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RÉVOLUTION CULTURELLE

Diego Rivera L’homme contrôleur de l’univers (1934). Viva el revolution !

On connaissait un peu Enzo Traverso pour avoir lu des critiques de Mélancolie de gauche (La Découverte 2018), où il invitait à apprendre des défaites passées de la gauche pour lui tracer un futur possible, malgré cette tradition cachée de mélancolie. Cette fois, il nous livre un pavé sous le titre de Révolution : une histoire culturelle. Un livre fascinant, foisonnant, riche, d’une intelligence et d’une érudition inouïes qui s’interroge sur le rôle de la culture, de l’imaginaire et du sensible dans les mouvements révolutionnaires. Passionnant !

Il est des livres dont on a presque peur de parler, de prendre le risque de ne pas en avoir saisi tout le sens et toute la pertinence. C’est le cas du livre prodigieux de Traverso, l’un des essais les plus brillants qui soit, toutes catégories confondues. Tant pis, on prend le risque, le but étant de vous convaincre d’emprunter cette somme dans une bibliothèque, ou de vous l’acheter pour les fêtes, ou encore de l’offrir, pourquoi pas ? Il en vaut la peine.

De quoi ça parle ? Des révolutions vues sous tous les angles, dans tous les continents et sous toutes leurs formes. Traverso n’est pas un apologue des révolutions, mais il sait en chanter les bienfaits ; ces états des soulèvement, d’irruption, d’effervescence et de mise en marche des corps et de l’intelligence collective pour aboutir à une rupture avec l’état des choses, comme le disait Marx. Mais le propos de Traverso ne s’arrête pas là, et il passe en revue de façon originale des aspects de ces révolutions qui correspondent à des thématiques culturelles et esthétiques.

Cela commence par Les locomotives de l’histoire, titre de la première partie qui souligne le rôle des trains et du rail dans les révolutions, qu’elles soient russe avec Lénine et son wagon plombé, mexicaine avec ses guérilleros en sombrero et cartouchières ou chinoise. Sans parler des révolutions industrielles anglo-saxonnes dans lesquelles le train a joué un rôle essentiel. Trains de marchandises, trains pour transporter les troupes et les armes… La mobilité des combattants et leur souci d’élargir le front des révolutions met le train au centre des dispositifs révolutionnaires, mais Traverso s’attarde aussi sur la dimension culturelle, esthétique, presque mythologique de ces machines.

Une deuxième partie est intitulée Corps révolutionnaires. Les révolutions sont aussi des moments où les corps s’expriment, se mettent en marche, s’unissent parfois. Traverso se penche ici sur la représentation des corps dans la révolution, comme il l’avait fait avec Le radeau de la méduse de Géricault dans sa préface. À travers dessins et caricatures aussi, de réactionnaires qui croquent les bolchéviks ou de progressistes qui brocardent les bourgeois et le capital. Des corps insurgés aux corps animalisés : des corps immortels (le Mausolée de Lénine) jusqu’aux corps libérés ou aux corps productifs de l’imagerie stalinienne. Traverso fait aussi un beau portrait d’Alexandra Kollonaï, une femme qui fut une théoricienne de la libération sexuelle.

On passe ensuite aux Concepts, symboles et lieux de mémoire et on est, on s’en doute, aux antipodes des lieux de mémoire recensés par Pierre Nora. Traverso s’intéresse là aux lieux de mémoire de la révolution, qu’ils s’inscrivent en pour ou en contre à travers les figures de Carl Schmitt (philosophe réactionnaire) et de Walter Benjamin qui occupe beaucoup de place dans ce livre. On passe de Diego Rivera à Eisenstein et ce qu’il y a de fascinant chez l’auteur est qu’il ne néglige pas les dimensions métaphysiques et religieuses dans son étude, jusqu’à évoquer le concept de Katechon soit « l’idée d’une force contraignante capable de retarder la venue de l’antéchrist et d’empêcher le monde de sombrer dans l’impiété ». Il est rare que des historiens, des philosophes ou des sociologues s’embarquent sur ces terrains mouvants.

La partie la plus passionnante est celle qui traite de L’intellectuel révolutionnaire, ou différentes typologies de l’intellectuel entre 1848 et 1945. Chaque pays a son type d’intellectuel, des savants de la république de Weimar aux anti-lumières français ou aux déclassés russes. Les représentations des visages des intellectuels révolutionnaires varient peu : barbe, fines lunettes, cheveux hirsutes et tenue négligée. Traverso recense donc les bohèmes et les déclassés, y incluant Bakounine et Netchaïev ; les intellectuels organiques décrits par Gramsci, comprendre ceux qui mettent leur savoir au service d’un collectif ou d’une institution ; les féministes radicales telles Louise Michel mais aussi l’intellectuel paria des pays sous-développés – Hô Chi Minh ou C.L.R James – ou encore l’intellectuel banni comme Auguste Blanqui.  Il y a aussi ces compagnons de route que les communistes ont pu trouver chez les intellectuels ne souhaitant pas s’afficher comme tels, les intellectuels au pouvoir comme Lukacs en Hongrie ou les intellectuels du Komintern comme Trotski ou Zinoviev. Il dit bien comment les intellectuels, transformés en théoriciens de la révolution, lui sont utiles mais s’étend aussi sur ceux qui ont parfois bâti leur œuvre sur le dénigrement de ces intellectuels cosmopolites et révolutionnaires, de Joseph De Maistre à Charles Maurras en passant par Maurice Barrès.

