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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 9

BRUXELLES

Arcade du Cinquantenaire, photo Wikipedia, une fois,

On était tous partis en autocar depuis Lille, direction Bruxelles où une manifestation européenne contre la privatisation du secteur des télécommunications nous attendait. En supplément de programme, pour moi seul, il y aurait le lendemain cette séance à la Commission des affaires sociales de la Commission Européenne où on débattrait du sujet pour éclairer les décisionnaires, comprendre les députés. Des membres du Bureau fédéral de mon syndicat devaient y être, venus de Paris, et on avait pensé à moi comme régional de l’étape, pour faire nombre.

Je n’aimais pas ces voyages en car et ces arrêts pipi tous groupés. J’avais la vessie timide. J’essayais de lire et je me voyais constamment interrompu par des rires gras et des conversations bruyantes autour de moi. Des camarades estimaient mon attitude de lecteur muet asociale, et l’un d’eux m’avait même reproché de ne pas participer aux discussions stratégiques sur la mobilisation qui nous occupait tous. Bah, on se passerait bien de mon avis.

Ça devenait éprouvant de lire dans ces conditions et je remisai mon livre dans le sac, somnolant (on s’était levés tôt) et pensant à tous les clichés connus de moi sur Bruxelles, nouvelle capitale de l’Europe vers laquelle nous nous dirigions. Entre Renaix et Lessines, je pensais au « Bruxelles » de Brel comme à celui, plus récent, de Dick Annegarn. «Ministère de la bière, artère vers l’enfer. Place de Brouckère ».  Je pensais aussi à Baudelaire et à sa « capitale pour rire, capitale pour singes », comme il appelait la ville dans son Pauvre Belgique griffonné avant l’aphasie et le seul mot qui lui restait : « crénom !». Arrivé dans les faubourgs de Bruxelles, on apercevait le Parc Astrid, terrain de jeu de l’équipe d’Anderlecht, les mauves et blancs qui dominaient à l’époque le championnat belge de la tête et des épaules. On passait les beaux quartiers pour traverser Molenbeck et arriver enfin au cœur de la ville, après qu’un camarade m’eût fait remarquer une statue du général Patton. J’ignorais l’épisode historique qui lui avait valu d’être statufié ici, mais je revoyais l’acteur George C. Scott qui l’avait incarné dans un film éponyme sur un scénario de Coppola.

La matin aux petites heures, j’étais passé par ma cantine favorite où les administrateurs avaient consenti la livraison de centaines de sandwichs pour ravitailler les troupes à l’heure du déjeuner. J’avais dû cette faveur à ma qualité de membre du Conseil d’administration, même si certains dans l’instance voyaient d’un mauvais œil cet encouragement indirect à la révolte contre l’employeur.

Avant le départ en manifestation, j’avais dressé une table, aidé par un ami, où les sandwichs emballés étaient exposés à l’avidité des foules. Nous étions peu nombreux derrière le stand improvisé et, souvent dans l’incapacité de rendre la monnaie (on n’avait pas pensé à ça) et devant le flux des affamés, j’avais pris la décision de distribuer la manne gratuitement. « It’s free !, comme à Woodstock», m’étais-je écrié à l’attention des potentiels clients en référence au festival où, devant l’incapacité de contrôler les mouvements de foule, les organisateurs avaient laissé entrer tout le monde sans payer. Le trésorier du syndicat, apprenant ce qu’il avait considéré comme un excès de largesse, me fit remarquer que j’étais généreux avec l’argent des autres, des cotisants, et que sa trésorerie ne se remettrait pas de mon irresponsable prodigalité. De fait, le sinistre préposé aux finances ne manquera pas à chaque congrès de me désigner à la vindicte générale pour mon geste inconsidéré. Culpabilisé, je m’étais même offert de rembourser de mes deniers tout ou partie du montant dilapidé, mais on avait refusé mon offre au nom de la responsabilité collective.

Après avoir liquidé quelques bières dans un bar à l’enseigne de la Gueuze Lambic, nous étions partis en manifestation avec drapeaux et banderoles et des slogans floqués sur le tissu. Je repensais aux premières sorties du même genre, quand des manifestants criaient « ITT Thomson n’auront pas les télécoms » dans les rues de Paris. C’était sous Giscard, en 1974, et on avait quand même tenu près de 20 ans avant que le projet funeste ne prenne tournure. J’étais à l’époque à La Poste, pris dans la tourmente des grandes grèves d’octobre 1974, et je ne connaissais le sort de mes collègues des Télécoms que par ouï-dire. J’étais maintenant aux premières loges.

On traversait des grands boulevards déserts où les passants étaient rares. On devait converger vers le palais de Laeken où il était question de troubler un sommet européen par un sit-in aux alentours du château, mais l’idée avait été abandonnée car les organisateurs avaient eu des échos de la police belge qui n’hésiterait pas à donner de la matraque. On ne pouvait pas mettre en danger des manifestants dont tous n’étaient pas militants. On regagnerait donc sagement les cars, venus de tout le pays, après avoir marché quelques kilomètres dans un Bruxelles désert.

