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SERGE LIVROZET : PRISONNIER ET POLITIQUE

Serge Livrozet dans le film La mort se mérite, photo Libération, avec leur aimable…

J’ai eu l’occasion de croiser la route de Serge Livrozet, grande gueule anar, ex taulard et éditeur auxLettres libres, une maison d’édition à laquelle j’avais proposé un manuscrit. Il se serait bien décidé, mais sa petite entreprise ne publiait que très peu de livres. Un personnage attachant, ferme sur ses convictions, chaleureux et inapte à la moindre compromission. Un rebelle inclassable, qui emmerdait même les libertaires, était allergique à toute hiérarchie et à toute domination, toujours du côté des opprimés et des pauvres. Presque un saint laïc.

Livrozet, c’était d’abord une belle gueule de voyou, d’ananar (comme aurait dit Léo Ferré) et une voix de stentor avec une pointe d’accent méridional (il était natif de Toulon, en 1939). Toutes les photographies de lui le montrent clope au bec ou à la main, au mépris de l’hygiénisme triomphant et il aura quand même vécu 83 ans , un âge canonique pour un fumeur invétéré et bon vivant devant l’éternel auquel il s’est toujours refusé de croire.

Né de père inconnu et d’une mère qui se prostitue sur la rade, Livrozet quitte très tôt l’école pour devenir apprenti-plombier, il fait son service dans l’armée de l’air et devient maître-chien. Fondateur d’une petite entreprise de publicité avec un associé qui finit par l’escroquer, il se venge en cambriolant le siège de sa propre société et commence une série de cambriolages qui tiennent de la redistribution sociale, puisqu’il estime qu’il prend l’argent où il y en a trop, quitte à en donner à de plus pauvres que lui, en Robin Des Bois des banlieues. Livrozet paie cher ses incartades et tâte de la prison à 22 ans, à Loos-lez-Lille, charmante maison d’arrêt de la banlieue lilloise. Il en profite, si on ose dire, pour lire, apprendre et fait l’instituteur pour ses copains détenus. À Loos, il lit Marx et les penseurs de la révolution et obtient le baccalauréat.

Libéré une première fois en 1965, il fait le camelot sur les marchés et dans les foires (il ne peut ouvrir un commerce avec ses antécédents judiciaires), et adhère à la CNT en 1967. Il sera l’un des premiers occupants de La Sorbonne en Mai 68. Blessé par une grenade offensive durant une manifestation, il décide de « politiser son illégalité » et de percer les coffre-forts du capital en vue de pouvoir créer une maison d’édition afin de promouvoir ses idées. Il est à nouveau arrêté en décembre et, récidiviste, en prend pour 3 ans. À la centrale de Melun, il mène une révolte de taulards avec comme revendications la fin du mitard et des congés payés.

Il sort de prison en 1971, avec des peines alourdies pour ses incitations à la rébellion et en gardera une haine farouche contre l’institution pénitentiaire et, au-delà, contre la société. Il participe au GIP (Groupe d’Information sur les Prisons) avec le philosophe Michel Foucault et Jean-Marie Domenach, intellectuel catholique directeur de la revue Esprit. Par le biais de questionnaires aux détenus et à leurs familles, le GIP veut faire la lumière sur la réalité carcérale en France en vue d’établir un cahier de doléances des prisons hexagonales. L’actualité de cette année-là est riche de mutineries matées (Attica aux U.S.A, 39 morts) avant le drame de Clairvaux – Buffet et Bontemps – et une prise d’otage qui fait deux morts.

Livrozet prend la succession de Foucault à la tête du GIP quand celui-ci publie Surveiller et punir avant de dissoudre le mouvement, en 1972. Le C.A.P (Comité d’Action des Prisonniers) lui fait suite, moins porté sur la réflexion intellectuelle et plus proche des taulards dont la grande revendication est l’abolition de la prison, endroit caché à la société où on fabrique à coups de triques des asociaux qu’il devient impossible de réhabiliter. C’est encore Foucault qui écrit une préface à son premier livre, De la prison à la révolte, en 1973 où il revient sur son itinéraire et sur la question des prisons irréformables et des prisonniers que la société cherche à anéantir. « Un philosophe du peuple », écrit Foucault pour le définir. Bien vu.

Il va mener des activités journalistiques, d’abord à l’Agence de Presse Libération où il s’occupe de l’actualité des prisons, puis au quotidien Libération qui paraît en 1973. Son épouse, Annie, fait partie de l’équipe des clavistes responsables des nombreuses NDLC (Note de la claviste) avant que ce genre de facéties ne soit banni dans le Libé relooké années 1980 des Joffrin, Helvig et July (du col Mao au Rotary, comme disait l’autre). Ne se sentant pas à l’aise avec les équipes de la rédaction, il se limite aux annonces sur les prisons dans les numéros du week-end avant de quitter le journal sur la pointe des pieds. Mais le Libération des années 1970 fait une place à la question des prisons et nombre de ses journalistes aident les prisonniers et font la promotion du C.A.P.