La partie Entre liberté et libération débute par un long passage sur La liberté guidant le peuple de Delacroix, réalisé en souvenir des 3 Glorieuses de 1830. Il embraye sur un tableau représentant L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, de François-Auguste Biard. Il faut d’ailleurs insister sur l’importance qu’accorde l’auteur aux révolutions haïtiennes et ultra-marines et aux théoriciens de l’anticolonialisme comme Franz Fanon. Traverso n’hésite pas à se payer dans ce chapitre Sartre (son passage sur l’antisémitisme et les Juifs dans L’Être et le néant), Foucault et ses discours sur le biopouvoir peu sensible aux réalités sociales ou Annah Arendt dépeinte comme une libérale qui renvoie dos à dos communisme et fascisme. Un sort particulier est fait à Stéphane Courtois, immortel auteur du Livre noir du communisme ou à François Furet car Traverso croit encore à la révolution qui devra s’instruire des erreurs du passé. Pour lui, même le stalinisme n’est en rien égal au fascisme et il rappelle que le goulag n’était pas un camp de concentration destiné à tuer, que le peuple russe suivait Staline et pas toujours sous la crainte et, enfin, que l’U.R.S.S de Staline a quand même largement contribué à contenir la barbarie nazie à Stalingrad. On peut quand même relever un antisémitisme d’état et une terreur qui rappelle celle de 1793 – 1794 en France, mais Traverso insiste sur les contextes de guerre mondiale qui ont donné lieu aux révolutions, celle de 1917 notamment et, pour lui, ce sont des régimes mis au pied du mur et attaqués de partout qui n’avaient pas d’autre choix que de se transformer en dictatures (du prolétariat d’abord puis dictatures tout court).

Une dernière partie est intitulée Le caméléon communiste, et il traite de la diversité des communismes avec leurs spécificités, de l’U.R.S.S à Cuba en passant par la Chine ou le Vietnam. Il distingue bien révolution et régime, soit l’acte d’insurrection et la stabilisation des nouvelles bases sociales ainsi créées . Le communisme s’adapte à toutes les situations et à toutes les latitudes, anticolonialiste là-bas ou social-démocrate ailleurs, jusqu’à l’Eurocommunisme de la seconde moitié des années 1970. En tout cas, pour Traverso, le communisme a souvent été une nécessité et ce n’est pas la démocratie libérale qui aurait pris sa place en cas d’échec, mais carrément le fascisme. À méditer encore aujourd’hui.

Mais laissons-lui la parole pour les dernières lignes de son épilogue : « Une nouvelle gauche globale ne pourra véritablement renaître sans « élaborer » cette expérience historique. Extraire le noyau émancipateur du communisme de ce champ de ruines ne relève pas d’une opération abstraite ou purement intellectuelle : cela nécessitera de nouvelles pratiques et un long travail de deuil. Mais l’histoire n’est pas achevée. Les révolutions ne se laissent pas programmer, elles arrivent toujours inattendues ».

Et Traverso de citer, assez classiquement, les dernières manifestations du souffle révolutionnaire, que ce soit dans l’altermondialisme, les mouvements Occupy, le socialisme municipal espagnol, les Zad, les mouvements comme Nuits debout. On pourrait ajouter les vagues du féminisme radical ou de l’éco-socialisme, même si la définition de ce-dernier peut paraître assez floue.

Voilà, on espère encore une fois ne pas avoir trahi le propos et avoir respecté l’intention. Ajoutons à cela que Traverso a longtemps été membre de la L.C.R, qu’il a collaboré à différentes revues littéraires, qu’il est spécialiste reconnu de Walter Benjamin et qu’il enseigne à l’université de Cornell (état de New York).

En fait, sa grande idée est de doter la gauche et la révolution d’un imaginaire artistique et culturel et surtout en s’appropriant les dimensions du sensible et de l’imagination. Plus généralement, la politique n’est pas qu’une question de calcul, de rapport de force et d’économie mais elle gagnerait à s’emparer de toutes les dimensions de l’homme.

Le genre de livre qui vous marque et qui vous change, au même titre que les meilleurs Lordon ou les essais d’un André Gorz. C’est assez dire que ce bouquin est important.

Révolution : une histoire culturelle – Enzo Traverso – La Découverte

27 novembre 2022

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