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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 10

Stuttgart

Les jardins du château Ludwigsburg (photo wikipedia). Das Schloss, pour faire Kafkaïen.

On était allés, David et moi, à une foire aux disques à Eindhoven – Philips City – et j’avais quitté le vaste hangar où elle se tenait sans rien dans mon sac, pour une fois. Je n’avais pas trouvé mon bonheur et j’en étais même à me demander si ce genre de divertissement était encore pour moi, la quarantaine approchant. « Ein reich, ein volk ein dhoven ! », comme on disait au temps où les rouges et noirs affrontaient l’A.S Saint-Étienne en coupe d’Europe. PSV pour Philips Sport Vereniging. Philips encore, ils en bouffaient de la maternité au tombeau. J’avais dit à Martha que je passerai ce week-end prolongé à Paris, chez mon pote, et elle n’avait pas tiqué, aucunement désireuse de me rejoindre dans la capitale. Un mensonge éhonté, encore un, puisque ma destination, après Eindhoven, était Stuttgart où une amie – Greta – m’avait laissé son adresse au cas où mes pas me guideraient dans son pays qui ne s’appelait plus l’Allemagne fédérale mais l’Allemagne tout court depuis la chute du mur et l’absorption du voisin stalinien. J’avais juste emporté un bagage laissé, ma brosse à dents, ma boîte de Témesta, des mouchoirs et trois livres.

À l’époque, Greta était à la tête d’une petite entreprise d’installations téléphoniques qui sous-traitait pour mon agence de la Cosmodémoniaque et, après quelques années de vache maigre où son petit commerce n’avait pas prospéré, elle était retournée dans son heimat, à Stuttgart, une ville que je ne connaissais que par son club de foot, le VFB Stuttgart. Les grandes villes d’Europe n’étaient d’ailleurs pour moi que des équipes de football et des couleurs de maillots, auxquels j’ajoutais, pour ce qui était de l’Angleterre, des noms de groupes de rock. Une géographie sommaire mais je n’avais pas la prétention d’être si peu que ce soit géographe et les « tristes frères Reclus » (comme disait Marx) ne m’intéressaient que pour leur apport théorique à l’anarchie.

On avait eu un petit flirt. Plutôt, un espoir de grand amour pour moi et une histoire sans lendemain pour elle. On avait sympathisé, surtout au téléphone, et je lui parlais du peu que je connaissais de son pays quand elle ne tarissait pas d’éloges sur la France, son pays d’adoption. Je l’avais invitée à passer au bureau le jour de mon 38 Special, un pot d’anniversaire où, fin saoul, j’avais dragué devant elle une collègue, ce qui m’avait valu un regard noir de sa part avant qu’elle ne ramasse son sac à main et ne claque la porte. De cet incident, j’en avais déduit un peu hâtivement qu’elle en pinçait peut-être ne serait-ce qu’un peu pour moi, et je m’étais mis en tête de pousser ce que je croyais être mon avantage.

Je l’avais invitée dans un restaurant espagnol, à Lille, et on avait déjeuné sur la terrasse avec un jet d’eau et une architecture vulgaire qui se donnait des airs de jardins de l’Alhambra. J’y étais allé chaussé de gros sabots, avec un petit cadeau et une chemise constellée de cœurs transpercés de flèches. La sémiologie simpliste du parfait dragueur à la mie de pain. Elle m’avait prié de prendre le café chez elle, dans son appartement de la banlieue lilloise, et je m’étais enhardi à vouloir l’embrasser. Elle s’était écartée et avait fui l’étreinte en soupirant « non, pas de ça. Ça vaudra mieux pour toi comme pour moi ». Une phrase que j’avais trouvée un rien énigmatique mais « ce que femme veut » (ou ne veut pas en l’occurrence).

Elle était repartie un peu plus tard et, en gage de confiance ou pour récompenser des assiduités qu’elle avait pu trouver touchantes, elle m’avait laissé son adresse à Stuttgart. Le genre d’invitation polie dont on sait très bien qu’elle n’engagera à rien. C’était mal me connaître.