Les autres pouvaient se regrouper dans les cars à la nuit tombée. Moi, j’étais appelé à de plus hautes fonctions et on m’avait réservé une chambre d’hôtel du côté de la place de Brouckère pour rejoindre le lendemain le cœur de la bureaucratie européenne. J’avais mon billet de train pour le retour et je saluais mes camarades, restant à proximité des cars avec quelques manifestants attardés sur lesquels avait fondu un escadron de police.

Je n’avais même pas eu le temps de courir que les archers du roi nous avaient tous raflés, destination un commissariat du centre-ville où on nous tint en respect quelques heures, le temps d’une vérification de nos papiers d’identité, voir si par hasard l’un de nous n’était pas fiché par Interpol ou ne faisait pas l’objet d’un mandat d’arrêt international. Sans ménagement et sans excuses, deux policiers haineux nous invitèrent à sortir et beaucoup parmi les interpellés restaient en contact téléphonique avec les chauffeurs de car qui s’inquiétaient. Je connaissais déjà la police belge pour avoir parfois terminé la nuit au poste, quand les flics débarquaient dans des bars ou des boîtes aux fins de vérification des identités. Des boîtes à la frontière où on pouvait parfois lire à l’entrée « interdit aux chiens et aux Nord-africains », comme pour rivaliser avec le sud ségrégationniste des États-Unis, sauf que l’inscription infamante n’avait ici aucune légalité, sans parler de la morale.

J’arrivais à l’hôtel après avoir avalé l’un de mes sandwichs gardé précautionneusement dans la poche intérieure de mon blouson. On était en mars et le vent et la pluie nous avaient accompagné durant tout le parcours, incitant certains manifestants à se blottir dans des estaminets, bien à l’abri des éléments. La grosseur du cortège et la réussite de la mobilisation en avaient pâti.

On m’avait donné rendez-vous à 14h devant le bâtiment Europa (dit encore Consilium) et les trois camarades, deux hommes et une femme, m’accompagnèrent dans les méandres de l’institution intimidante.

Il fallait montrer patte blanche et, après fouille adaptée et remise d’un badge et d’une épaisse documentation, nous étions guidés par des apparitrices accortes qui veillaient à ce qu’aucun écart ne se produise en dehors du circuit autorisé. Le simple fait d’aller aux toilettes mettait en éveil ces charmantes cerbères chargées de parer toute intrusion inopportune dans ce temple dédié à la déesse Europe, laquelle exigeait parfois des sacrifices humains auxquels les grands prêtres à la tête des nations consentaient sous forme de licenciements ou de délocalisations conformes au sacro-saint principe de la concurrence libre et non faussée. On s’étonnait même de ne pas lire la règle d’or en lettre de feu sur le fronton de l’édifice.

Nous avions pris place au fond d’une grande salle en forme d’amphithéâtre avec des tableaux de maître au mur et des sculptures sur d’imposants socles tout autour. Derrière une grande table à l’entrée trônaient le président de séance et la secrétaire. Nous étions invités à prendre la parole et à nous déplacer vers une petite tribune où un micro attendait les orateurs, mélange de patrons aussi bien de multinationales que de PME, de cadres supérieurs, d’économistes, de représentants d’ONG, d’associations de consommateurs et de syndicalistes, dont nous étions. Bref, les professionnels de la profession et la société civile main dans la main afin d’œuvrer pour le bien commun en tentant de résoudre une délicate question stratégique en cherchant le consensus (c’est du moins ce que nous avait dit le président en introduction du débat).

Un débat qui était structuré en trois parties genre Enjeux, Bilan (dans certains pays) et Perspectives (pour le marché européen). Les orateurs se succédaient après avoir au préalable inscrit leur nom sur une liste prévue à cet effet. Le premier orateur était un petit vieux chauve et gras, un patron de PME qui assurait l’auditoire qu’il était temps de mettre un terme au monopole d’état pour permettre aux petites et moyennes entreprises de constater une baisse de leurs factures et pour développer un secteur encore trop dépendant de la fonction publique et des lourdeurs étatiques. « Reagan et Thatcher nous ont montré la voix à suivre. Terminons-en avec l’économie dirigée », prononça-t-il à bout de souffle, en guise de péroraison. Il fut applaudi par les bancs de droite et sifflé sur les bancs de gauche où prenaient place les syndicalistes et les ONG.

L’un de nous prit la parole avec un discours assez convenu sur les intérêts des multinationales américaines qui frappaient à la porte dans le but de privatiser un secteur juteux, ce qui allait occasionner un désastre social qui ne profiterait sûrement pas au consommateur. La camarade insista dans le deuxième débat sur les souffrances du personnel devant un service public transformé en multinationale. Un troisième choisit l’angle des péréquations tarifaires et des dangers que faisait courir une éventuelle privatisation sur les services de base dits aussi universels, cabines téléphoniques, renseignements et droit à la communication par le téléphone fixe. La secrétaire faisait à la fin de chaque épisode un brillant résumé des prises de parole, n’omettant aucune intervention dans un esprit de synthèse qui épatait l’assistance. Ils disaient tous à peu près la même chose et j’estimais que tous les aspects avaient été traités. Mon intervention, si je devais la faire, aurait porté sur ce qu’on appelait le social : les cantines, les garages, les colonies de vacances, les associations sportives et les organismes sociaux et culturels. Gagné par une timidité atavique, je préférai m’abstenir, au grand dam de mes camarades du jour.

