fausse et emphatique. La foule hurlait de joie et on avait arrosé l’assistance de petits teckels tous nommés Waldi, la mascotte des jeux. Une bien belle cérémonie, en vérité. Le lendemain, on était le 26 août et je commençais déjà à m’ennuyer. Le soir, sous la tente, c’était le tarot à 5 (on choisissait un roi) dans la fumée des cigarettes et les odeurs de bière, avec le transistor en sourdine, les nocturnes de RTL, avec Bernard Schu ou Georges Lang, en direct du Luxembourg. Épuisé, je finissais par m’endormir tout de suite, vers 3 heures du matin, et on me tirait du duvet à 10h, près pour s’engouffrer dans les transports en commun après un petit-déjeuner des plus sommaire. Direction le stade olympique, raus !

Yves, que je soupçonnais être un homosexuel refoulé, n’avait que le nageur américain Mark Spitz à la bouche, ou du moins j’étais persuadé qu’il aurait adoré l’avoir. Richard, lui, n’avait d’yeux que pour les Allemandes en mini-jupe qu’il passait son temps à mater. Il se proposait d’en finir avec ses frustrations sexuelles dans un Éros center et nous proposait de l’accompagner. Nous étions dubitatifs, Claude, mon frère et moi. J’avais de la sympathie pour Claude, le seul qui portait les cheveux un peu longs, avec une bonne gueule et des fringues originales qui tranchaient avec les costards d’employés de banque des autres, lesquels avaient été remplacés par des t. shirts informes et des bermudas aux couleurs criardes. On était devenus potes, et il me régalait de ses anecdotes sur les groupes anglais des sixties qu’il avait pu voir à Mouscron, au Twenty ou au Relais de la Poste. Il me parlait aussi de football et de cyclisme, et j’admirais son érudition dans tous ces domaines. J’étais de plus en plus souvent avec lui et Yves et Richard semblaient faire bande à part, mon frère, dans un œcuménisme touchant, faisait le tampon entre les deux groupes.

Au bout de quelques jours, Richard, qui s’efforçait à ressembler à Mike Brant, étalait sans vergogne ses fantasmes d’obsédé sexuel quand Yves admirait la plastique des athlètes avec cette louche concupiscence qu’il avait déjà témoigné pour Spitz, désormais son idole. Mon frère était plus technique, dissertant longuement sur la foulée du Finlandais Viren ou sur les fulgurances du Russe Borzov. Claude et moi poursuivions nos controverses sur des groupes de rock : il était fan de Led Zeppelin et des Who quand je leur préférais les Kinks et Procol Harum. On n’allait pas se fâcher pour cela. Côté football, je lui confessais ma vieille nostalgie pour le Stade de Reims quand il m’avouait qu’il préférait le R.C Lens au LOSC, terrible aveu qu’il ne renouvela jamais en public. Il lisait aussi, et aimait comme moi Blondin, Fallet, San Antonio et Cavanna. On était comme Bouvard et Pécuchet se rencontrant sur un banc public dans la chaleur d’un soir d’été parisien. On se découvrait et on s’appréciait, portés par un courant de sympathie auquel on s’abandonnait sans la moindre résistance.

Autrement, on voyait les matchs de football de la Manschaft (catégorie amateurs) à l’Olympiastadium, des rencontres aussi passionnantes que RFA / Malaisie ou RFA / États-Unis quand ce n’était pas URSS / Soudan, RDA / Ghana ou, un peu plus intéressant, Brésil / Hongrie. Les Allemands dans les tribunes brayaient leurs encouragements et chantaient leurs hymnes (Das lied der Deutschen), tout en sirotant leurs bières. On les matait à la dérobée, certains n’ayant pas apprécié nos regards obliques de petits Français aux airs supérieurs. On avait appris à se méfier d’eux.

Nous ne vîmes pas le match pour la troisième place entre la RDA et l’URSS (ils obtinrent tous deux la médaille de bronze après un match nul malgré les prolongations), pas plus que la finale entre Pologne et Hongrie, remportée par les Polonais, amateurs marrons qui alignaient quasiment la même équipe que pour leur troisième place en coupe du monde deux ans plus tard. L’olympisme avait ses secrets, et ses limites.

Nous étions partis en catastrophe le surlendemain de l’attaque du village israélien par le commando palestinien Septembre noir, soit le 7 septembre, et après quinze jours de vacances placées sous le double signe du sport et de l’amitié.

Nous avions appris l’attaque le lendemain qu’elle ait eu lieu, et Claude nous traduisait les gros titres des journaux nationaux. Nous avions vécu ces événements d’aussi près que Fabrice à Waterloo, c’est à dire de très loin et nous aurions été bien en peine de situer le pavillon israélien d’un village olympique où nous n’étions jamais allés. Le lendemain, à l’aéroport, tous les otages avaient été exécutés à la suite d’une stupide manœuvre de la police allemande. C’est du moins ce que disaient les informations.

Richard et Yves voulaient absolument partir sur l’heure, aussi traumatisés que les otages avaient pu l’être eux-mêmes. Claude était plus circonspect, ne voyant pas de raison impérieuse de partir en catastrophe. J’étais plutôt de son avis mais pas mécontent de mettre un terme prématuré à ce séjour qui devenait pesant. Mon frère n’avait pas d’opinion au début, mais il fut vite sensible aux arguments des plus virulents dans leur décision de quitter le pays au plus vite.