Trans Europe Express, l’Europe buissonnière, comme aurait dit Blondin. De Eindhoven, j’avais pris un train pour Liège et, de là, un autre pour Cologne. J’avais traversé la Ruhr puis Dortmund et Karlsruhe pour arriver enfin à Stuttgart en début de soirée. Nanti de son adresse griffonnée sur un bout de papier, je prenais un taxi qui me conduisait au pied d’un immeuble un peu décati et couvert de graffitis sur le toit duquel avaient poussé des antennes paraboliques au milieu des cheminées. C’était là. Elle m’avait expliqué au téléphone qu’elle habitait avec quelques couples d’amis dans un appartement communautaire, « autogéré » avait-elle précisé. J’avais imaginé ces communautés d’anars un peu artistes de Berlin ou de Munich qui avaient donné le meilleur de ce qu’on avait appelé le Krautrock (rock choucroute) ; des groupes comme Amon Düül II à Munich ou Tangerine Dream à Berlin. Elle ne s’intéressait pas au rock et ne jurait que par Mahler ou Schubert. Ce n’était pas ma culture et je n’avais rien à opposer à sa vaste érudition musicale. Je me contentais de plaisanter avec ce mot de Verlaine le jour du siège de Paris par les Uhlans de l’armée prussienne : « enfin on va pouvoir entendre de la bonne musique ! ». C’est à peine si elle souriait.

Je m’annonçais à l’interphone et c’est un grand barbu qui vint m’ouvrir, habillé d’un short à franges et d’un t.shirt rouge portant l’inscription nietzschéenne « sans la musique, la vie serait une erreur » (en Allemand mais j’avais réussi à traduire). « Avec aussi, me retins-je de dire. Il me conduisit à la pièce principale, une grande salle où une dizaine de personnes mangeaient et discutaient bruyamment autour d’une table en chêne massif, sans trop s’inquiéter de mon arrivée. Greta vint vers moi et me présenta à la tablée en disant simplement « c’est un ami de Lille que j’avais invité  et il m’a fait le plaisir de venir». Comme si elle était un peu étonnée de ma persévérance. Tout le monde me baptisa Dieter, et ça m’allait bien, en référence au bomber du F.C Cologne, Dieter Müller. On m’invita à me mettre à table et je piquais quelques chips et quelques knacks trempés dans la moutarde, avec un bock de bière qu’on me remplissait généreusement au fur à mesure, comme pour me faire atteindre rapidement l’état d’ébriété générale qui semblait les avoir gagnés toutes et tous. Ils braillaient en allemand et Greta avait parfois la bonté de me traduire une phrase, genre « Hans dit que les Verts ont des chances d’entrer au parlement de Bade-Wurtenberg », ou «Renate était dans toutes les manifestations pacifistes contre les Pershing et les SS20, dans les années 1980. Il y avait un de ces mondes ! ». J’avais un peu honte de mon allemand toujours balbutiant après 5 années en deuxième langue. Ma professeur, Madame Jakubowski, désespérait du niveau général de la classe. J’avais les meilleures notes, qui ne dépassaient pas les 11/20, et elle me remettait mes copies d’un air pincé avec, souvent, ce commentaire assassin écrit à l’encre rouge : « au pays des aveugles, les borgnes sont rois ». Il est vrai qu’il n’y avait pas les disques et les films en V.O pour entretenir et faire fructifier mes connaissances lacunaires. Je le regrettais maintenant amèrement.