À la fin, le président de séance fit un résumé global en félicitant l’assistance de la qualité des débats, de la pertinence des interventions et de la richesse d’une telle session qui servira à n’en pas douter de boussole pour les décideurs.

– « Tu n’as pas pris la parole, attaqua l’un d’eux bille en tête.

– Ben non t’as remarqué. Son ami fut encore plus explicite :

– On t’a pas fait venir pour faire du tourisme, si on avait eu quatre interventions, ça aurait eu plus de poids, tu comprends ? La dame essaya de tempérer la rudesse de ses propos :

– Oui c’est dommage, d’autant plus que tu sais parler quand même.

– Oui je sais parler, et je sais même écrire, et des tas de choses encore. Et arrêtez de m’emmerder avec vos mines de conspirateurs et vos reproches à demi-voilés. Je n’avais rien de pertinent à dire et vous aviez fait le tour de la question avec le brio qui vous caractérise. Bon retour sur Paris et à la prochaine fois ».

Je leur faussais compagnie pour me diriger vers la gare du midi où m’attendait mon train. Un train qui partait vers l’Espagne et je vérifiais auprès d’un contrôleur si c’était vraiment le bon. Il me rassura en ponctuant le renseignement d’un « que voulez-vous, c’est l’Europe ! » lourd de sens. Eh oui, c’était l’Europe, un continent qui avait fait le choix de la guerre économique pour éviter la guerre tout court.

Dans le train, je repensais aux événements de ce court séjour à Bruxelles, de cette manifestation dans un espace public désert, de ces heures passées dans un commissariat, de cette nuit dans un hôtel où s’entassaient hommes d’affaire lobbyistes prêts à fondre sur le législateur et à cette séance au bâtiment Europa où j’avais failli, selon mes camarades, en gardant le silence pour ne pas déparer avec l’éloquence des intervenants. « Why am I so shy ? » (pourquoi je suis si timide), chantonnai-je sans en avoir vraiment conscience, reprenant le « Lisa Says » du Velvet Underground.

J’arrivais à Lille en début de soirée et je m’engouffrais dans les transports en commun, direction la frontière belge. Français habitant la Belgique, j’avais tout pour me sentir un vrai Européen, pas comme ces Parisiens et banlieusards qui devaient passer leurs vacances dans des pays exotiques grâce au tourisme solidaire. C’est du moins ce que je me disais, avec cette mauvaise foi censée calmer mon sentiment de culpabilité. Il me fallait bien reconnaître à la fin que j’étais un syndicaliste tiède, un piètre orateur et un activiste manquant de courage. Juste bon à faire des compte rendus et à proposer des ordres du jour. Un bureaucrate, tout au plus.

Je mettais fin à cette séance d’auto-dénigrement sitôt arrivé chez moi en me versant une bière de garde accompagnée de noix de cajou.

– « Ça a été à Bruxelles ? Me demanda ma femme alors que je commençais à m’évader et à penser à autre chose.

– Oh tu sais, entre une manif sous la pluie et une séance soporifique au parlement, je suis content de rentrer. On m’a même reproché de ne pas avoir pris la parole, ça devait faire partie du contrat. J’aurais dû lire entre les lignes.

– Tu parles bien pourtant quand tu veux.

– C’est aussi ce qu’on m’a dit, mais j’ai préféré me taire. Je ne suis pas à l’aise pour parler en public, tu le sais bien. Meilleur à l’écrit, comme on dit à l’école .

Elle me sourit et, en attendant de passer à table, je m’écoutai le Magic and loss de Lou Reed. Après tout, sa voix m’avait accompagné durant tout le voyage et il me semblait normal de passer une partie de la soirée en sa compagnie.

Je repassais plusieurs fois « The Sword Of Damoclès », cette chanson admirable qu’il chantait avec des tremblements de tragédien dans la voix. Ma femme me demanda combien de fois j’allais écouter ça, qu’elle en avait un peu marre, d’autant que ce n’était pas vraiment gai.

– C’est l’épée de la privatisation qui plane au-dessus de nos têtes. Un jour, elle finira bien par tomber. Cette chanson, c’est comme un exorcisme ou une catharsis, tu comprends ?

– Pas vraiment, mais dis-donc, ça te réussit pas Bruxelles ». Elle semblait lasse, une fois de plus, de mes états d’âme et de mes humeurs sombres.

Ça ne m’avait pas réussi, j’étais obligé d’en convenir, mais qu’est-ce qui me réussissait en fait ? C’était plutôt ça la question. Camarade dépressif !

12 décembre 2022

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