Au début des années 1980, après l’élection de Mitterrand, Serge Livrozet fonde la maison d’édition Les lettres libres, où il publie romans, essais et documents, mais sa reconversion comme éditeur est de courte durée puisqu’il est à nouveau arrêté en 1986 pour une affaire de fabrique de fausse monnaie dans les locaux de sa maison d’édition. Il va s’avérer que le trafic s’était fait à son insu par un associé et il sera finalement relâché après une longue bataille judiciaires qu’il mènera avec ses soutiens. Le couperet est à nouveau tombé sur un homme qui comprend qu’il n’aura jamais la paix et que le corps social est prêt à fondre sur lui à la moindre incartade. Prisonnier un jour…

Il quitte Paris et retourne dans le sud, à Nice, où il devient écrivain à temps complet. Il écrit toujours des essais sur les prisons, mais enrichit sa palette de romans policiers sur fond de faits de société. Il participe à la collection Le poulpe lancée par Jean-Bernard Pouy, des polars vite écrits par divers auteurs et vite lus dont la seule constante est un détective nommé Le Couvreur, dit Le poulpe à cause de ses grands bras. Son propos, à longueur d’essais, consiste à nier les causes morales de la délinquance mises en avant par la société bourgeoise, mais de pointer ses origines sociales et économiques, en humaniste qui a lu Marx.

Il anime une émission sur Radio Libertaire, Humeur noire, et entame au début des années 2000 une carrière – si le mot peut avoir quelque sens pour lui – au cinéma. Au fil du temps, Livrozet aura toujours su se renouveler, passant allégrement de l’associatif au journalisme, de l’écriture à la radio… Il avait déjà été présent en tant que conseiller technique pour le téléfilm de Georges Birtschansky (Femme de voyou) en 1991 mais il passe devant la caméra dans le film de Laurent Cantet L’emploi du temps, film remarquable sur le monde du travail sorti en 2001. Cantet avait remarqué Livrozet lors d’une apparition à la télévision et, sans le connaître, le personnage l’avait impressionné. Cantet dira que Livrozet ne s’est pas contenté d’incarner un personnage, mais qu’il a aussi influé sur le scénario et réécrit certains dialogues. C’est d’ailleurs cette gouaille, cette sincérité et cette vérité d’homme blessé qui font de Livrozet ce qu’on appelle un « bon client » pour les médias. Il sera d’ailleurs l’invité de Mireille Dumas pour son émission Bas les masques, sur FR3, en 1991. Un fauve en liberté, mais pas trop dangereux.

Il aura d’autres rôles, notamment dans Vendeur, de Gilbert Melki, en 2016. Des documentaires aussi, comme Sur les toits en 2014, toujours sur son thème fétiche des prisons avec Henri Leclerc, avocat de toutes les bonnes causes et ancien président de la LDH, et d’anciens détenus répondant toujours présents pour les projets du beau Serge, sachant ce qu’ils doivent à son courage et à son opiniâtreté car jamais il n’aura lâché, même dans les pires moments, et dieu sait qu’il en a connu. Sur les toits documente les émeutes de prisonniers et autres mutineries au début des années 1970 et le réalisateur, Nicolas Drolc, va remettre Livrozet à l’affiche de son film La mort se mérite en 2017.

Un film bouleversant où Serge Livrozet, après une opération lourde, se livre et enchaîne les propos pertinents et amers sur les prisons, sur la mort, la vie et la société avec une acuité de moraliste. Le grand regret de Livrozet et de sa génération – tout au moins les plus engagés parmi elle – est d’avoir cru à une révolte du peuple, à une révolution qui n’est jamais advenue. La révolte a eu lieu sporadiquement sur le toit des prisons, lors des étés caniculaires, mais la société, si l’on excepte un Mai 68 vite dévoyé et récupéré en libéral-libertarisme, s’est plutôt tenue sage, avec une grande tolérance aux injustices les plus flagrantes, aux atteintes aux libertés et aux inégalités les plus criantes. Visiblement, Livrozet n’en revient pas, et nous avec.

Serge Livrozet est donc décédé le 29 novembre 2022. Taulard, militant, écrivain et artiste, il aura été un homme complet toujours au service de celles et ceux qui subissent les oppressions. On le reverra toujours avec sa gueule de rebelle et son cigarillo en bouche. Alors que, dans toute interview, il est de bon ton, quelles que soient les opinions politiques, les conditions sociales, les religions et les options philosophiques, de sanctifier la vie, voilà ce qu’il en disait : « La vie est absurde, c’est éphémère, c’est rien du tout. C’est très précaire, moi je ne voulais pas de ça. C’est pourquoi j’ai écrit des livres qui incitaient à ne pas donner naissance à d’autres personnes en mesure de souffrir comme je souffre moi ». (Libération des 3 et 4 décembre 2022). On pense au « aimer la vie est aussi con que d’être patriote », du regretté Chaval. Pas mieux et chapeau camarade, pour l’ensemble de ta vie ! Tu nous as aidé à vivre et elle valait le coup d’être vécue, dans ton cas.

21 décembre 2022

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