Je me réveillais le lendemain, le dimanche matin, et Greta était seule. Ils étaient tous partis comme une volée de moineaux, certainement pour nous laisser un peu d’intimité. Je leur en savais gré mais, d’un autre côté, je m’excusais du dérangement que j’avais pu occasionner. Elle me dit que chacun laissait une certaine autonomie aux autres et qu’on avait à cœur de se laisser des moments de solitude (c’est le mot qu’elle avait employé). Après un petit-déjeuner copieux, elle proposa de me faire visiter sa ville en m’en expliquant les origines historiques et je savais tout des Souabes, de le Saint Empire Romain Germanique, de l’électeur du Wurtenberg, de Bismarck, de l’unité allemande, de la République de Weimar et des usines Porsche et Mercedes Benz. Stuttgart, c’était leur Detroit à eux, leur Motor Ciy. Un précipité qui n’était qu’un préambule à la visite. Des châteaux, des églises, la grande gare (que je connaissais déjà) et le musée où on avait déjeuné. Elle faisait son travail de guide avec beaucoup de compétence et je m’en voulais d’être si peu attentif à ses explications. Je n’étais pas venu pour faire du tourisme, j’étais venu pour elle, mais comment lui expliquer.

Un pâle soleil se reflétait sur la vitre de son combi Volkswagen et les premières heures de l’après-midi se languissaient. Elle avait l’air si bien disposée à mon égard que je me permettais, incorrigible, de tenter une approche maladroite qu’elle repoussa avec détermination.

– « Tu ne vas pas recommencer. Déjà à Lille tu avais essayé. Je t’ai invité en ami et rien de plus.

Je me le tenais pour dit, rouge de honte et de confusion.

– J’avais cru être un peu plus pour toi.

– Qu’est-ce qui peut te faire penser ça ? Je ne t’ai jamais encouragé, au contraire. Pour qui tu te prends et qu’est-ce que tu sais de moi, de mon passé ? J’ai dû me prostituer, travailler dans des boîtes de strip-tease, tourner dans des films pornographiques… Et toi qui tu es, un petit français qui rêve d’un grand amour, d’un coin de ciel bleu, d’une aventure sentimentale. Je te rappelle que tu es marié, que tu n’es pas libre et que je ne serai jamais la maîtresse complaisante qui attend le mari volage pour le consoler de sa triste vie de couple, sa triste vie de merde… Et puis franchement, tu n’es pas le genre d’homme à inspirer des passions !

Le coup de pied de l’âne.

– Bon ça va, on va en rester là. Je ne suis pas venu pour me faire humilier ».

Elle était émue, au bord des larmes, et je lui demandais de me conduire à la gare. Elle m’avait mis une main sur la cuisse, comme pour atténuer sa rudesse, mais l’heure n’était plus aux effusions et c’est sans regret que je prenais un train en direction de Strasbourg avant encore un autre pour Lille. J’aurais dû me balader avec un indicateur des chemins de fer, qui était soi-disant la lecture préférée de Marcel Proust et de Georges Simenon. J’en étais à me remémorer toutes les mauvaises plaisanteries qui couraient sur l’Allemagne, de Mauriac et son « j’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux » jusqu’à Claudel et son « en Allemagne, toutes les médiocrités s’additionnent ». Des aphorismes de vieux con, certes, mais ça faisait du bien pour soigner ma blessure d’amour propre.

J’arrivais gare de Lille et je me décidais à aller voir mon père en lui disant que je revenais d’Allemagne mais que je comptais sur sa discrétion, Martha me croyant à Paris. Il était toujours vêtu de son col roulé informe qui lui donnait l’air d’un vautour, avec ses cheveux gris coupés ras et ses lunettes sales. Il avait froid et se blottissait contre son radiateur, ayant passé un treillis qui devait dater de ses hauts faits d’arme coloniaux. Un treillis sur le dos et des charentaises aux pieds, le goût du baroud et la sécurité du foyer, c’était l’histoire de sa vie.

– « Ah les Allemands, y rigolent pas ! Ça a commencé dans les mines, on devait tirer le charbon pour eux, puis je les ai combattus dans la poche de Saint-Nazaire, avec les FFI. Pas de la tarte, oh non, pas une partie de plaisir.