La dernière nuit, et le dernier jour, méritaient qu’on s’attardât encore un peu à Munich. Le dernier soir, mon frère avait eu une crise d’asthme et on s’était réveillés, Claude et moi, pour le réconforter en attendant que ses pulvérisations de Ventoline fassent leur effet. Éclairés par une lampe de poche, nous avions remarqué que Richard et Yves étaient enlacés amoureusement, dans le même duvet. Ils dormaient mais n’avaient pas quitté leur posture touchante d’amants d’une nuit.

Mon frère ne remarqua rien et il s’endormit après sa prise, quand Claude et moi nous étions regardés avec des airs entendus. À messe basse, nous discutions du cas et imaginions tous deux que Yves avait cédé à ses penchants quand Richard, victime d’une sexualité débordante, s’était prêté au jeu. Ce n’était que simple hypothèse, mais elle nous semblait plausible.

Au matin, nous prenions notre dernier petit-déjeuner et personne ne fit allusion aux événements de la nuit. C’est Richard qui rompit le silence pour nous proposer, puisque nous avions décidé de rouler de nuit en nous relayant au volant, d’aller honorer les dames d’un Éros center où il avait repéré de superbes filles d’Eve (il parlait comme ça). Avant de répondre, je regardais subrepticement Claude qui souriait et murmurait à part lui « à voiles et à vapeur ». Richard lui demanda de répéter mais il fit semblant de ne pas entendre.

– « au bordel, et pourquoi pas ? Autant finir en beauté, s’écria-t-il.

– Vous n’avez pas peur des Palestiniens rescapés venus se détendre », ajoutai-je, ne recueillant que leur consternation.

Et nous voilà partis, les cinq petits français en quête d’un peu d’amour.

Ces dames attendaient au salon en se donnant des airs languissants. Yves jeta son dévolu sur une petite brunette qui devait être d’origine turque ; Richard fonça tête baissée sur une grande blonde plantureuse, une gretchen hyper-maquillée à l’air autoritaire ; Claude et moi hésitâmes avant d’aller timidement vers deux petites rousses à l’air canaille qu’on aurait dit sœurs tant elles se ressemblaient. Mon frère s’abstint de tous rapports, encore mal remis de ses difficultés respiratoires. Richard et Yves l’incitèrent à choisir une des filles restantes, mais Claude et moi jugions son attitude raisonnable et nous n’eûmes aucun mal à leur expliquer qu’il était souffrant. « Mein bruder ist krank. Kaputt ! », m’entendis-je bredouillé, soulevant les rires de la cantonade.

À la sortie, après avoir payé, Richard et Yves se vantaient de leurs exploits sexuels. Richard surtout, qui avait maté sa walkyrie grâce à sa virilité et à sa force, à coups de reins. Yves était un peu plus discret, mais il en faisait des tonnes sur les mille et une pratiques érotiques dont l’avait gratifié sa partenaire. Visiblement, il était en train de nous expliquer qu’il avait eu tout le Kama Sutra en à peine 10 minutes. Claude n’avait pas fait de commentaires, l’air plutôt satisfait du bon vivant après un repas plantureux. J’avais personnellement connu une panne, malgré les encouragements de la fille qui avait fait montre d’une infinie patience et d’une certaine tendresse. Je m’en étais ouvert à Claude qui, compréhensif, avait tenu à me rassurer, mais il était hors de question que j’en parle aux autres, même pas à mon frère qui avait fait tapisserie.

On avait regagné la voiture en fin d’après-midi, sur un parking écrasé de soleil, à la périphérie, et c’est mon frère qui avait pris le volant. Personne ne parlait après nos aventures galantes, et c’est à nouveau Richard qui brisa le silence :

– « Ah je sais pas vous mais moi ça m’a fait du bien. Quand je pense qu’il y en a qui n’aiment pas les femmes. Faut quand même être tordu.

On ne savait pas trop s’il avait dit cela pour taquiner Yves ou pour surjouer auprès de nous une virilité qu’il sentait confusément mise en question.

– On appelle ça des pédés, fit Claude, tu sais, des tantes », jouant de l’homonymie avec la tente. Et on éclata de rire.

Les deux se regardèrent et nous toisèrent avec mépris. Ils savaient qu’on savait et ça nous amusait beaucoup. Ils firent toute la route sans desserrer les dents, se relayant au volant avec des mines renfrognées d’enfants punis, et ça nous faisait enfin des vacances. Des vraies.

Je pouvais recommencer à pointer au chômage et à éplucher (avec le couteau idoine) les offres d’emploi de l’aumônier du lycée, l’abbé Jules à qui j’avais raconté sommairement mon escapade à Munich.

« Tu sais, avec les Allemands, faut toujours se méfier ». C’était là sa péroraison après mon exposé. « Krieg gross malheur ! » Ajouta-t-il en regardant partout autour de lui comme si on avait pu nous écouter. Je réprimais un sourire avant de conclure, ironique : choumache aussi gross malheur. Ce fut à son tour de rire.

11 juillet 2022

Comments:

Décidément, lés nouvelles de Didier Delinotte sont toujours aussi excellentes; Quand on a lu une phrase, on a tout de suite envie de lire la suivante, moins pour connaitre la suite de l’histoire que parce que l’on est emporté, je dirais même malgré soi, par le style, Ce n’ést pas comme un courant: C’EST un courant de mots, de phrases contre lequel on ne peut aller. ça me rappelle l’époque où, au Cambodge, j’avais tenté de nager dans le Mékong contre le courant. Impossible. Au mieux, je faisais du sur-place. Alors je me suis laissé porter par ce courant et j’ai dérivé pendant deux ou trois cents mètres avant de retrouver la rive. C’est pareil avec toutes les nouvelles de Didier. On se laisse emporter, qu’on le veuille ou non, jusqu’à la dernière phrase. C’ést rare ! Bravo.

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