La radio émettait un grésillement, coincée entre deux stations, la pendule était arrêtée sur midi ou minuit et un fond de café noir de charbon fait la veille stagnait dans un récipient sale. Je constatais que son état, proche de la sénilité, ne s’améliorait pas. J’essayais laborieusement de lui expliquer les raisons de ce voyage, sentant bien qu’il était inutile d’en dire plus. Il recommençait à me raconter ses guerres dans des précipités biographiques que j’avais déjà entendu mille fois.

– Et l’Indochine ! On était en patrouille et un python est tombé d’un arbre et s’est enroulé autour d’un camarade. J’ai passé des semaines à l’infirmerie à cause d’attaques de paludisme. Sur la fin, j’ai assuré la protection du Maréchal De Lattre De Tassigny au palais du gouverneur, à Saïgon. Puis l’Algérie, chargé de la pacification à Constantine en 1962, juste après les accords d’Évian…

Il s’arrêta un moment avant de me regarder fixement :

– Mais dis-donc, ta copine allemande, c’est pas une maîtresse au moins ? Moi, j’ai jamais trompé ta mère, à part une petite visite dans un bordel de Saïgon, mais ça compte pas…

– Oh non, rassure-toi, c’était rien de sérieux. Et maman, ça va ?

– J’ai été la voir à l’hôpital dimanche dernier. C’est pénible, elle me fait toujours les mêmes scènes. Et que je l’ai trompée, et que je l’ai jamais aimée. Je la laisse parler mais j’ai envie de m’en aller. Je dépose mes chocolats dans sa chambre et je m’en vais.

– « Terminé, je coupe ! », comme tu disais dans le temps quand elle te harcelait avec ses jérémiades.

– Ah oui, tu te souviens de ça ? Bon, je vais me faire à manger ».

Ça signifiait que l’entretien était terminé. Il n’avait qu’à ouvrir une boîte de sardine ou sortir une tranche de pâté mais c’était comme s’il parlait de se mettre aux fourneaux pour un festin. Ma mère avait une manière toute à elle de prendre congé : « bon, on n’a plus rien à se dire ». C’était censé me signifier qu’elle était fatiguée et qu’elle était lasse de parler. Ils avaient passé leur vie à se déchirer et, avec mes frères, on laissait passer les orages qui éclataient souvent les dimanches soirs. On ne savait pas pourquoi. On faisait des tentatives vaines pour amener ma mère au calme et la faire taire, quand lui prenait place dans son fauteuil et allumait ses cigarettes Troupes les unes après les autres. La fumée sortait de ses narines comme d’une locomotive. Terminé, je coupe ! Il pouvait dire ça des dizaines de fois avant que le flot maternel ne se tarisse. Le lendemain à l’école, je disais à mes camarades que mes parents s’étaient encore disputés, mais cette fois bien plus fort que d’habitude, et que je croyais qu’ils allaient enfin divorcer. Quelle chance !

Mais ils restaient ensemble, rarement pour le meilleur et toujours pour le pire.

Je n’avais plus qu’à prendre le bus qui me ramenait à la frontière. Il était tard et je m’efforçais de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller Martha. Je n’étais censé rentrer que le lendemain, le lundi de Pâques, et, avant de m’endormir, je brodais une histoire qui justifiât mon retour plus tôt que prévu. J’étais devenu très imaginatif quand il s’agissait de lui servir des mensonges crédibles sur lesquels elle ne demandait même plus d’explications, par peur de trop creuser et d’arriver à une vérité qu’il valait mieux taire.

Le lendemain, j’achetais une carte postale à la frontière et je la confiais aux bons offices de la Poste française avec son adresse sur l’enveloppe et la simple mention « ich liebe dich, Greta », en allemand dans le texte. Une bouteille à la mer ou une bouteille dans les eaux du Rhin pour une Ondine ou une Walkyrie, mais je me sentais soulagé, un peu honteux devant la stupide banalité de la phrase qui résonnait comme un cliché, un cliché d’amour (comme chantait Christophe).

Après tout, en petit français médiocre inapte à inspirer les grandes passions, comme elle avait dit, je n’avais pas à se montrer plus inspiré. Ist es nicht ?

26 décembre 2022

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